“La France, l’Italie et l’Espagne ne pourront pas surmonter la crise en restant dans l’euro”

Entretien avec l’économiste Jacques Sapir
par David Desgouilles (causeur.fr)

Recourir au protectionnisme économique revient à la mode à la faveur de la crise sanitaire. Y compris dans la bouche du président Emmanuel Macron ! Mais la volonté de mettre en place une planification stratégique imposera que la France se dégage du carcan européen.

David Desgouilles. Avant d’évoquer la situation économique provoquée par le confinement, je souhaitais que vous puissiez tordre le coup à une légende urbaine répandue dans les médias. Lorsqu’on évoque les fameux 56.5 ou 57% de dépenses publiques par rapport au PIB, cela signifie-t-il qu’il ne reste que 43 ou 43.5% pour le secteur privé comme on peut le lire ?

Jacques Sapir. Bien sûr que non. Tout d’abord, une grande partie de l’argent prélevé par l’État revient vers le secteur privé. Les impôts sont globalement un mécanisme de transfert. C’est pourquoi la distinction entre secteur public et secteur privé peut être trompeuse, car les dépenses des uns sont les revenus des autres. Ainsi, vous êtes commerçant, vous payez des impôts ; avec ces impôts, l’État paye par exemple des fonctionnaires ; ces fonctionnaires dépensent cet argent et sont vos clients. La boucle est bouclée. Même quand les impôts sont utilisés pour payer les intérêts de la dette, il s’agit en fait d’un transfert (sauf quand cette dette est détenue par des non-résidents). Car, l’assurance-vie, l’un des produits d’épargne préférés des Français, contient beaucoup de bons du Trésor. Les intérêts finissent aussi par alimenter la consommation, donc le secteur privé. Ce que l’État prélève, il le rend que ce soit directement (les consommations des administrations publiques), ou que ce soit indirectement, via les salaires des fonctionnaires, qui donnent à leur tour lieu à des consommations.

La pandémie actuelle est un choc considérable, qui n’est effectivement comparable qu’à la crise de 1929

Plus globalement, il convient de distinguer les recettes de l’État (impôts directs et indirects, taxes diverses) qui représentent non pas 56% mais environ 42,5% du PIB et les cotisations sociales. Ces cotisations, ou prélèvements sociaux, qui représentent effectivement autour de 13,5% du PIB, sont payées par les salariés et les employeurs qui cogèrent les caisses. Si ces cotisations peuvent dans certains cas transiter par l’État, ce dernier n’est ici qu’un intermédiaire ; il n’est pas « propriétaire » de cet argent et il n’est pas le « payeur ». Il joue le rôle d’une « banque » quand vous payez une consommation par un chèque bancaire. Si l’État verse de l’argent à ces caisses, c’est parce qu’il a unilatéralement décidé d’exempter certaines catégories de ces cotisations (essentiellement les employeurs d’ailleurs). Il est alors tenu par la loi de compenser le manque de recettes. C’est ainsi le cas du Crédit d’Impôt appelé CICE qui a été consolidé l’an dernier en une exonération générale de cotisations pour les employeurs. Il est d’ailleurs curieux de voir que les mêmes qui se plaignent du montant des impôts ne disent rien au sujet des subventions que l’État leur fait, via les dégrèvements fiscaux ou les exonérations de cotisations sociales, et qui sont considérables. Globalement, le système de cotisations et de prestations sociales constitue ce que l’on appelle un « stabilisateur automatique » qui permet, en temps de crise, de maintenir la consommation et donc l’activité économique, comme on peut le constater aujourd’hui.

Venons-en maintenant à la situation actuelle. Le ministère de l’Économie annonce une récession de 9% pour 2020. Bruno Le Maire fait référence à la grande crise de 1929 ! À quelle gravité évaluez-vous les conséquences du confinement qui va donc durer deux mois au minimum, voire bien davantage pour tout un pan de notre économie (restauration, hôtellerie, culture, sport professionnel etc.) ?

