Les vues du général de Gaulle sur l’Europe

On a fait, en son temps, beaucoup de procès au général de Gaulle à propos de ses idées sur l’Europe. Certains propos occasionnels de sa part, son rejet avant son retour au pouvoir, de la communauté européenne de Défense, enfin son souci majeur et permanent de la destinée de la France l’expliquent dans une certaine mesure. Pourtant, non seulement le Général a toujours eu la vive conscience de la solidarité qui unissait la France aux autres pays de l’Europe occidentale, mais il n’avait en outre jamais oublié tout ce que l’Europe à travers tous ses peuples avait apporté au monde sur le plan de la culture, de la pensée, de la science ainsi que du Droit…

 

  • Pierre Maillard, Ambassadeur de France, Ancien conseiller diplomatique du Général de Gaulle

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On a fait, en son temps, beaucoup de procès au général de Gaulle à propos de ses idées sur l’Europe. Certains propos occasionnels de sa part, son rejet avant son retour au pouvoir, de la communauté européenne de Défense, enfin son souci majeur et permanent de la destinée de la France l’expliquent dans une certaine mesure. Pourtant, non seulement le Général a toujours eu la vive conscience de la solidarité qui unissait la France aux autres pays de l’Europe occidentale, mais il n’avait en outre jamais oublié tout ce que l’Europe à travers tous ses peuples avait apporté au monde sur le plan de la culture, de la pensée, de la science ainsi que du Droit, apportant ainsi une contribution majeure et collective à la civilisation universelle. Au surplus cette préoccupation s’était manifestée dès le temps de guerre.

Elle apparaît notamment dans un discours tenu à l’Albert Hall le 11 novembre 1942 où il est dit : «  la France souhaite tout faire pour qu’en Europe, tous ceux dont les intérêts, le souci de leur défense et les besoins de leur développement sont conjugués avec les siens, se lient à elle comme elle a eux, d’une manière pratique et durable ». Et cette anticipation avait été confirmée le 18 mars 1943 dans un discours devant l’assemblée consultative d’Alger : «  Pour que le vieux continent renouvelé puisse trouver un équilibre correspondant aux ambitions de notre époque, il nous semble que certains groupements devront s’y réaliser, sans que doive bien entendu être entamée la souveraineté de chacun. Ainsi pour ce qui concerne la France nous pensons qu’une sorte de groupement occidental réalisé avec nous, principalement sur une base économique et dont la Manche, le Rhin, la Méditerranée seraient comme les artères, en relation étroite avec l’Orient et les Etats arabes qui cherchent légitimement à unir leurs intérêts pourrait offrir de grands avantages ». Il y a là une sorte d’anticipation prophétique du traité de Rome voire de la politique méditerranéenne à la fois de la France et de l’Europe telle qu’elle sera préconisée par le Général pour l’avenir à la fin de la guerre d’Algérie.

 

Ces réminiscences n’empêchent évidemment pas que ses vues sur l’Europe aient été ultérieurement sensiblement différentes de celles préconisées par Jean Monnet et d’autres milieux voués à la construction de l’Europe. J’examinerai donc d’abord les principes selon lesquels celle-ci devait selon lui s’organiser.

Tout d’abord l’Europe n’était pas pour lui, contrairement à beaucoup d’autres, une idéologie. Le Général récusait dans tous les domaines ce concept, d’une part parce qu’il considérait toutes les idéologies comme passagères et donc relatives, et d’autre part parce qu’il y voyait toujours la couverture d’intérêts précis et souvent suspects. L’Europe n’était donc pour lui rien de plus mais aussi rien de moins qu’une construction politique hautement souhaitable dans une conjoncture historique donnée et donc comme un projet relevant de la géopolitique. D’autre part, il rejetait tout à fait la vision fédéraliste préconisée par les adeptes de Jean Monnet. Pourquoi ? Parce que le concept de Nation demeurait pour lui une donnée fondamentale de la vie des peuples, selon lui attestée par l’Histoire, un concept qu’il opposa en outre toujours à celui d’Empire. Or toute nation supposait elle-même l’introduction de la notion de souveraineté, essentielle pour le Général. Il n’y avait pas pour lui de nation, à supposer naturellement qu’elle soit accompagnée d’un Etat, sans souveraineté. Bien entendu cette souveraineté n’incluait pas tous les domaines de la vie mais un certain nombre de prérogatives essentielles de l’Etat, la diplomatie, la défense, la monnaie et dans une certaine mesure le Droit et la langue, tous éléments que la conception fédérale consistait précisément à remettre à un pouvoir supérieur ce qui était pour le Général impossible à admettre.

