Chevènement : la Gauche doit retrouver le sens de la nation

 

 Charles de Gaulle d’ailleurs disait souvent que la démocratie et
la souveraineté nationale sont les deux faces d’une même médaille.

  • Deuxième volet des entretiens de Pascale Fourier avec Jean-Pierre Chevènement. L’ancien ministre nous explique les différences entre Allemagne et France sur la conception de la citoyenneté. Le pseudo-débat sur l’identité nationale prend un autre sens

 

h-3-1071830 Pascale Fourier : Qu’est-ce qui explique que la Gauche, et le Parti socialiste en particulier, a fait justement sienne cette idée européenne et, me semble-t-il, a abandonné la question sociale à cette occasion ?

Jean-Pierre Chevènement : Ah, c’est un autre aspect. On a fait croire au Parti socialiste, à partir des années 83-84, que l’Europe était notre avenir- la France étant encore notre patrie. Ce que cela voulait dire en fait, c’est que l’Europe serait notre patrie, la France n’étant plus que notre passé. Donc il y a eu dans ces années-là une certaine mise en congé de la nation, qui en fait a sublimé un choix   social très différent qui est la capitulation devant le néolibéralisme triomphant. Mme Thatcher, M. Reagan avaient gagné les élections de 1979-1980: ils ont imposé le système du capitalisme financier mondialisé et ils y ont réussi. La Chine a accepté de jouer le jeu, l’URSS s’est effondrée, l’Europe s’est alignée… L’Acte Unique et le traité de Maastricht, ce sont des textes d’alignement sur un libre-échangisme échevelé, y compris au niveau des mouvements de capitaux. Donc l’équilibre entre le travail et le capital a été rompu. Mais on l’a dit, c’est «au nom de l’Europe ». Puis on s’est aperçu que c’était une Europe offerte, une Europe ouverte, une Europe où il n’y a que plus que 1.5% de droit de douane, alors qu’en 1992 il y en avait encore 14.5. C’est une Europe qui est dominée par le principe de la concurrence libre et non faussée, au nom de ce principe qui a été réaffirmé vigoureusement dans l’Acte Unique négocié en 85 et adopté par le Parlement en 1987 : dans l’Acte Unique, vous avez ce principe de la concurrence qui est la négation de toute politique industrielle et la condamnation de l’idée-même de « services publics». Tout cela au nom de l’Europe ! Donc il y a un élément de mystification dont beaucoup de socialistes ne sont pas encore revenus.

Et je crois que les socialistes offraient un terrain favorable, parce qu’ils avaient toujours mal compris l’internationalisme, et c’est pourquoi Jaurès leur faisait  amicalement la remontrance:« Un peu  d’internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup y ramène ». C’est que les socialistes ont pensé qu’on pouvait construire un monde sur la base du seul internationalisme et de la négation des nations.

Or, ce que Jaurès voulait leur expliquer, leur faire comprendre, c’est que la nation était  la brique de base d’un internationalisme bien conçu. Parce qu’il y a évidemment deux conceptions de la nation. Il y a la conception républicaine: la nation est une communauté de citoyens, indépendamment de toute question d’origine, de religion, d’opinion philosophique. Et puis il y a la conception ethnique de la nation qui a été historiquement portée par l’Allemagne contre la conception incarnée par la France et la Révolution. Alors, je ne dis pas que la France avait raison de vouloir apporter la démocratie à la pointe de la baïonnette; Robespierre était contre. Mais, je dirais que le nationalisme ethnique a produit des conséquences si effrayantes que je crois aujourd’hui personne n’oserait plus sans réclamer à voix haute.

La conception que j’appelle « républicaine »ou « citoyenne » de la nation a triomphé même en Allemagne. Le droit du sol a fini par l’emporter en mai 1999. Je m’en souviens très bien: j’étais Ministre de l’intérieur et j’en avais beaucoup parlé avec mon collègue allemand de l’époque, Otto Schmidt. Cela n’allait pas de soi parce que les Verts allemands voulaient qu’il y ait des passeports mentionnant l’origine des Allemands, c’est-à-dire « Allemand-turc » ou bien «Allemand-bosniaque ». Donc on aurait eu des «Allemands-allemands»,  des « Allemands-turcs » et des « Allemands- bosniaques »… : il est extrêmement difficile de s’arracher à une tradition nationale ancrée dans les siècles. Et le peuple allemand s’est défini à travers Fichte en 1806 comme un peuple « originaire », c’est-à-dire parlant sa propre langue et non pas, comme la France, une langue artificielle empruntée au latin. Nous ne parlons pas gaulois. Il y a très peu de mots gaulois en français. Nous parlons une langue essentiellement latine. Eh bien, c’est l’observation que faisait Fichte en disant qu’il y avait une supériorité dans le peuple allemand qui était dans sa langue, dans sa culture- ce discours de la nation allemande qui connut ensuite quelques dérives.

