Nicolas Werth : « Dans les manuels scolaires russes aujourd’hui, la Seconde Guerre mondiale commence en 1941 »

« En arrivant au pouvoir, en 2000, Vladimir Poutine a impulsé un autre virage au roman national en réhabilitant une partie de l’histoire soviétique », analyse Nicolas Werth. Olivier Dion

Alors que les manuels scolaires russes sont introduits en Ukraine dans les zones occupées, l’historien analyse les ressorts de la guerre mémorielle entre les deux pays et explique comment Moscou a procédé pour réécrire son roman national, entre lois mémorielles, création de sociétés d’histoire et répression des discours dissidents. Directeur de recherche au CNRS et président de Mémorial France, Nicolas Werth a consacré de nombreux ouvrages remarqués à l’histoire de l’Union soviétique. Il publie « Poutine historien en chef » (Gallimard, Coll. « Tracts », 2022, 64 p., 3,90 €).

LE FIGARO. – On dit beaucoup que Vladimir Poutine se réfère à la fois à l’histoire impériale russe et à celle de l’époque soviétique.
Quelle est la réalité de ce « syncrétisme » ? Et pourquoi Poutine accepte-t-il l’héritage de Staline tout en rejetant celui de Lénine ?

Nicolas WERTH. – Pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, il faut revenir sur les trente dernières années. L’écroulement de l’Union soviétique a créé un vide de sens absolument fondamental. Dans les années 1990, les politiques et les médias russes y ont répondu en insistant sur le retour au passé glorieux tsariste ; la Russie allait reprendre le chemin qui avait été tracé et rompu par l’accident historique de 1917. Il y a donc eu une valorisation de la période tsariste, en particulier des deux dernières décennies, durant lesquelles on pouvait voir la Russie comme un pays sur la voie de la modernisation et de la convergence avec le modèle occidental de développement. Ce schéma n’a pas fonctionné, car le capitalisme et la libéralisation sauvage des années 1990 ont abouti à un désastre économique et à une régression sociale sans précédent.

En arrivant au pouvoir, en 2000, Vladimir Poutine a impulsé un autre virage au roman national en réhabilitant une partie de l’histoire soviétique. La révolution de 1917 n’est pas valorisée, car c’est un moment de grande crise et de division nationale. Poutine renoue avec l’histoire de l’Union soviétique uniquement à travers son épisode le plus glorieux, la Grande Guerre patriotique ; il décommunise toute l’histoire soviétique et reprend la tradition de la grandeur de l’histoire russe à travers les siècles. C’est cela le syncrétisme poutinien. La mise en avant de la victoire dans la Grande Guerre patriotique avait déjà commencé sous Brejnev au moment du 20 anniversaire de la victoire, car le pouvoir s’était rendu compte que ce grand moment était plus valorisé par la population que la révolution de 1917. Les dirigeants russes ont pris conscience que le patriotisme avait plus de poids dans la société que l’internationalisme prolétarien.

Ce syncrétisme ne tourne pas le dos à l’époque impériale. Pourtant vous dites que le récit poutinien est viscéralement anti-occidental. Or la fin du régime tsariste est plutôt tournée vers l’Occident, notamment sous Nicolas II. Comment Poutine parvient-il à l’inclure dans son récit ?

La politique tsariste de Nicolas II n’était effectivement pas du tout anti-occidentale. Mais il y avait toujours cette tension dans les milieux politiques et l’intelligentsia russes entre occidentalistes et slavophiles. La tendance occidentaliste de Stolypine (premier ministre de Nicolas II, assassiné à Kiev en 1911, NDLR) l’avait plutôt emporté, mais l’autre continuait d’exister. L’aspect anti-occidental est donc une construction qui s’appuie sur toute une tradition slavophile que Poutine a mise en avant progressivement, avec l’appui et le rôle absolument majeur de l’Église orthodoxe pour faire de cet affrontement avec l’Occident un affrontement civilisationnel. L’Occident est décrit comme porteur de valeurs négatives, décadentes et permissives face à la véritable tradition humaniste et chrétienne orthodoxe.

Ce sentiment anti-occidental était-il présent dès les années 2000 ou Poutine n’a-t-il tourné le dos à l’Occident que plus tard ?

Ce tournant s’est fait assez rapidement, et le discours de Poutine à Munich en 2007 a été un grand moment à cet égard : il a pris de court les chancelleries occidentales et montré l’affirmation d’une voie propre de la Russie. L’aspect anti-occidental est vraiment dans l’ADN du poutinisme en tant qu’idéologie. Cela peut parfois être très paradoxal, notamment quand il exalte Pierre le Grand,
qui était pourtant fasciné par l’Occident. Il est simple d’instrumentaliser l’histoire : on peut dire que Pierre le Grand est un occidentaliste, mais on peut aussi dire qu’il n’a eu de cesse d’affirmer la puissance et l’identité de la Russie.

La volonté de Poutine de redonner une fierté au peuple russe est à la base de sa popularité et explique le fait qu’entre 70 et 80 % de la population le soutienne depuis aussi longtemps. Nicolas Werth

Le rapport entre Russie et Occident est très ambivalent : il y a d’un côté une fascination et de l’autre un sentiment d’infériorité parce que l’Occident est plus développé. Quand les Russes n’arrivent pas à le rattraper, ils vont lui prêter tous les défauts. Cette fascination s’observe quand on regarde les grands slogans de l’époque khrouchtchevienne : « Rattraper et dépasser les États-Unis ». Les États-Unis sont vus comme l’ennemi, mais aussi comme un pays qu’il faut dépasser d’un point de vue matériel. Cette fascination-répulsion est quelque chose de très profond qui dépasse la période poutinienne ; le complexe d’infériorité vis-à-vis de l’Occident est très fort. On peut l’observer dans l’usage de la langue russe aujourd’hui, qui a pris énormément de mots de l’anglais, ou dans le succès des chaînes américaines, comme McDonald’s.

