« La France n’ose plus dire non à l’Allemagne »

Gilbert Casasus. Fabien Clairefond

TRIBUNE Le Figaro – L’Allemagne ne se soucie plus depuis longtemps d’être agréable à la France et défend ses intérêts nationaux avec opiniâtreté. Tandis que la France veut à tout prix préserver un « couple franco-allemand » qui existe bien plus aux yeux de Paris que de Berlin, explique Gilbert Casasus, professeur émérite de l’Université de Fribourg (Suisse), spécialiste des relations franco-allemandes. L’auteur a notamment publié « Mieux comprendre l’Allemagne. Synthèse sur la réunification et l’évolution récente » (Éditions du Belvédère, 2006).

Souvent présentés comme une simple brouille conjoncturelle, les désaccords franco-allemands sont le fruit d’une crise structurelle.
À l’image des différends énergétiques et militaires, les objets de discorde ne concernent pas seulement les conséquences intra-européennes de la guerre entre Moscou et Kiev. Les deux pays n’hésitent plus à afficher leurs divergences au grand jour. 

Se souvenant des difficultés qu’elle avait eues à appréhender dans toute sa dimension l’unification allemande de 1990, la France croyait avoir trouvé la solution pour donner un second souffle au tandem franco-allemand. Espérant que son discours de la Sorbonne du 26 septembre 2017 allait redorer le blason de l’Union européenne, le président Macron dut vite déchanter. Berlin resta longtemps muet, à l’exception d’un article de l’éphémère chef de la CDU, Annegret Kramp-Karrenbauer, qui, en mars 2019, voulait « faire l’Europe maintenant » dans un sens opposé à celui préconisé par l’Élysée. Quant à Angela Merkel, libre de mener, en sa qualité de leader européenne incontestée, une politique énergétique et commerciale avec la Russie et la Chine en décalage avec celle de Paris, elle prit le soin de se taire. Après son départ, elle a laissé à son successeur la primauté d’une réponse allemande qui ne pouvait que déplaire à son homologue français.

Dans son discours de Prague du 29 septembre dernier et lors de celui tenu le 15 octobre à Berlin devant le Congrès des socialistes européens, Olaf Scholz prit une nouvelle fois le contrepied des propositions françaises. Que ce soit en matière de politique du gaz ou de l’électricité, militaire ou institutionnelle, le chancelier s’est fait l’avocat d’une Union européenne élargie à trente-six pays, sans respecter la demande de l’approfondissement de ses institutions, comme l’a toujours réclamé la France. Plaidant ainsi pour l’entrée de nouveaux membres dans l’espace communautaire, pour leur présence économique au sein d’un grand marché européen sous influence allemande, et, en toute logique, pour leur protection sous l’égide de l’Otan, il s’inscrit dans la lignée de certains de ses prédécesseurs, plus atlantistes qu’européens, voire plus enclins à soutenir le modèle anglo-saxon que celui inspiré par la tradition républicaine française.

Cette attitude se manifeste aussi dans les priorités qu’Annalena Baerbock, ministre des Affaires étrangères, et son ami politique Robert Habeck, ministre Vert de l’Économie et du Climat, accordent à l’action extérieure
de l’Allemagne. Anciens élèves d’universités britannique et scandinave, ne revendiquant aucune forme d’héritage franco-allemand, ils incarnent une nouvelle génération d’Allemands pour qui la France n’exerce plus la même fascination que celle qu’elle avait eue auprès de leurs aînés. Indifférents envers l’Hexagone, synonyme pour eux de centrales atomiques et de force nucléaire, leurs regards se tournent vers d’autres régions du monde. Porte-parole de valeurs humanistes et écologiques, ils n’éprouvent néanmoins pas le moindre scrupule à traiter avec des États à la réputation sulfureuse pour pallier les mauvais choix énergétiques de leur pays. Au diapason d’une Allemagne qui se veut vertueuse et multilatérale, ils ne sont pas moins les acteurs d’un gouvernement qui, officiellement hostile à tout comportement dominateur, affirme de plus en plus sa présence à travers le globe.

Rien ne sert pour autant de jeter la pierre aux seuls Allemands. La France porte une singulière part de responsabilité, ne s’étant pas aperçue que l’Allemagne de 2022 ne se sentait plus redevable à son égard.

