Rapport sur l’immigration : quand Pierre Moscovici méconnaît les obligations de la Cour des comptes

Le Premier président de la Cour des comptes Pierre Moscovici. ALAIN JOCARD / AFP

Dans le prolongement de son rapport sur l’intégration des personnes immigrées en situation régulière et sur l’exercice du droit d’asile, publié en avril 2020, la Cour des comptes a rendu public, ce jeudi 4 janvier, un rapport consacré à la politique de lutte contre l’immigration irrégulière.

La publication de ce rapport a été reportée pour ne pas interférer avec les débats en cours au Parlement dans le cadre de l’examen de la loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration ». Le Premier président de l’institution, Pierre Moscovici, a en effet assumé avoir repoussé de quelques semaines la parution du document : « C’est une initiative que j’ai prise personnellement… Comme nous étions dans une crise politique, dans un moment où les arguments rationnels se faisaient peu entendre, je n’ai pas voulu que ce rapport soit déformé, utilisé, ni interférer avec un vote sous pression du Parlement ».

Que penser de cette décision ? Je me refuse, pour ma part, à y voir un détournement de pouvoir ou un calcul inspiré par les biais idéologiques personnels de Pierre Moscovici. La date de publication d’un rapport est une prérogative du Premier président de la Cour des comptes et il est déjà arrivé, notamment sous la présidence de Philippe Séguin, que la publication d’un rapport soit repoussée pour ne pas peser sur un vote ou sur une élection. On aurait aimé que l’autorité judiciaire ait éprouvé de semblables scrupules, à la veille de l’élection présidentielle de 2017, pour l’affaire Fillon.

Pour autant, la décision du Premier président témoigne d’une pudeur déplacée à plusieurs égards. Tout d’abord, la motivation qu’il lui a donnée publiquement dénote une conception pour le moins circonspecte, pour ne pas dire désobligeante, de la rationalité des représentants du peuple.

Les observations et recommandations de la Cour intéressent toutes le Parlement soit au titre de sa mission générale de contrôle de l’action de l’exécutif, soit au titre de son activité législative, y compris de son activité législative en cours. Jean-Eric Schoettl

Dans les circonstances de l’espèce, cet arbitrage méconnaît en outre les obligations de la Cour des comptes à l’égard des citoyens, des pouvoirs publics et, plus particulièrement, du Parlement. Obligations constitutionnelles, puisque, aux termes de l’article 47-2 de la Constitution : « La Cour des comptes assiste le Parlement dans le contrôle de l’action du Gouvernement. Elle assiste le Parlement et le Gouvernement dans le contrôle de l’exécution des lois de finances et de l’application des lois de financement de la sécurité sociale ainsi que dans l’évaluation des politiques publiques. Par ses rapports publics, elle contribue à l’information des citoyens. »

Or le rapport en cause contient un précieux diagnostic des difficultés relatives aux trois volets de la lutte contre l’immigration irrégulière : la surveillance des frontières, la gestion administrative des étrangers en situation irrégulière sur le territoire national et l’organisation de leur retour dans leur pays d’origine. Il comporte notamment diverses précisions importantes sur l’efficacité des mesures d’éloignement, s’agissant tant de leur taux global d’exécution – 10 % – chiffré pour la première fois de façon rigoureuse, que du nombre et du taux d’exécution de ces mesures selon le motif d’éloignement. Ces précisions auraient pu utilement compléter l’information du Parlement dans le cadre de l’examen du projet de loi sur l’immigration.

La politique de lutte contre l’immigration irrégulière repose à la fois sur un cadre légal (parties législative et réglementaire du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile) et sur la pratique administrative. Aussi les observations et recommandations de la Cour portent-elles tant sur ce cadre légal que sur cette organisation administrative (plus encore, il est vrai, sur cette dernière). Mais elles intéressent toutes le Parlement soit au titre de sa mission générale de contrôle de l’action de l’exécutif, soit au titre de son activité législative, y compris de son activité législative en cours.