Il est évident que les conséquences du confinement, et plus généralement de l’épidémie, seront encore plus graves que ce qu’indiquent Bruno le Maire et Gérald Darmanin. Et cela d’autant plus que la fin du confinement, annoncée pour le 11 mai par le président de la République, ne signifiera pas un retour immédiat à la normale. L’économie va fonctionner pendant entre six semaines et six mois de manière réduite par manque d’approvisionnements mais aussi par manque de débouchés. Il faut donc s’attendre à ce que le PIB baisse d’au-moins 10% en 2020, voire plus. La Banque d’Angleterre, qui fait des calculs plus réalistes, estime même que le PIB du Royaume-Uni devrait baisser de 12% à 13%. C’est un choc considérable, qui n’est effectivement comparable qu’à la crise de 1929. Il va falloir soutenir l’ensemble de l’économie par des subventions directes et indirectes aux entreprises mais aussi aux ménages. 

Des secteurs sont complètement à l’arrêt comme la restauration ou le tourisme, et d’autres fonctionnent de manière réduite. Une partie de l’industrie est à l’arrêt et une autre ne fonctionne que de manière réduite.

La phrase fameuse attribuée à Jacques Chirac “les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent” ne peut manquer de résonner à nos oreilles ! Pourtant, on peut penser que les réalités d’après l’épidémie vont s’imposer à Emmanuel Macron

Nous avons actuellement 8,8 millions de salariés qui sont au chômage partiel, soit 44% de la main d’œuvre du secteur privé. Le coût budgétaire de ces prestations sociales sera très élevé, alors que la chute du PIB va entraîner une chute importante des recettes fiscales. Dans mon centre de recherches, le CEMI[1], nous avons estimé le besoin de financement de l’État, c’est-à-dire le déficit budgétaire, à plus de 300 milliards d’euros, soit approximativement 13,5% du PIB.

On a pu observer à l’occasion que les tensions entre Europe du Nord et Europe du Sud ont été exacerbées par cette crise. Estimez-vous que les initiatives de la Banque centrale européenne et la mise au rencart du pacte de stabilité suffiront à pérenniser la zone euro ? 

La commission européenne a décidé de suspendre le pacte de stabilité et la BCE a mis sur pied le PEPP, ou Pandemic Emergency Purchasing Program. Il convient de saluer ces décisions, mais aussi de reconnaître qu’elles sont très insuffisantes. La somme des déficits pour les États de la zone euro devrait représenter à la fin de l’année entre 1150 et 1300 milliards d’euros, alors que les mécanismes regroupés dans le Mécanisme Européen de Stabilité ne couvrent que 550 milliards d’euros. Par ailleurs, il faut s’attendre à un déficit à l’échelle de la zone euro d’environ 450 à 500 milliards pour l’année 2021 du fait de la crise engendrée par le Covid-19. Les États auront donc besoin de 1600 à 1850 milliards, et cela sans même évoquer les garanties de dettes accordées au secteur privé et le refinancement de ce dernier au travers du programme LTRO de la BCE. Les besoins de financement des États ne sont donc pas compatibles avec ce qu’ont prévu les institutions européennes.

Le problème du financement se pose de manière particulièrement grave pour l’Italie, l’Espagne, mais aussi pour la France. Le Mécanisme Européen de Stabilité est inadéquat pour traiter cela. Il impose de fait une conditionnalité qui n’a plus lieu d’être dans les circonstances actuelles. Il faut alors se demander comment nous aurions fait si la BCE n’existait pas. Eh bien, tout simplement, comme va le faire la Banque d’Angleterre, la Banque centrale aurait prêté directement aux États ! C’est la fameuse « monnaie magique », qui existe en réalité, n’en déplaise à Emmanuel Macron, même si le volume et la durée de son emploi peut poser des problèmes d’inflation. On comprend alors que l’euro va pénaliser trois fois les pays du sud de l’Europe. Une première fois parce que l’on ne peut pas procéder à une péréquation des dettes, l’Allemagne et les Pays-Bas ayant refusé les fameux « coronabonds ». Une deuxième fois, parce que l’euro nous empêche de recourir au financement monétaire, qui serait pourtant la manière la plus logique et la plus simple de faire face à cette crise. Une troisième fois, enfin, parce que l’euro – et cela a été démontré par les différents rapports (External Sector Reports) du FMI – aboutit à sous-évaluer la monnaie de l’Allemagne et à surévaluer celle de l’Italie, de la France et de l’Espagne. La différence entre les deux mouvements, de 25% à 43% en faveur de l’Allemagne, explique à la fois l’insolente santé de ce pays mais aussi pourquoi la France, l’Italie et l’Espagne qui avaient déjà tant de difficultés avant cette crise ne pourront pas la surmonter en restant dans l’euro.