Défendant ses intérêts de Moscou à Pékin, de Prague à Doha, Berlin a pris ses aises envers Paris

Au nom d’une relation portée aux nues, Paris s’est laissé griser par un discours qui, jusque dans les plus hautes sphères de sa diplomatie et dans le cercle très restreint du petit monde franco-allemand, ne jure que par une exemplarité binationale à laquelle la République fédérale n’attache désormais que peu d’importance. Prisonnières d’un schéma de pensée éculé, les autorités françaises n’ont pas pris la dimension géopolitique de l’Allemagne du XXI siècle. Retranchées dans leur forteresse idéologique et dans leur croyance de grande puissance, elles ne se sont guère interrogées sur les ambitions internationales que l’Allemagne nourrit avec l’Europe centrale et orientale de même qu’avec les pays du Golfe et de l’Asie du Sud-Est. Spectatrices incrédules, elles la laissent faire à sa guise. Défendant ses intérêts de Moscou à Pékin, de Prague à Doha, Berlin a pris ses aises envers Paris. Pourtant, persuadés à tort que le temps joue en leur faveur, les dirigeants français croient toujours que leurs vœux seront exaucés. Ayant fondé leurs espoirs sur la signature du traité d’Aix-la-Chapelle du 22 janvier 2019, ils restent sur leur faim, n’ayant enregistré aucun soubresaut de relance franco-allemande depuis lors.

Face à l’Allemagne, le drame français se résume en une phrase. Contrairement à l’action volontariste déployée autrefois par le général de Gaulle, les présidents Mitterrand et Chirac, la France ne sait plus dire non à l’Allemagne. Paralysée à l’idée de la contredire, Paris n’ose pas s’opposer à l’adhésion des États des Balkans occidentaux à l’Union européenne.

En revanche, la RFA arrive à tirer son épingle du jeu et à profiter des faiblesses françaises. En fine stratège, l’Allemagne divise pour mieux régner. Se rapprochant de l’Espagne pour assurer son approvisionnement en gaz, elle touche sans états d’âme le pré carré méditerranéen que la France estimait relever de son domaine réservé. De surcroît, avec l’Italie, qui vient de changer de cap politique, l’Élysée ne peut plus élargir le duo franco-allemand à un triumvirat franco-germano-italien. Chacun s’en rend désormais compte : la carte de l’Europe change à pas de géant. Il n’est pas sûr que les Français, même ceux du Quai d’Orsay ou quelques spécialistes attitrés, en soient parfaitement conscients. Pas plus qu’ils aient pris conscience que la politique européenne de l’Allemagne vient d’entrer dans une nouvelle phase de son histoire.


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7 commentaires sur « La France n’ose plus dire non à l’Allemagne »

  1. C’ est bien de cette soumission et de « La soumission de la France qui n’ ose plus dire non à l’ Allemagne » dont il est question ici. L’ Allemagne est dorénavant le chef de lance de cette Union Européenne soumise aux volontés des USA. Nous voulons être naïfs, mais surtout aveugles, lorsque nous considérons l’ impérialisme américain comme symbole de la liberté veillant sur la paix dans le monde. Les 6 et 9 août derniers j’ ai pensé aux deux bombes d’ Iroshima et Nagasaki. En quelques secondes, les deux villes furent anéanties. 100 OOO victimes civiles pour Hiroshima, 80 000 pour Nagasaki; sans tenir compte des dizaines de milliers de japonais brûlés et irradiés à vie. Nous savons qu’ aucune justification ne peut expliquer cette ignominie sans nom, d’ autant que la capitulation du Japon était irrémédiable et sa signature prévue. Les crimes sans nom perpétrés par les divers gouvernements américains ne connaîtront jamais de dénonciation pour crime contre l’ humanité; Washington impose sa loi du silence sur le monde. L’ expansion européenne n’ est plus qu’ une illusion. Notre coopération française avec la Russie, pleine de promesses, est anéantie. Le soutien d’ une véritable diplomatie, riche, n’ est plus une spécialité française… Dans cette Europe de dupes dans laquelle l’ Allemagne nous entraîne, où la France vacille et s’enlise, l’ Europe Unie est devenue un accès aux portes de Moscou, cette capitale d’ un grand peuple du grand continent Europe.

