Mitterrand : derniers secrets de jeunesse

François Mitterrand et André Bettencourt en 1954. © Roger-Viollet

ENTRETIEN – Dans un récit explosif s’appuyant sur des archives et des témoignages inédits, Sébastien Le Fol révèle la nature exacte des liens entre l’ancien président socialiste et un milieu qu’il a bien connu dans les années 1930 et au sein duquel il a lié ses plus solides amitiés, aux allures de liaisons dangereuses.

C’est l’histoire d’une bande digne des Trois Mousquetaires. Mais secrète. De tous les nombreux cercles de compagnons mitterrandiens, il est celui qui est resté le plus méconnu du grand public jusqu’à aujourd’hui. Jusqu’à l’incroyable et méticuleuse enquête de Sébastien Le Fol, qui a voulu comprendre la nature exacte et l’ampleur des liens entre François Mitterrand, Pierre de Bénouville, François Dalle et André Bettencourt. Mais aussi montrer comment ces liens noués à l’adolescence ont pu survivre à la guerre et à un demi-siècle de soubresauts et de retournements politiques.
L’ancien directeur du Point expose aussi comment le patron du PS puis président de la République a pu effacer ou occulter (avec force mensonges) son passé (très) à droite, à l’ombre de l’Action française et de la Cagoule, sa présence à Vichy en 1941, son activité contre les indépendantistes algériens ou sa mansuétude pour les partisans de l’Algérie française. Mieux (ou pire): sans que ses amis de gauche le sachent, il continua jusqu’à son dernier souffle à protéger les plus sulfureux des amis de ses amis et fréquenter ses camarades devenus des figures (de droite) du monde politico-économique français. L’ont-ils influencé dans certaines de ses décisions ? C’est ce qu’on apprend, parmi mille autres détails, dans ce livre qui rajoute un peu plus à l’énigme du Sphinx…

Le FIGARO. – Comme vous le reconnaissez vous-même, de très nombreux ouvrages ont paru sur les liens de François Mitterrand avec des personnalités liées à l’Action française, la Cagoule ou Vichy. Qu’apportez-vous de neuf dans « En bande organisée » ?

Sébastien LE FOL. – Personne n’imagine aujourd’hui encore à quel point l’itinéraire de François Mitterrand a été extravagant. C’est précisément l’objet de ce livre, qui est tout sauf une biographie classique. Ce que j’ai voulu faire est un peu différent. J’ai reconstitué l’histoire de la bande la plus secrète de toutes celles qui entouraient l’ancien président, qui en comptait beaucoup autour de lui. Elle était constituée de Pierre de Bénouville, figure du gaullisme et éminence grise de la Ve République, André Bettencourt, qui épousa Liliane Schueller, la fille du créateur de L’Oréal, et François Dalle, qui fit de cette entreprise le leader mondial de la beauté.

Ce sont ses plus vieux amis. Sa jeunesse de droite, son passage par Vichy, Bousquet, la Résistance, son recyclage après-guerre… Eux seuls connaissaient tous ses secrets. Et ils l’ont aidé ô combien à les préserver !

La vérité, c’est que Mitterrand n’aurait pas conquis la France sans eux. Ensemble, ils ont (presque) tout partagé : lectures, vacances, joies et épreuves familiales, pouvoir, argent, femmes… Cette enquête, qui m’a pris des années, repose sur des témoignages inédits et des archives auxquelles personne n’avait encore pu accéder.

Qu’est-ce qui vous a poussé à courir après ces fantômes des années 1930 et de la guerre ?

Mitterrand est le miroir des contradictions françaises. C’est un fantôme qui plane encore sur la vie politique de notre pays. La gauche ne s’est jamais remise de ses fictions. Et la droite se reconnaît de plus en plus en lui. Juste avant la passation de pouvoir avec Jacques Chirac, en 1995, Mitterrand ne reçut-il pas Jean d’Ormesson ? Quelque temps avant sa mort, l’écrivain m’a raconté leur incroyable relation.

Mitterrand est le miroir des contradictions françaises. C’est un fantôme qui plane encore sur la vie politique de notre pays. La gauche ne s’est jamais remise de ses fictions. Et la droite se reconnaît de plus en plus en lui. Sébastien Le Fol

Comment caractériser l’amitié entre Mitterrand, Dalle, Bénouville et Bettencourt ? Comment a-t-elle survécu aux aléas du temps, des parcours et des destins de chacun ?

