Il y a 60 ans : « Marchamos la mano en la mano »

16 mars 1964

De Gaulle en Amérique latine : l’aboutissement naturel d’une histoire d’amour qui dure depuis 1940, depuis que Soustelle, spécialiste international des civilisations précolombiennes, a convaincu l’Uruguay et le Pérou de reconnaître la France libre, ce qu’ils ont fait avec enthousiasme ; depuis que du Brésil, sa terre d’exil, Georges Bernanos a écrit d’admirables pages sur la France combattante qui ont ému l’opinion internationale ; depuis que Miguel Angel Asturias, écrivain et diplomate guatémaltèque, est devenu le chantre du gaullisme. Asturias retrouve en De Gaulle cet amour de l’indépendance, ce souci de justice et cette lutte contre l’impérialiste américain qui sont au centre de ses préoccupations.

De Gaulle plaît aux Latino-Américains par son franc-parler. Dans ce continent qui est imprégné de culture française, les élites ont souvent étudié à Paris, et ont conservé de la tendresse pour notre Révolution et de l’admiration pour l’esprit des encyclopédistes. Pour eux, le seul homme d’État capable de battre en brèche l’influence linguistique et politique des Etats-Unis, dont la toute-puissance agace leur orgueil hispano-indien, c’est le général De Gaulle. Sous sa responsabilité, la France est devenue une conscience universelle. En Amérique latine, De Gaulle apparaît comme un libérateur et comme le champion du tiers-monde. C’est de plus un caudillo, un général victorieux. Il entre à merveille dans cette mythologie sud-américaine faite de violence et d’admiration. Sa personnalité gomme les effets néfastes de l’expédition mexicaine de Napoléon III[1], un siècle plus tôt.

Ce continent, De Gaulle le choie. En habile politique, le général a nommé, en 1962, un des siens à Mexico, Raymond Offroy[2]. Un an plus tard, ce diplomate organise la venue à Paris de Lopez Mateos. Et là, une heureuse surprise attend le président du Mexique : le Général lui offre les drapeaux mexicains pris par les troupes françaises à celles de Juarez ! Un geste qui émeut le Mexique. Un geste que son peuple n’oubliera pas.

En effet, lorsque le 16 mars 1964, De Gaulle touche la terre du Mexique, c’est le délire. Le service d’ordre est balayé. Sur le Zocalo, place centrale de la capitale, 350.000 personnes hurlent leur joie. Chaque phrase que De Gaulle lance à la foule déclenche les acclamations.

Le Général exulte. Il parle en espagnol : « Marchamos la mano en la mano… ». Tout bascule alors. Le Mexique, pris aux tripes, chante le caudillo sous l’œil inquiet du grand frère américain.

Trois journées de liesse, de bousculades, d’euphorie collective. Trois journées qui sacrent De Gaulle, champion toutes catégories des chefs d’États qui refusent l’hégémonie soviétique présente à Cuba et l’américaine qui s’affiche sur les murs de la capitale mexicaine. Trois journées dont le point d’orgue est, sans conteste, sa rencontre avec les étudiants dans l’immense université de Mexico, siège de toutes les contestations. En ce mois de mars 64, le Général est un homme heureux malgré la souffrance qui le tenaille en permanence. Depuis son opération à Cochin, cinq mois auparavant, il porte une sonde dans la vessie, ce qui ne l’empêche pas de prononcer trois ou quatre discours par jour, sous une chaleur accablante, et de se laisser bercer par les cris de la foule. Il a soixante-quatorze ans et la forme d’un junior.

Le Mexique l’a conquis, la France y construira un métro. À l’automne, il a l’intention de retrouver les Latino-Américains. Son carnet de route est bien rempli. Venezuela, Colombie, Équateur, Pérou, Bolivie, Chili, Argentine, Paraguay, Uruguay, et enfin Brésil. Il se prend à rêver d’une troisième force latine dont la France serait le leader. Mais ce qui l’intéresse le plus, c’est de s’adresser directement aux peuples sans passer par leurs dirigeants. Les chefs d’États qui accueillent De Gaulle ont souvent l’impression de recevoir un colis piégé.

La CIA voulait copier De Gaulle

Les Américains s’interrogent. Pourquoi cette folle croisade en Amérique du SUD ?

Dans un rapport du 13 mars, la CIA avance une explication : « De Gaulle pense que la France pourra tirer quelques avantages en pêchant dans les eaux troubles sud-américaines. Le plus important ? Une présence accrue de la France dans cette région pourrait inciter l’Amérique à réorienter sa politique étrangère vers sa sphère naturelle d’influence » – et donc l’éloigner de l’Europe.

Première étape de la croisade : le Mexique en mars, où De Gaulle est invité par le président Lopez Mateos. Alors qu’à Paris on doute de l’effet du voyage, la CIA, elle, pronostique, avec raison, une grande réussite : « Cette visite, écrit-elle à Johnson, a toutes les chances d’être un succès de propagande considérable pour De Gaulle. » Elle ajoute : « Il n’y a pas de doute que ses discours présentant la France comme une troisième alternative face aux deux blocs plairont aux Mexicains ». Ces discours, la CIA les connaît déjà, avant même qu’ils ne soient prononcés.

Un mois avant de s’envoler pour le Mexique, De Gaulle a envoyé à l’ambassade de France à Mexico le texte de sa principale allocution. La CIA a intercepté le câble, fait traduire le discours en anglais et l’a fait passer à la Maison-Blanche. Là, un responsable du Conseil national de Sécurité l’a lu avec attention et a découvert un texte magnifique qui se conclut par le fameux « Francia y México marchamos mano en la mano ». Et si le président américain s’en inspirait ?… Sans vergogne, le haut fonctionnaire a écrit à Mc George Bundy, conseiller de Johnson : « Le président devrait inclure dans ses remarques publiques pendant le voyage de Lopez Mateos [aux Etats-Unis] un peu de ce parfum latin que De Gaulle exploite si magnifiquement dans ce discours ».

[1] L’intervention française au Mexique (1861 à 1867) avait pour objectif de mettre en place au Mexique un régime favorable aux intérêts français.
[2] Raymond Offroy (1909-2003). Diplomate et homme politique français. Député de la neuvième circonscription de la Seine-Maritime (de l’époque) du 3 avril 1967 au 3 avril 1978. Raymond Offroy rencontra le général De Gaulle en 1941 au Caire, et devint l’un de ses fidèles, se revendiquant « gaulliste de gauche ». Il est nommé par décret secrétaire adjoint du Comité français de libération nationale le 15 juin 1943. Nommé Ambassadeur à México en 1962.

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