Emmanuel Macron évoque « le jour d’après ». Il dit vouloir « se réinventer », lui « le premier ». On évoque ici et là son « Chemin de Damas » économique, social et européen. On ne voyait plus que le drapeau bleu-blanc-rouge derrière lui lundi dernier lors de son allocution, sachant qu’on imagine très mal que ce cadrage soit dû au hasard… Croyez-vous à sa sincérité et à un véritable virage de la politique du président de la République ?

Par principe je ne crois pas en la sincérité d’un homme politique ; je crois en ses actes. Alors, il est vrai qu’Emmanuel Macron a eu des paroles fortes dans sa dernière allocution. Quand le président dit : « notre monde sans doute se fragmentera », quand il parle de « rebâtir une indépendance agricole, sanitaire, industrielle et technologique française », on croirait entendre le Général de Gaulle mais aussi les hommes politiques de la IVème République, en particulier Pierre Mendès France. Quand le président rappelle les mots de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune » (Art. 1 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen NDLR) il mobilise des symboles de notre histoire qui sont très forts. Ce n’est certes pas un hasard. Enfin, quand il dit à la fin de son discours : « Il nous faudra bâtir une stratégie où nous retrouverons le temps long, la possibilité de planifier », on croirait entendre du Jean-Luc Mélenchon dans le texte.

Certes, la phrase fameuse attribuée à Jacques Chirac “les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent”, ne peut manquer de résonner à nos oreilles ! Pourtant, on peut penser que les réalités de l’économie mondiale d’après l’épidémie vont s’imposer à Emmanuel Macron. Les chaines de productions internationalisées sont trop fragiles en cas de perturbation majeure, et cela est reconnu maintenant par de nombreux économistes. Il faudra donc nécessairement relocaliser. La pénurie de masques, de tests, de médicaments et de respirateurs que nous connaissons montre aussi que l’on ne peut plus dépendre exclusivement des importations. Il faudra nécessairement rebâtir un outil de production national, réindustrialiser la France. Et, cela ne sera pas possible sans un minimum de protectionnisme. Seulement, pour faire tout cela, il faudra donc s’émanciper de nombreuses règles et directives de l’UE, retrouver notre souveraineté monétaire c’est-à-dire sortir de la zone euro, et, effectivement, mettre en œuvre une forme de planification stratégique.

Seulement, pour cela, il faudrait à Emmanuel Macron mettre ses bottes dans les pas de l’opposition la plus radicale, de Mélenchon à Marine le Pen, ce qui est très peu vraisemblable. Mais, à tout le moins, il a d’une certaine façon légitimé dans son discours les propos de ses opposants les plus radicaux et rien que cela doit être remarqué. Dans le futur, il ne pourra plus chercher à déconsidérer ses opposants au prétexte que leurs propositions économiques seraient incohérentes. Alors, oui, avec ce discours, il a aussi suscité des espoirs immenses, et pas seulement par l’annonce d’une date de déconfinement. Naturellement, il sera jugé sur ses actes.

[1] Le CEMI-EHESS est un centre de recherches qui s’est originellement spécialisé sur les problèmes des économies en transition, mais aussi la dimension spatiale et territoriale des processus de développement et les apports de ces deux axes d'études à un renouvellement du paradigme institutionnaliste et systémique dans la théorie économique.

5 commentaires sur “La France, l’Italie et l’Espagne ne pourront pas surmonter la crise en restant dans l’euro”

