« Front populaire, croix de Lorraine : nos politiques devraient apprendre l’histoire plutôt que de la massacrer. »
TRIBUNE – Entre une députée Renaissance affirmant que la croix de Lorraine est un symbole religieux et le mépris de l’héritage du Front populaire par la gauche, la campagne législative a été l’occasion de constater l’ignorance historique de notre personnel politique, déplore l’essayiste*. *Maxime Tandonnet est essayiste et historien. Il a notamment publié « André Tardieu. L’incompris » (Perrin, 2019), récemment réédité en poche (coll. « Tempus »).
Les fantômes de l’histoire hantent comme jamais la scène du grand spectacle politique à la veille des législatives de 2024. Tout se passe comme si, dans l’incapacité de concevoir un projet d’avenir cohérent et réaliste, les acteurs de la comédie politicienne se tournaient vers le passé en essayant de le récupérer à des fins de propagande ou d’image personnelle.
Ainsi, la gauche socialiste, Insoumise et Écologiste a cru bon de renoncer au sigle Nupes pour se présenter sous l’appellation de Nouveau Front populaire. Or, rien n’est plus éloigné de l’esprit du Front populaire de 1936 que celui de la gauche radicalisée actuelle. Avec ses défauts, l’alliance de la SFIO et des radicaux-socialistes – soutenue au début par le Parti communiste, qui ne participait pas au gouvernement – bénéficiait en 1936 du soutien enthousiaste de la classe ouvrière, qui obtenait grâce à elle des droits sociaux (tels les emblématiques quinze jours de congés payés) dont elle était injustement privée.
Aujourd’hui, bien au contraire, la classe ouvrière vote à 54 % pour le Rassemblement national et non à gauche (européennes)… Il faut dire qu’une certaine gauche française (pas toute) a fait le choix de s’en détourner – exprimé dans le fameux rapport de Terra Nova de 2011 – au profit des « minorités ». Le Front populaire de 1936 était tout le contraire du communautariste, s’adressant à la nation dans son ensemble, sans exclusive, pour lui proposer de « changer la vie ». D’ailleurs, les règles en matière d’immigration adoptées par les gouvernements issus de la Chambre du Front populaire étaient bien plus fermes que celles des majorités précédentes (décret-loi Daladier, président du Conseil radical, en 1938).
- Mélenchon déclare : «Quand Léon Blum devient chef de gouvernement, en 1936, il n’est pas au niveau de Manuel Bompard, ni de Mathilde Panot, ni de Clémence Guetté.» C’est mal connaître le chef de la SFIO dans les années 1920 et 1930, un personnage qui fut haï par les antisémites de son temps (comme Henri Béraud), mais profondément antisectaire, qui parlait avec Poincaré comme avec Tardieu, homme de conviction et d’ouverture, d’une immense courtoisie et d’une rare sensibilité, amoureux passionné de la France dans sa globalité – même s’il s’est longtemps trompé par naïveté humaniste sur la nature du nazisme – aimé et admiré de la classe ouvrière française, qui lui doit tant, et enfin rallié au général de Gaulle comme chef de la France libre.
Les amalgames absurdes prolifèrent sur le terreau de l’ignorance. Moins on connaît l’histoire, plus on est tenté de la récupérer.
Avant d’afficher le moindre mépris envers cette haute figure de l’histoire, il conviendrait au moins de se renseigner sur les faits. « L’expérience parlementaire que nous avons et que Léon Blum n’avait pas », affirme Mme Panot. Quand Léon Blum devint président du Conseil en 1936, il était député et leader de la SFIO depuis… 1919.
Et le pompon a été atteint par cette députée Renaissance qui fustige son adversaire Les Républicains pour avoir imprimé une croix de Lorraine sur sa profession de foi, au prétexte qu’elle serait un « signe religieux ». Elle aussi devait, honteusement, ignorer que la croix de Lorraine était le signe de reconnaissance de la France libre dès 1940 – évidemment sans connotation religieuse. Comment peut-on en arriver là ? Faut-il y voir le fruit du déclin scolaire et de l’effondrement de l’enseignement de l’histoire au collège et au lycée ?
Cette obsession des références historiques rejoint le matraquage sur les « accords de Munich » de septembre 1938, qui revient dans toutes les conversations sur la guerre entre l’Ukraine et la Russie. Ce n’est pas excuser l’agression de l’Ukraine par le régime de Poutine que de constater que les événements actuels n’ont strictement rien à voir avec ceux de la fin des années 1930. Il fallut trois semaines à la Wehrmacht de Hitler pour terrasser la première puissance armée du monde, ou réputée comme telle, l’armée française, alors que l’armée de Poutine piétine depuis deux ans et demi contre la cinquantième puissance économique de la planète… « Munich » sert en permanence à toutes les sauces (Indochine en 1954, Suez en 1956, Algérie en 1960, Vietnam, Irak en 2003) dans des circonstances dépourvues de tout rapport avec la réalité historique, comme une chimère pour dispenser de réfléchir aux crises du monde contemporain et à leurs issues possibles.
Et ne parlons même pas de la litanie habituelle des insultes, issues d’une connaissance superficielle de l’histoire, et destinées à discréditer l’adversaire politique : fasciste, nazi, pétainiste, etc. Les chasseurs de « collabos » d’aujourd’hui, qui aiment à insulter, lyncher, et autres amateurs de délation bien-pensante, se seraient-ils trouvés du bon côté de l’histoire il y a quatre-vingt-cinq ans ? Rien de moins sûr… Et, de même, ceux qui s’efforcent de récupérer à leur profit le mythe gaullien du 18 juin 1940 : dans une nation qui comptait une infime portion de résistants, il est fort peu probable qu’ils auraient embarqué pour Londres ou repris les armes à l’appel du Général. Et c’est d’autant plus improbable (au vu de l’expérience de 1940) qu’ils appartiennent aux « élites » ou à la France dite « d’en haut », vedettes à la mode, autorités morales, grands patrons du secteur privé, de l’administration ou la justice ou encore personnalités politiques (de tout bord) …
Au fond, les amalgames absurdes prolifèrent sur le terreau de l’ignorance
Certes, « l’histoire bégaie » et la nature humaine étant immuable de siècle en siècle, des similitudes se retrouvent entre toutes les époques dans les comportements : empire de la vanité, ambition effrénée, cruauté, cynisme et lâcheté et aussi esprit de sacrifice et de générosité… Certes, il est indispensable de s’intéresser à l’histoire pour comprendre le présent et réfléchir à l’avenir. Mais cela ne justifie pas les exploitations abusives de connaissances mal maîtrisées du passé. Le monde d’aujourd’hui, avec Internet, la mondialisation, le déclin vertigineux de l’Europe au profit du Pacifique, les technologies, la hausse moyenne du niveau de vie, l’explosion démographique, n’a plus grand-chose à voir avec celui des années 1930, par-delà des ressemblances superficielles. Au fond, les amalgames absurdes prolifèrent sur le terreau de l’ignorance. Moins on connaît l’histoire, plus on est tenté de la récupérer.
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