Au général Eisenhower, une vision gaulliste toujours d’actualité

 

25 mai 1959

Eisenhower-deGaulle

Cette lettre au Président des Etats-Unis établit clairement la politique d’indépendance qu’entend développer le général de Gaulle et prépare les décisions qu’il sera amené à prendre concernant la position de la France dans l’Otan. En 2011, c’est-à-dire plus de 40 ans après sa disparition, chacun peut mesurer combien ce point reste d’actualité. Il convient aussi de noter le style littéraire de cette missive qui prouve, si nécessaire, la belle “plume” du Général

 

 

 

 

Cher monsieur le président,

Cher général Eisenhower,

En raison des liens qui unissent nos deux pays et de notre amitié personnelle, je crois qu’il est bon que je précise pour vous l’esprit et la nature de certaines dispositions que la France vient de décider au sujet de sa défense et qui dépassent le cadre de notre actuelle organisation commune. Je suis sûr que vous en comprendrez et apprécierez les raisons.

Mais, avant tout, je tiens à vous dire que je n’ai jamais été plus convaincu que, dans la situation présente, l’alliance des États libres est absolument nécessaire. Le gouvernement, le Parlement, le peuple français dans son immense majorité le croient tout comme moi-même. En face des ambitions et des forces soviétiques, en prévision de ce que peuvent devenir la puissance et l’impérialisme de l’énorme Chine totalitaire, compte tenu des facilités que l’entreprise communiste trouve dans les régions frustes, anarchiques ou misérables, il faut que les nations qui pratiquent la civilisation moderne et la réelle démocratie soient unies pour agir et pour se défendre. Quant à la France, à moins qu’elle ne succombe un jour, abandonnée à l’avant-garde, elle appartient, à coup sûr, au camp de la liberté. C’est vous dire, qu’en adoptant pour son compte des mesures qui ne sont pas « intégrées » à l’OTAN, la France n’entend nullement altérer notre alliance.

Cependant, le fait est que cette alliance n’a point de politique commune en dehors de la sécurité directe de l’Europe occidentale. C’est ainsi que, pour ce qui concerne l’Orient, la Méditerranée, l’Afrique du Nord, l’Afrique noire, Américains, Anglais, Français adoptent des attitudes et mènent des actions très différentes. Dès lors, comment y aurait-il, pour ces régions, une stratégie qui soit celle de nous tous ?

Or, il se trouve que la menace adverse vise, désormais, tout ce qui est oriental ou africain. Comme la France s’y trouve intéressée au premier chef, elle est naturellement amenée à prendre des mesures répondant à ses responsabilités.

C’est pourquoi, sans que rien soit changé à la participation de la France à l’OTAN pour l’Europe continentale, un Commandement français de la Méditerranée, ayant pour zone d’action cette mer tout entière ainsi que l’Afrique du Nord, va être institué. Ce Commandement recevra ses missions du gouvernement français. Il va de soi, qu’à partir de là, notre gouvernement se propose d’étudier et de régler, soit avec Washington et Londres, soit avec l’OTAN suivant les cas, les conditions dans lesquelles nous pourrions coopérer dans cette zone avec ce qui serait entrepris par nos alliés, et réciproquement.

En même temps, un Commandement français est chargé, pour la France et la Communauté, de la défense de l’Afrique noire. Nous serions tout disposés à faire en sorte que ce Commandement combinât ses plans avec ceux des États africains et des pays occidentaux qui se trouvent, comme nous, Français, mis en cause par les menées soviétiques dans cette vaste partie de l’Afrique. De même, nous sommes prêts à préparer et à pratiquer la coopération sur les théâtres éventuels de l’océan Indien et du Pacifique.

D’autre part, laissez-moi appeler votre attention sur le fait que l’armement atomique et les conditions dans lesquelles l’action de celui-ci pourrait être déclenchée imposent à la France de prendre certaines précautions. Évidemment la question se présenterait d’une manière toute différente si vous nous aviez mis à même de mettre à profit vos propres réalisations. Mais l’Amérique entend garder ses secrets vis-à-vis de la France, ce qui nous oblige à les découvrir nous-mêmes et à grands frais. Sur ce point, cependant, nous n’avons rien d’autre à exprimer que des regrets. Il n’en est pas ainsi pour ce qui concerne le fait que l’Amérique se réserve la décision entière d’employer, ou non, les moyens nucléaires dont elle dispose. Car les conséquences qui pourraient résulter, pour nous, de toute action unilatérale que vous engageriez dans un pareil domaine nous amènent à formuler des demandes explicites et à adopter, autant que cela est possible, des mesures propres et de sauvegarde.

S’il n’y avait pas d’alliance entre nous, je conviendrais que votre monopole du déclenchement éventuel de la lutte atomique serait justifié. Mais vous et nous sommes liés ensemble, au point que l’ouverture de cette sorte de guerre, soit par vous, soit contre vous, exposerait automatiquement la France à une destruction totale et immédiate. Il ne lui est évidemment pas possible de s’en remettre entièrement de sa vie ou de sa mort à quelque État que ce soit, fût-ce au plus amical. C’est pourquoi la France tient d’une manière essentielle à participer, le cas échéant, à la décision qui serait prise par ses alliés d’utiliser des projectiles atomiques et de les lancer sur tels lieux, à tels moments. Tant qu’elle n’a pu conclure avec les États-Unis et avec la Grande-Bretagne l’accord qui lui paraît nécessaire à ce sujet, elle ne peut consentir à ce que de tels projectiles soient entreposés sur son territoire et utilisés à partir de là à moins qu’elle n’en ait elle-même le contrôle complet et permanent.

Comme j’ai eu l’occasion de vous l’écrire déjà, je crois que ces problèmes pourraient être réglés entre nous dès lors que serait établie, entre les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France une coopération organisée Jans le domaine politique et dans le domaine stratégique pour la sécurité mondiale. Je pense que notre alliance en serait assurée et plus active vis à-vis d’elle-même et vis-à-vis des autres.

J’espère vivement que les circonstances générales et nos possibilités personnelles me permettront d’examiner avec vous, aussi prochainement que possible, ces questions capitales pour nos deux pays et pour le monde. S’il devait, par bonheur, arriver que vous veniez un jour en France, je puis vous garantir que vous y seriez l’objet, de la part des pouvoirs publics et de toutes les catégories de la population, d’un accueil enthousiaste et sans précédent. Il y aurait là, à votre égard, une manifestation massive et éclatante d’amitié et de confiance françaises qui aura certainement, dans toute l’Europe et dans le monde, une très importante répercussion.

Veuillez croire, cher général Eisenhower, à mes sentiments de très haute considération et de fidèle amitié.

Charles de Gaulle

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