Entre Mitterrand et Bénouville, c’était une amitié quasi amoureuse. Le général est le dernier à le veiller sur son lit de mort, avenue Frédéric-Le-Play, près du Champ-de-Mars. Lors de leur dernier déjeuner, il l’a convaincu de mourir dans la foi de son enfance. Durant ses deux septennats, Mitterrand a consulté ce royaliste de choc à chaque moment important. Et ce n’est pas rien, c’est Bénouville qui avait conduit en 1943 Mitterrand à Henri Frenay, l’un des principaux chefs de la Résistance, lorsqu’il s’est décidé à changer de camp !

Après-guerre, il y avait une expression pour qualifier les résistants de la deuxième heure, pour ne pas dire plus: on les appelait les «mal embarqués bien arrivés». Expression qui concernait bien Mitterrand, comme son ami Bettencourt. J’ai redécouvert ce dernier, qui était plus qu’éclectique : à la fois gaulliste, collaborateur de Mitterrand à la Libération, au Commissariat général aux prisonniers et mécène de son ami.

François Dalle était le troisième pilier de la bande. Aussi catholique que ses amis, il n’eut pas les mêmes tentations politiques droitières. Il a été à la fois le mentor de Mitterrand et le témoin de sa grande passion amoureuse pour la future speakerine Catherine Langeais. Ce groupe de copains ressemblait à une bande de mousquetaires, d’une ambition folle et d’un furieux appétit de vivre.

Vous écrivez que «l’amitié supplantait toute autre considération». Quelle en aura été, selon vous, l’illustration la plus frappante ? Mitterrand est-il allé parfois jusqu’à jouer contre son propre camp politique, la gauche, pour sauver cette amitié ?

Si Bénouville n’avait pas été aussi proche de Mitterrand, le groupe Dassault aurait peut-être été totalement nationalisé, comme le souhaitaient les socialistes. Lors de la négociation, ce qui était discuté à Matignon, dans le bureau de Pierre Mauroy, pouvait être remis en cause dans celui de Mitterrand après le passage de Bénouville.

Bénouville, encore lui, incita le président à faire voter la loi de 1982, qui réintégrait dans les cadres de l’armée les anciens du putsch d’Alger et de l’OAS, ce monde qu’il connaissait bien, et pour cause ! Ce geste était politiquement inouï à l’époque. En 1986, Bénouville est même intervenu dans le choix des ministres de la Défense et des Affaires étrangères du gouvernement de cohabitation.

De leur côté, André Bettencourt, ainsi que François Dalle, ont été très actifs au moment des discussions autour du projet de loi instaurant un impôt sur la fortune pour essayer d’en limiter les dégâts.

En 1994, Mitterrand élève Pierre de Bénouville, ami de soixante-cinq ans, au rang de grand officier de la Légion d’honneur. Coll.part.

 

Quand sont sorties les révélations sur le passé ambigu de Mitterrand, beaucoup de ses amis de gauche ont manifesté leur étonnement. Étaient-ils sincères ? Pouvaient-ils vraiment ne pas savoir ?

J’ai tenu à voir d’abord comment des membres de la famille de François Mitterrand, notamment ses neveux Frédéric et Jean-Gabriel, mais aussi les socialistes historiques, jugeaient cette bande et quelle influence ils lui prêtaient. J’ai ainsi rencontré toutes les grandes figures qui l’entouraient : Roland Dumas, Michel Rocard, Jack Lang, Edmonde Charles-Roux, Hubert Védrine, Jacques Attali… Celui-ci m’a parlé très librement en qualifiant cette bande d’« angle mort » pour lui. Leur réaction en apprenant la vérité sur le passé de Mitterrand ? Un Jack Lang m’a avoué : « Parfois je me dis que j’aurais peut-être dû creuser davantage. » Et beaucoup de proches de Mitterrand que j’ai interrogés m’ont confié que s’ils avaient connu plus tôt cet itinéraire, ils ne l’auraient peut-être pas suivi. Disons tout de même qu’ils n’ont pas fait preuve d’une immense curiosité ! Mitterrand, c’était Kaa dans Le Livre de la jungle : il hypnotisait ceux qui s’approchaient de lui.