Et je pense qu’il faut quand même garder présent à l’esprit que la nation doit être ouverte à l’universel et que la conception républicaine de la nation est fondée sur des valeurs universelles qui nous permettent de travailler avec d’autres nations, de coopérer et peut-être un jour de fusionner, tout est possible…

Mais j’observe que ça ne se fait pas facilement. Je n’ai pas vu qu’entre les Belges wallons et les Belges flamands cette affaire ait beaucoup progressé depuis que la Belgique a été créée en 1830…Je pense qu’il y a une certaine résistance qui est inscrite dans la réalité historique. Moi je suis né à Belfort. La frontière entre le parler alémanique et le parler roman reprend très exactement celle qu’avait tracée un empereur  romain, Majorien, au Ve siècle après Jésus-Christ, pour séparer les Burgondes romanisés du côté de Belfort et les populations alémaniques du côté de Mulhouse. Evidemment, ça a changé parce que les gens à Mulhouse parlent français, mais la topographie, les noms de lieux, le dialecte-même restent alémaniques. D’ailleurs moi-même, je suis un prototype: mon nom s’écrivait avec un S, ma famille est originaire d’un canton suisse qui est à la fois germanophone et francophone, et ma famille à l’origine est germanophone, mais s’est francisée au long des siècles… Ca prend du temps. Je n’en tire aucune gloire… et j’ai de la  sympathie pour la Suisse contrairement à la Doxa dominante – bien que n’y ayant aucun compte malgré ce qu’on a pu dire dans l’affaire Clearstream… Donc je pense qu’il faut avoir le sens de la longue durée, de la longueur de l’Histoire. On ne fait rien de bien si on ne comprend pas le réel.

Pascale Fourier : Justement quand vous parlez de durée… l’opposition par exemple entre libre-échange et protectionnisme n’est pas du tout quelque chose de nouveau. Il y a eu de longs débats dans les siècles antérieurs… Et on a l’impression que les socialistes sont un peu tombés de la dernière pluie en avalisant ce libre-échange – sauf la « branche Hamon » si on peut dire. Qu’est-ce qui peut expliquer ça ? Et en particulier cette espèce de rejet de la pensée des siècles précédents, socialiste en particulier ?

Jean-Pierre Chevènement : Cette question n’a jamais été une question de doctrine. Marx lui-même n’était probablement pas favorable aux droits de douane parce qu’il était partisan du développement international du capitalisme qu’il voyait d’un œil très favorable parce qu’il pensait qu’il allait accoucher du socialisme – enfin de ce qu’on sait de la pensée de Marx appliquée notamment aux États-Unis, le Nord était libéral tandis que le Sud était protectionniste. Mais les États-Unis ont été protectionnistes au 19e siècle, comme l’Allemagne. Ils mettaient en application la théorie de List et leur industrialisation s’est faite sur cette base, comme celle des pays de l’Asie au XXe et XXIe siècle. En réalité, ces pays protègent leur industrie nationale. La Chine n’accepte des investissements que si ce sont des joint-ventures. En réalité, il y a beaucoup de naïveté dans tout cela et certainement une grande sensibilité à l’idéologie dominante qui est une idéologie libérale.

Je pense que, face au phénomène des délocalisations industrielles, les socialistes feraient bien de réfléchir parce qu’une concurrence équitable entre l’Europe et le dollar d’une part, et puis les pays à très bas coûts de l’autre, serait le moyen de maintenir notre tissu productif. Quand j’étais ministre de l’industrie en 1982-83, il y avait 6 millions de personnes qui travaillaient dans l’industrie , et aujourd’hui il y en a 3 millions et demi. Alors je veux bien qu’il y  ait eu beaucoup de modifications, que les services industriels se soient développés, mais pas dans cette proportion. Nous avons vu notre tissu industriel s’éroder, les entreprises comme par exemple la sidérurgie ou l’aluminium sont passées sous contrôle étranger; et les délocalisations ne revêtent pas seulement la forme de fermetures d’entreprises: ce sont des redéploiements qui sont faits à travers les plans sociaux ici et des investissements là-bas, avec embauches. Donc on voit bien que par exemple pour les téléviseurs, nous ne fabriquons plus de téléviseurs; ils sont faits en Chine.  Thompson a été racheté par TCM…

Pascale Fourier : Est-ce que les socialistes un jour prendront acte de cette réalité ?