Poutine a-t-il imposé ce nouveau récit ou s’est-il plié à des aspirations profondes qu’il a su percevoir dans la population ?

Ce qui explique aussi le succès de cette idéologie, c’est qu’elle répond à quelque chose de plus profond ; il s’agit de laver l’humiliation de la défaite dans la confrontation de la guerre froide, « la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle », selon Poutine. Sa volonté de redonner une fierté au peuple russe est à la base de sa popularité et explique le fait qu’entre 70 et 80 % de la population le soutienne depuis aussi longtemps. Sa popularité est aussi liée à une forme de contrat social qu’il a conclu avec les classes moyennes : « Vous me laissez faire de la politique et je vous assure un certain bien-être. »

Si les sanctions occidentales fonctionnent et entraînent une chute du niveau de vie, ce contrat tacite entre Poutine et une grande partie des classes moyennes sera rompu puisque le régime ne leur assurera plus cette relative prospérité qui est indéniable dans les grands centres urbains. On verra alors si leur soutien à Poutine perdure. En revanche, les classes moyennes et supérieures ne sont pas celles qui subissent les dizaines de milliers de morts de la guerre en Ukraine. Des études ont montré que ce sont les classes populaires des régions les plus pauvres et les plus déshéritées qui ont dû s’engager dans l’armée parce qu’elles n’avaient pas d’autre gagne-pain.

Vous montrez que Poutine est particulièrement interventionniste dans le domaine de l’histoire. Comment a-t-il imposé cette nouvelle histoire de la Russie ?

Cela s’est fait progressivement. Il y a eu tout d’abord des mesures symboliques, avec l’introduction de nouvelles fêtes nationales, comme celle du 4 novembre, pour célébrer le soulèvement populaire de 1612, qui a permis de chasser les Polonais. Ensuite ont été mises en place les sociétés d’histoire et d’histoire militaire de la Russie pour structurer et contrôler les manuels scolaires ; une immense offensive a eu lieu dans les écoles pour développer les valeurs patriotiques. Il faut rappeler aussi la création d’un « régiment immortel » : la population défile le 9 mai avec les photographies des membres de leur famille tombés pendant la Seconde Guerre mondiale.

L’Ukraine, comme toute nation en cours de constitution ou de reconstitution, a aussi élaboré son roman national centré sur la victimisation par la Russie. Nicolas Werth

À cela se sont ajoutées des lois mémorielles qui vont bien au-delà de la criminalisation du nazisme et de son caractère génocidaire. Elles interdisent toute version alternative de l’histoire de la Grande Guerre patriotique, notamment celles qui évoqueraient l’épisode tabou du pacte germano-soviétique et de son protocole secret. Dans les manuels scolaires aujourd’hui, la Seconde Guerre mondiale commence le 22 juin 1941 ; les écoliers russes ne savent pas que l’Allemagne a envahi les Pays-Bas et la France ni que la Grande-Bretagne a été le seul opposant à l’Allemagne nazie entre l’été 1940 et l’été 1941.

Un pas de plus a été effectué en 2020 avec l’inscription dans le marbre de la Constitution de l’idée que « la Fédération de Russie protège la vérité historique ». Aujourd’hui, des poursuites sont engagées contre les producteurs d’histoire s’éloignant de la ligne officielle ; des historiens ont été arrêtés et l’ONG Memorial a été dissoute en décembre 2021.

« Dans les manuels scolaires russes, qui commencent à être diffusés dans les territoires occupés en Ukraine, la Seconde Guerre mondiale commence le 22 juin 1941 » (ici, une salle de classe après une frappe de missile, à Kharkiv, en Ukraine, le 30 juillet 2022). SERGEY BOBOK/AFP

Désormais, ces manuels d’histoire commencent à être diffusés dans les territoires occupés en Ukraine. Or vous rappelez que, depuis un certain temps, l’Ukraine et la Russie se livrent une véritable guerre mémorielle…

L’Ukraine, comme toute nation en cours de constitution ou de reconstitution, a aussi élaboré son roman national centré sur la victimisation par la Russie. Ce roman a pu atteindre une dimension outrancière notamment sous le président Zochtchenko, à la fin des années 1990 et au début années 2000, où l’Ukraine allait jusqu’à dire que 10, voire 12, millions d’Ukrainiens étaient morts de famine. C’est très frappant de voir la manière dont l’Holodomor a été instrumentalisé politiquement, même s’il était extrêmement important que cette réalité soit enfin reconnue. Cette famine, qui a emporté un Ukrainien sur six, avait été totalement niée jusqu’aux années de la perestroïka. Le discours de Porochenko (président de 2014 à 2019, NDLR) est un exemple frappant de l’instrumentalisation de l’histoire ukrainienne : il essaie par exemple de démontrer que le prince Vladimir le Grand, au début du XIe siècle, avait déjà tracé la voie vers l’européisation de l’Ukraine. Au contraire, Poutine essayait de montrer que Vladimir était le fondateur de l’unité des peuples slaves au XIe siècle. Il y a un contre-roman national qui s’est accentué après l’Euromaïdan, en 2014, avec également des lois mémorielles de décommunisation.

 

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*