Beaucoup de secrets sur lui étaient connus d’un certain milieu. Pourquoi la grande presse ne s’en saisissait-elle pas? Peut-être parce que, avant même les révélations de Pierre Péan, les rares informations sur la jeunesse de Mitterrand, son passage à Vichy, et sa francisque avaient été sorties par la presse d’extrême droite. En fait, Mitterrand sut en jouer à merveille en les distillant au gré des affaires à une presse avec laquelle son grand ami et conseiller François de Grossouvre avait des relations plus qu’étroites…

Finalement, la seule constante de Mitterrand n’aura-t-elle pas été l’antigaullisme… comme l’extrême droite, qui l’a d’ailleurs soutenu notamment en 1965 lors de la présidentielle ?

Ce qui est extraordinaire dans toute cette histoire, c’est que le militant passionné de l’abolition de la peine de mort que tous les Français ont connu, l’a pratiquée très concrètement au début de la guerre d’Algérie, en refusant sa grâce aux militants algériens du FLN lorsqu’il était garde des Sceaux, de février 1956 à mai 1957. Ils étaient 45 militants concernés, qui ont été guillotinés. Et en 1965, lors du second tour de la présidentielle, l’extrême droite n’a eu en effet aucun mal à se rallier à lui. Ce n’est pas une polémique, c’est un simple constat. Sans que cela ait provoqué beaucoup d’états d’âme chez Mitterrand. Au soir du premier tour, il a d’ailleurs eu cette phrase extraordinaire : « Je n’ai pas à faire le tri des bulletins qui se porteront sur moi. »

Mitterrand (à droite, de profil) lors de la manif contre le professeur de droit antifasciste Gaston Jèze, en mars 1936, à Paris. © Collection Roger-Viollet / Roger-Viollet

Vous dites qu’en 1969, Mitterrand avait le choix entre dire la vérité sur son passé et assumer son glissement de la droite très à droite vers la gauche comme l’avait fait un Claude Roy, royaliste devenu communiste, ou prendre le parti de nier jusqu’à sa mort son passé, quitte à en effacer les traces. Qu’est-ce qui l’a décidé à choisir la seconde option ?

En 1969, Mitterrand a l’idée d’une brillante opération de désinformation en quelque sorte. Il choisit, pour publier ce qui sera un livre d’entretiens, Alain Duhamel, qui m’a raconté les coulisses de cette entreprise délicate. Son titre : Ma part de vérité. Une provocation, mais qui marche ! Dans les pages autobiographiques, tout ou presque est faux, au moins en ce qui concerne sa jeunesse et les premières années de sa guerre 1939-1945. En 1936, il dit avoir communié avec les électeurs du Front populaire : première nouvelle ! Et après son évasion du stalag, il assure être devenu résistant « sans problème déchirant ». Une version officielle qui sera reprise par la plupart de ses biographes par la suite, jusqu’à ce que Catherine Nay commence à briser l’omerta. Pour la première fois, dans Ma part de vérité, Mitterrand osait tout. Il se revendiquait socialiste ! Dans le contexte idéologique de l’après-Mai 68, cette réécriture de l’Histoire lui était apparue comme indispensable. Et il avait raison de son point de vue.

Au terme de votre enquête, non sans une pointe d’admiration pour celui qui aura élevé ce talent jusqu’à un sommet, vous vous demandez si « l’hypocrisie n’est pas le ciment de la civilisation ». Autrement, impossible de réussir en politique ou ailleurs sans mensonge ou camouflage ?

Le camouflage était chez Mitterrand une seconde nature. D’un tempérament secret, assez dissimulateur, il préférait souvent l’ombre à la lumière. N’oubliez pas que lui et ses amis étaient de purs produits de la guerre. Ils ont quelque part vécu toute leur vie dans une forme de clandestinité, obsédés par le secret. J’ai rencontré beaucoup de témoins, dont plusieurs femmes proches de cette fameuse bande, et elles m’ont fait nombre de confidences qui ont nourri le récit de cette épopée. Elles m’ont aussi donné accès à des correspondances privées, comme Monique Legrand, la compagne de Pierre de Bénouville, qui m’a confié avoir eu parfois l’impression de vivre dans un roman d’espionnage avec lui.