    Max Régnier. Aniche

  2. Bachèlerie jean // 24 juillet 2023 à 19 h 48 min //

    le traité franco allemand si nous ne lui donnons pas vie, si nous ne faisons pas de propositions déterminantes pour l’avenir d’une Europe indépendante, nous subissons la politique allemande qui va son chemin sans se soucier du traité frano Allemand. A ne pas poser la question de confiance nous subissons la politique allemande qui est aussi celle de Washington.
    Le danger est que par peur de casser ce partenariat nous nous laissions entraîné par un fédéralisme rampant qui mettra un terme définitif à notre souveraineté , la dernière proposition allemande de supprimer l’unanimité dans les domaines sensibles doit être rejetée avec force et détermination sans hésiter d’aller au conflit et pratiquer la chaise vide, il en va de notre souveraineté et de l’avenir d’une Europe indépendante et non vassale de Washington!

  3. OK, merci BAERTJC, je suis sensible à votre partage. Le constat est impitoyable, concis… mais il est vrai. G.Casasus pointe avec beaucoup de précision là où un des bâts blesse, bien que nous sachions, tous, que l’ Etat francais souffre de l’ absence de compétences à tous les niveaux de toutes ses institutions.

    Max Régnier Aniche.

  4. A Max Regnier… BRAVO rien à ajouter à cet impitoyable constat. Maintenant tout le travail reste à faire pour supprimer les causes de ces déconvenues stratégiques. Reste à savoir si les électeurs vont redevenir sérieux et ne pas envoyer des minorités dogmatiques et incompétentes aux manettes de cette belle terre latine et ensoleillée jusqu’alors enviée par le reste du monde !!!

  5. Les français sont conscients de cette politique étrangère sans ambition, complaisante, dont le manque de clairvoyance et l’ absence d’ efficacité dans l’ action paralysent tout espoir de relance économique. Les français sont victimes d’une double peine: vivre la crise économique et sociale mais d’ abord et avant tout la perte de la foi dans la reconstruction d’ une France réindustrialisée et harmonieuse.

    Max Régnier Aniche.

  6.  » L’Allemagne ne se soucie plus depuis longtemps d’être agréable à la France « ,la recherche des causes mériterait d’être visitée en premier et non passer son temps a en examiner les conséquences. L’Allemagne n’ plus, semble-t-il d’interlocuteur Français à la hauteur depuis près de quinze ans. Alors « de guerre lasse » l’Allemagne ,de notre point de vue, échafaude seule sa stratégie sur tous les plans où ses interlocuteurs Français parlent pour ne rien dire de concret. Le parallèle nous semble saisissant avec les
    causes de notre séparation y compris Européenne avec la Grande Bretagne…

  7. Gilles Le Dorner // 6 novembre 2022 à 22 h 02 min //

    J’ai lu « non » , hors texte , c’est très remuant et indigeste , car nous avons voté non lors du référendum de Mai 2005 , bafoué au pays chantre de la démocratie en rayonnements , bafoué sur : quelle Europe qu’elle France . / Sur ce texte , plusieurs réflexions . Effectivement on ne sait plus trés bien ce qu’est l’Europe aux visages ou têtes multiples en conjoncture conflictuoguerrière . Il est étrange au pays d’Allemagne dont sont issues Mme Van der Leyen issue comme de Mme Merkel que s’affirme une voix de nation
    d’intérêt de nation . Il est étrange et inquiétant aussi que ce pays se réarme , certes attiré par un souci de protection de ses voisins de l’est , tout cela certes sous le parapluie de l’OTAN . Il est réaliste , malgré les cris d’orfraie , de relier avec la Chine , et de ne pas l’isoler en être aussi infréquentable aux prétextes du régime et même des abus ou exactions ou de Taïwan (sous parapluie américain) , et dans le poids qu’elle peut apporter à la retenue du conflit russoukraonien . / Quant à la négation ou la dénaturation ou l’effacement , exacerbé en difficultés du conflit russoukraonien , des nations à l’échelle sage des nations , sans nationalisme identitaire , il paraît regrettable , sans être certes de Latran ni chanoine , que cette Europe a été aussi utilisée jusqu’à son drapeau , et on n’est loin d’une encyclique mentionnant Europe et nations et subsidiarité de Jean-Paul II . Et quant aux racines dont certains se gargarisent en identitaire , elles sont surtout et aussi partage d’Espérance , sans atermoiements ni compromis possible envers des responsables en phylactères oscillant entre hérésie et apostasie en vassalité à un pouvoir russe en place et en soutien complice encore à ce jour de l’agression de l’Ukraine par la Russie . On est bien loin du « des ponts , pas des murs » ou « des deux poumons » . Fides et ratio ?

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