  1. Valentim Martins // 3 mai 2020 à 7 h 36 min //

    Prendre ses distances avec l’UE actuelle ne signifie pas s’isoler du reste du monde. Les pays qui se portent le mieux en Europe ce sont les « parasites » fiscaux, Hollande, Luxembourg et Irlande et ceux qui profitent de l’UE tout en restant en dehors: Suisse et Norvège.
    Pour comprendre ce qui nous arrive il faut suivre l’inénarrable Monsieur Jacques Attali:
    Il y a une quinzaine d’années il écrivait dans un éditorial de l’Express que les français étaient des conservateurs et rentiers, seul une partie de la classe supérieure étaient mondialisée et moderne. Cette « caste » devaient s’allier aux descendants des émigrés récents, d’une grande vitalité, pour prendre les rênes du pays.
    Au cours de ces nombreux interviews il dis que l’assurance santé sera un jour calculée selon les risques pris par l’assuré et que le corps humain, comme tout le reste sera marchandisé. Les organes humains seront une marchandise comme une autre.
    Les élus ont de moins un moins de pouvoir et les lois seront de plus en plus dictés par des techniciens non élus. Le traité de Lisbonne, auquel il a participé, n’a « délibérément » aucune clause qui prévoie la sortie d’un pays membre de l’UE.
    Lui-même se considère plus homme du monde que français et souhaiterai qu’il y ai une gouvernance mondiale, dont le siège serait à Jérusalem!
    Ce serait lui le mentor de Monsieur Macron et la cheville ouvrière de son élection. Lui et ses partenaires auraient déjà choisie son successeur, qui, selon lui serait une femme.
    J’invite ceux qui me lisent d’aller sur Youtube et de regarder les divers interviews de Monsieur Attali, pour comprendre le pays dans le quel nous vivons. Bien avant Monsieur Macron, derrière les étiquettes de gauche Monsieur Strauss Khan et de droite, Monsieur Sarkosy, se cachent des individus ambitieux et cupides qui se servent des hautes sphères de l’état pour brader le pays à la finance mondiale ou aux monarchies pétrolières.

  2. Jean-Dominique Gladieu // 28 avril 2020 à 15 h 15 min //

    REPONSE A : Soultana MOUHAIDINE // 25 avril 2020 à 14 h 11 min //

    Ce qui me semble n’avoir « aucun sens historique ni politique » serait plutôt l’Union Européenne telle qu’elle est aujourd’hui.
    Elle est donc à revoir de fond en comble.
    Si demain arrive au pouvoir en France un gouvernement pour qui la Souveraineté du Peuple signifie encore quelque chose, il faudra bien qu’il s’attache à compter ses « amis » au sein de l’UE afin de la mettre au service des Nations qui la composent.
    Si ce gouvernement ne parvient pas à convaincre les 26 autres du bien-fondé de ses positions, il ne lui restera plus qu’à retirer la France de ce foutoir en entrainant éventuellement d’autres états afin de créer une nouvelle structure sur la base d’une organisation confédérale.
    Dans le pire des cas, il faudrait être prêts à assumer une sortie de type « Frexit ». C’est simple, il suffit de le vouloir et d’en accepter les conséquences.

  3. Les français et les françaises ne sont pas hors du monde, et celles et ceux qui prétendraient au nom d’un patriotisme racoleur leur apporter le bonheur « en vase clos » se trompent de cible et trompent les électeurs et les électrices déboussolés prêts à perdre à leur tour les pédales dans un monde de totale interdépendance où tout est « bouclé » avec tout. Les Etats, les citoyens, les entreprises, la finance, la santé, la recherche la culture, les transports, les télécommunications, le monde religieux aussi, tout est interdépendant de tout. Le nier serait un absurde aveuglement de plus et le cloisonnement territorial Français une triste illustration.
    Nous serons cependant d’accord avec Jacques SAPIR :
    « Par principe je ne crois pas en la sincérité d’un homme politique « 

  4. « Retrouver notre souveraineté monétaire en sortant de la zone euro » est une phrase assassine. Il ne faut pas prétexter cette crise pour faire l’autruche et ignorer que nos difficultés économiques existaient déjà avant la crise, notre déficit commercial en est la preuve. L’heure n’est plus à la planification mais à colmater les brèches ou plutôt à combler les manques.
    La France a investi beaucoup de temps et d’argent à construire l’Europe et la monnaie européenne pour aujourd’hui reculer, ça n’a aucun sens ni historique ni politique !

  5. Latini Jacques // 25 avril 2020 à 13 h 30 min //

    Il est évident que la France doit sortir du carquant de l’Europe, il faut aussi restaurer nos frontières et stopper l’immigration et expulser tous les indésirables, stopper de payer des milliards à l’étranger et des allocations à des morts ! Les français auront le courage de remettre le pays en marche pour autant que soient honnêtes ceux qui la gouverneront

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