Ce souci de la souveraineté nationale était complété par un autre principe, celui du respect de la diversité qui condamnait à son tour le concept d’intégration. Les peuples avaient une histoire différente. Elle résultait de modes de vie spécifiques, de traditions enracinées, d’aspirations diverses. L’intégration tendait au contraire à les réduire à un modèle uniforme. On connaît sa formule : «  On n’intègre pas les peuples comme on fait de la purée de marrons ». De tout cela résultait une conception de l’Europe basée sur la Coopération. Certes une coopération organisée et non accidentelle, comportant des engagements précis, et relativement contraignants, voire des transferts également révocables de compétence, bref une Europe des nations mais qui à long terme pouvait aboutir à une formule confédérale bien qu’il n’ait jamais à ma connaissance évoqué explicitement ce terme. Voilà donc pour les structures.

 

J’examinerai maintenant quelle était selon lui la vocation de l’Europe.

Elle ne devait pas selon lui être seulement un grand marché, bien qu’il n’ait nullement considéré cet objectif comme secondaire. Elle devait être d’abord une aire de civilisation, incarnant certaines valeurs essentielles héritées de la longue histoire de ses peuples et de leur apport respectif à la culture, à la science, aux droits des individus, à la vie en société. La démocratie c’était aussi une de ces valeurs essentielles dont l’Europe devait s’inspirer et qu’il opposait d’ailleurs fréquemment aux prérogatives que tendaient à s’attribuer les oligarchies économiques ou technocratiques.

Sa prédilection pour le référendum comme recours direct aux volontés ou aux inspirations des peuple témoignait du même souci. Voilà pour la civilisation.

Mais l’Europe devait aussi ambitionner une authentique puissance lui permettant de jouer son rôle, et un rôle important dans le monde, à l’époque entre les deux blocs qui tendaient à se le partager mais aussi par rapport à l’univers des pays sous-développés ou en développement, bref dans le cadre d’un monde multipolaire que le Général voyait poindre à l’horizon et qu’il souhaitait.

A cette perspective de puissance, il associait en outre une indispensable volonté d’indépendance. Je rappellerai à ce propos ce qu’il disait à Alain Peyrefitte, le 13 janvier 1963 : « Notre politique, Peyrefitte, c’est de réaliser l’union de l’Europe. Mais quelle Europe ? Il faut qu’elle soit européenne. Si elle est confiée à quelques organismes technocratiques plus ou moins intégrés, elle sera une histoire pour professionnels et sans avenir. L’Europe doit être in-dé-pendante et il ajoutait : « Il s’agit de faire l’Europe sans rompre avec les Américains, mais indépendamment d’eux ».