Par Jean-Christophe Buisson

 

7 commentaires sur Mitterrand : derniers secrets de jeunesse

  1. Jean pierre TOMASSO // 13 mai 2023 à 10 h 24 min //

    Ce livre démontré bien que la gauche a falsifié jusqu’à nos jours la réalité de la collaboration, j’ai lu le livre de Simon Epstein, une analyse exceptionnelle de la part d’un historien israélite qui n’a rien à gagné de dire la vérité,sauf le mérite d’éclairer ses lecteurs et l’histoire, quand à la gauche elle ferait bien de ravaler sa salive et de faire profil bas, lorsque j’ai lu ses livres ,ils m’ont confirmé ce que je pensais, que cette période noire n’était pas si claire et facile à décrire comme certain surtout de gauche et aussi de droite ont voulut la décrire.

  2. à M. GUISET
    Etant originaire de la région de Boulay et connaissant bien le camp de prisonniers du Ban Saint Jean duquel Mitterrand est censé s’être évadé, j’aimerais bien savoir de quelles sources vous avez des précisions sur la manière dont Mitterrand a quité ce camp de prisonniers.
    Connaissant bien les lieux je suis personnellement assez perplexe concernant le fait qu’il aurait pu parcourir à pied à travers champs la distance jusqu’à Boulay avec des soldats à ses trousses comme cela a parfois été dit.

  3. Gilles Le Dorner // 26 mars 2023 à 22 h 09 min //

    Nb : tout de même l’ appel du 18/06/40 a raisonné en tous horizons et des cocos jusqu’ en royalistes , l’ indépendance parmi les blocs c’ est lourd à porter mais aussi libre , liberté qui s’exprime aussi dans un cadre librement accepté de la constitution de la cinquième République , la Sécurité sociale sur des ruines ce n’est pas rien , le sens de l’effort quand il le faut ce n’est pas dogme de facho ni d’esclavage en pouvoir absolu ni de censure , l’ appel à la participation et par le CES aussi est au fond un très grand souci pas populiste facile mais aimant d’en France et ce n’est pas rien , le respect du verdict du référendum d’après 68 ce n’est pas rien , la liberté de choisir certes … la liberté de choisir ce n’ est pas rien

  4. Gilles Le Dorner // 26 mars 2023 à 21 h 36 min //

    Ça suffit . L’ épanouissement du tout et n’ importe quoi même rose brandie pharaonique du moi et jeux de partis et cabinets noirs aussi de l’ engeance de Talleyrand ou Louis XV en sordide dérive . Ça suffit le spectre brandi en idéologies ou harpies ou devenant gourous , jouant sur l’extrême droite de la même dite habileté . Mai 68 d’accord ça a ouvert un peu les esprits mais MAIS il y a des limites . Gaullien plus que gaulliste en parti c’est en tout honneur par dessus les partis , honneur ce n’est pas orgueil , un peu de Dignité tout de même sans crocs ni esprit facho ni vieux cons ni gloriole

  5. JE NE SUIS PAS D ACCORD AVVEC L EXPRESSION
    APRES SON EVASION……..
    il ne s’est jamais evadé
    il a ete invité a sortir par la grande porte du camp et a rejoindre un endroit precis
    pour votre information
    JG
    desolé encore une legende qui tombe!!

  6. BOF,BOF?BOF….. et comme vous le rapportez.. vous vous demandez si « l’hypocrisie n’est pas le ciment de la civilisation « Au risque de nous répéter reprenons l’idée développée par Hervé BAZIN :
    « Tout pouvoir qui cultive l’hypocrisie de sa perfection ne tombe pas seulement dans le ridicule et dans les excès de la dévotion à lui-même ,il détruit l’espoir de la nature humaine en la continuité du progrès ; »*
    Le peuple de France ferait bien d’y prendre garde s’agissant de cette inclinaison comportementale propre à une majorité de ses dirigeants actuels.

  7. MICHEL DESROZIERS // 11 mars 2023 à 12 h 42 min //

    Il semble manquer dans l’enquête de Jean Christophe Buisson, la façon dont Mitterand a chercher à se racheter de ses compromissions vichyssoises en prenant la responsabilité du réseau Cailliau, neveu du Général de Gaulle.Michel Cailleau a publié un livre « Histoire du M.R.P.G.D  » révélant les manœuvres de Mitterrand.(PRESSE bretonne Saint-Brieuc Novembre 1987

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