Jean-Pierre Chevènement : Je ne suis pas très optimiste parce que il y a une hostilité viscérale à l’idée nationale et à tout ce qui pourrait s’en rapprocher, qui a pu être justifiée à un moment par la confiscation du thème national par la droite, par exemple au moment de l’affaire Dreyfus. Mais il faut se rappeler que l’idée de nation est née à gauche. C’est une idée révolutionnaire, une idée très largement jacobine, liée à l’idée de citoyenneté, à l’idée de démocratie. Charles de Gaulle d’ailleurs disait souvent que la démocratie et la souveraineté nationale sont les deux faces d’une même médaille.

Mais tous les socialistes n’ont pas jeté le bébé avec l’eau du bain. Ce n’est pas parce qu’ils ont combattu pour la libération du capitaine Dreyfus que des gens comme Jaurès ont renié la patrie. Il en va de même à plus fortes raisons pour Clémenceau ou pour Péguy. Donc ces confusions, tous ne les ont pas faites. J’ajoute que pour la guerre de 1914-1918, on essaie de noyer les responsabilités: il faut quand même rappeler que c’est l’Allemagne qui a déclaré la guerre à la Russie et à la France, qui a envahi la Belgique au mépris des traités, ce qui a provoqué l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne. On ne peut pas faire comme si tout cela n’avait pas existé. L’Allemagne à ce moment-là a appliqué un plan d’état-major qui avait été conçu dans les années 1902, le plan Schlieffen , qui consistait à envahir la France par la Belgique, se débarrasser de la France d’abord et puis se retourner contre la Russie. Vieille stratégie qui a été appliquée avec succès en 1940-41,… enfin jusqu’à un certain point, jusqu’à Stalingrad, heureusement….

Pascale Fourier : Quel espoir vous porte encore?

Jean-Pierre Chevènement : J’ai une certaine exigence du point de vue de la vérité. Je n’ai jamais hésité à bousculer les idées reçues, y compris quand elles étaient professées par mes propres amis. La Gauche est aujourd’hui très éclatée, mais ce que je représente avec la petite troupe de mes amis constitue un point fixe et une grille de lecture qui réalise un peu la synthèse de l’idée républicaine et de la méthodologie marxiste (je dis bien « méthodologie » parce que je ne partage pas le prophétisme de Marx). Donc je me définis comme républicain. Un républicain défend l’intérêt général de son pays, qu’il n’oppose pas à l’intérêt général de l’humanité. Donc je sais qu’au bout de quarante ans un homme politique n’a pas forcément que des amis. Surtout s’il a passé sa vie à combattre ardemment. Je m’accommode de mes adversaires, disons que je les connais. Et je pense qu’à un certain moment le bon sens reprend le dessus. La France a déjà été beaucoup plus bas qu’elle ne l’est aujourd’hui.

Donc, ayant joué un certain rôle dans la reconstitution de la Gauche dans les années 60/70, et n’ayant pas perdu le souvenir de ce qu’était la Gauche à ce moment-là (c’est-à-dire croyez-moi pas grand-chose… Je mets à part le Parti Communiste, qui était sur son rail si je puis dire), je me souviens de ce que nous avons reconstitué un grand parti socialiste, nous lui avons donné deux programmes, nous avons fait levé une espérance qui a attiré des dizaines de milliers, mêmes des centaines de milliers de militants, de sympathisants. Nous avons crée les conditions de l’alternance. Et pour moi, entre le moment où j’adhère au Parti socialiste 1964 et l’alternance de 1981, c’est dix-sept ans d’efforts. Donc je suis un peu triste évidemment de voir que la Gauche a tourné le dos aux couches populaires, qu’elle s’est inclinée devant  le néolibéralisme dominant, mais je voudrais voir avant que ma vie se termine la Gauche échapper à ce cercle maléfique et se reconstituer sur une base solide. Disons qu’il y a beaucoup de travail…

 

 

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