Naturellement cette puissance devait se manifester dans le domaine militaire. Dans ce domaine il y avait l’OTAN. Mais selon lui l’OTAN était en contradiction avec l’idée d’une défense européenne authentique c’est-à-dire apte à veiller aux intérêts spécifiques de l’ensemble des pays composant l’Europe d’alors. Une note, à moi communiquée, destinée au ministère des Affaires étrangères du 17 juillet 1961, le fait apparaître sans ambages. J’en extrais cette phrase : « Il ne peut y avoir de personnalité politique de l’Europe si l’Europe n’a pas sa personnalité au point de vue de sa défense qui a toujours été la base de la politique ». Ajoutant encore dans la même note : « Il y a l’OTAN, mais qu’est-ce que l’OTAN ? C’est la somme des Américains, de l’Europe, et de quelques accessoires. Mais ce n’est pas la défense de l’Europe par l’Europe. C’est la défense de l’Europe par les Américains ». Une défense européenne collective était donc un objectif selon lui hautement souhaitable, sans qu’elle exclut telle ou telle alliance ou le maintien de forces nationales. La force de dissuasion atomique dont il entendit doter la France entrait au premier chef dans cette catégorie. Elle restait naturellement tout à fait nationale, sans exclure qu’elle puisse en cas de péril extrême et par l’exercice de la dissuasion, contribuer efficacement à la défense de l’Europe.

La puissance c’était aussi la sauvegarde voire l’accroissement du potentiel économique de l’Europe. L’Europe devait à cet égard, pour les pays la composant ne pas être un « moins » mais un « plus », d’autant que les destructions de la guerre en avaient gravement affecté le potentiel et que, dans le sillage du plan Marshall, elle avait subi une croissante subordination aux moyens financiers et à l’appareil économique des Etats-Unis. Le général de Gaulle n’avait nullement pour doctrine un nationalisme économique étroit. L’ouverture des frontières avec les pays voisins de la France, fondement du Marché commun et le traité de Rome l’avaient amplement fait apparaître. Encore tenait-il à ce que l’Europe cultive un développement économique à la fois spécifique et autonome, et en même temps dans une posture d’égalité et d’équilibre avec le monde extérieur. On doit y rapporter son souci du maintien d’une capacité agricole puissante. On doit aussi y rapporter la création en France et si possible en Europe de pôles de puissance, appuyés sur l’Etat et intégrés dans le cadre d’une planification souple et efficace. Enfin il entendait positionner l’Europe, dans ses rapports avec le monde extérieur, dans le cadre d’un tarif extérieur commun, évidemment contraire à l’idée aujourd’hui en vogue d’une «  concurrence libre et non faussée » et d’un libre échange universel ; bref un ensemble de dispositions que j’appellerais non pas protectionnistes mais protectrices. J’y ajouterai, parce que c’est aujourd’hui à l’ordre du jour, les négociations voulues par lui dans la dernière période de son mandat, touchant le rôle excessif joué par le dollar, alors même qu’il n’était pas encore totalement rendu indépendant de l’or (ce qui fut le cas en 1971), manifestant cette fois collectivement (et non par rapport à la seule France) sa grave inquiétude touchant la sauvegarde de capacités économiques et monétaires des six pays de l’époque, ainsi que l’équilibre des transactions mondiale.

 

Quelles étaient enfin ses vues sur la composition de l’Europe et ses frontières ? D’abord une place particulière revenait selon lui à l’Allemagne fédérale. Il avait à son égard renversé le cours de l’Histoire en substituant une entente particulière et selon lui durable à un antagonisme séculaire et fatal à la fois à l’Europe et aux deux pays. Mais l’entente qui en résultait n’avait pas à ses yeux seulement une signification bilatérale. L’association franco-allemande était, selon ses propres termes, le socle de l’Europe. Et si le traité de l’Elysée avait organisé les rapports entre les deux pays, il constituait aussi selon lui le modèle pour une association des autres. Je citerai à ce propos une de ses dernières déclarations au chancelier Adenauer à Rambouillet en mars 1966 et alors que celui-ci n’était plus depuis trois ans au pouvoir : « La France existe, elle grandit. Mais la France n’a pas les moyens d’exercer la conduite de l’Europe. L’Europe, c’est l’affaire combinée des Français et des Allemands ensemble, c’est le bon sens. Seuls nous n’avons pas les moyens de la conduire, vous non plus. Nous devons marcher la main dans la main. » Et il ajoutait : «  L’Europe libre ne pourra s’organiser qu’après un accord profond de nos deux pays. Il faut toujours revenir à ce point de départ ou alors se résigner à ce que l’Europe ne se fasse pas ».

Il y avait aussi le problème de la Grande-Bretagne. Naturellement de Gaulle considérait celle-ci comme un pays authentiquement européen ; encore que, disait-il parfois, sa politique dans le passé ait plutôt consisté à diviser l’Europe qu’à l’unir. Il ne pouvait donc être question de l’exclure par principe. Malgré tout, l’existence de son Commonwealth, les rapports spéciaux et privilégiés que le Royaume-Uni entendait garder avec les Etats-Unis, sa conception enfin résolument libre-échangiste lui paraissaient momentanément incompatibles avec son entrée de plein droit dans l’Europe. Celle-ci était en somme un club dont tous les membres devaient adopter les mêmes règles. Il fallait donc attendre avec patience que les options politiques propres à la Grande-Bretagne évoluent.

Naturellement le Général rêvait aussi pour un avenir qui n’était certes pas immédiat, étant donné l’existence du rideau de fer, de la nécessaire adhésion des pays de l’est européen, sans oublier les Balkans qui avaient toujours sans conteste fait partie de l’Europe. Il concevait cependant que leurs différences historiques avec les pays de l’Europe occidentale, c’est-à-dire les Six, nécessiteraient à coup sûr de multiples dispositions transitoires, non seulement sur le plan économique mais même politique, suffisamment souples et élaborées, condamnant elles aussi toute formule d’intégration à proprement parler.

Mais le Général allait plus loin dans sa vision. Il jugeait nécessaire, un jour ou l’autre, une étroite association de la Russie à l’Europe. C’était le sens de sa formule, cultivée dès avant 1958, de l’Europe étendue « de l’Atlantique à l’Oural ». Certes à court terme, elle ne pouvait être envisagée, du fait du régime auquel la Russie était alors soumise. Mais ce régime ne devait pas être selon lui éternel et les événements survenus depuis lors devaient d’ailleurs le prouver ! La Russie, disait-il, «  boira le communisme comme le buvard boit l’encre ». En tout cas pour des raisons tant historiques qu’économiques, l’Europe ne pouvait avoir, selon lui, un avenir et au surplus une autonomie sans l’apport de la Russie, qui d’ailleurs depuis Pierre-le-Grand, n’avait jamais cessé d’être authentiquement liée à l’Europe et à sa civilisation.

Il n’oubliait pas enfin, pour un avenir encore plus lointain, l’axe méditerranéen. La Méditerranée avait été le berceau de l’Europe. La pensée et la civilisation de celle-ci en étaient les héritières et cela qu’il s’agisse du Maghreb ou du Proche-Orient. Dans ce cas aussi aucune « intégration » proprement dite ne pouvait être naturellement envisagée. L’était par contre un partenariat spécifique, où la Turquie de même qu’Israël devaient trouver leur place.

 

Je crois que toutes ces considérations attestent combien le général de Gaulle fut un Européen et même un Européen plus authentique que beaucoup de ses partenaires d’alors (et d’aujourd’hui encore) plutôt adeptes d’une «  communauté » euro-atlantique que d’une Europe spécifiquement européenne et dotée des moyens d’assumer cette spécificité.

Sa position n’était nullement non plus la manifestation d’un nationalisme désuet, ni d’une préférence secrète pour un destin solitaire de la France, en témoignant au contraire d’un sens profond des réalités historiques. Et elle est le fidèle reflet de sa belle définition de la politique exprimée en 1953 dans une conférence de presse : «  La politique quand elle est un art et un service, non point une exploitation, c’est une action pour un idéal à travers les réalités ».

 

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L’Ambassadeur de France Pierre Maillard
est l’auteur de :

 

De Gaulle et l’Europe: Entre la Nation et Maastricht 



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