La CMP avait les coudées franches en l’espèce, puisque statuant à huis clos […]. Raison de plus pour publier le rapport avant le 19 décembre et lui donner ainsi un effet utile auprès de la CMP. Jean-Eric Schoettl

Le rapport est assorti de dix recommandations concernant principalement l’organisation des services administratifs, mais ne pouvant laisser le Parlement indifférent, ne serait-ce qu’en raison de leurs adhérences législatives. Il en est ainsi des recommandations n° 2 (« Recueillir et conserver les données d’identité des étrangers interceptés lorsqu’ils franchissent irrégulièrement les frontières intérieures et extérieures, via la constitution de systèmes d’information et d’un cadre juridique adapté »), n° 3 (« Sur la bande frontalière, aligner les pouvoirs d’inspection de la police aux frontières sur le cadre applicable aux douanes en matière d’inspection de véhicules »), n° 5 (« Simplifier le contentieux de l’éloignement en réduisant le nombre de procédures juridictionnelles et en les distinguant selon le degré réel d’urgence »), n° 6 (« Améliorer l’organisation des systèmes d’information et applications utilisées pour le contrôle des frontières et le suivi des étrangers afin d’en simplifier l’utilisation et de renforcer la fiabilité des données  ») et n° 8 (« identifier de manière systématique les obligations de quitter le territoire français prononcées pour troubles à l’ordre public et suivre l’exécution de la mesure d’éloignement »). Le projet de loi déposé en février 2023 répondait certes en partie à ces recommandations, mais il était encore possible, lorsque la décision de différer la publication du rapport a été prise, de les traduire plus complètement dans la loi sans déstabiliser le travail législatif.

Que craignait Pierre Moscovici ? Que la publication du rapport influe sur les travaux parlementaires, et plus précisément, au stade où on en était arrivé, sur le texte de la commission mixte paritaire (CMP) et sur l’ultime débat en séance publique à l’Assemblée nationale (19 décembre) ? Et alors ?

La CMP avait les coudées franches en l’espèce, puisque statuant à huis clos, pouvant compléter le texte sans être tenue aux règles de recevabilité des amendements opposables en séance publique et se prononçant dans un périmètre d’autant plus large qu’il n’y avait pas de texte des députés. Raison de plus pour publier le rapport avant le 19 décembre et lui donner ainsi un effet utile auprès de la CMP.

Il est paradoxal de voir le président d’un organisme de conseil redouter que le travail de l’organisme qu’il préside ait trop de retentissement… Jean-Eric Schoettl

Pourquoi par ailleurs douter a priori de la capacité de la CMP de prendre en compte le rapport (dont une excellente synthèse a été publiée par la Cour) sans se laisser gagner par l’« irrationalité » des réactions qui, selon M. Moscovici, auraient « déformé et utilisé » les conclusions de ce rapport ? C’est la vocation des organes de l’État qui concourent au travail législatif, et notamment celle d’une CMP, d’absorber des données fraîchement apparues et de conserver leur sang-froid dans un débat qui, avec ou sans le rapport de la Cour des comptes, était passionné. Il est paradoxal de voir le président d’un organisme de conseil redouter que le travail de l’organisme qu’il préside ait trop de retentissement…

Quant à l’analogie avec une poursuite pénale contre un candidat à une élection, qui vient en effet immédiatement à l’esprit, elle trouve vite, à la réflexion, ses limites : une chose est de jeter le discrédit sur un candidat la veille d’une élection, autre chose est de nourrir, même tardivement, un débat parlementaire.

En décembre 2021, la Cour des comptes a publié « des notes structurelles pour informer le citoyen à l’occasion du grand débat public qu’est la présidentielle ». Pourquoi ne pas avoir adopté la même ligne de conduite en publiant (quitte à hâter la manœuvre) le rapport sur la lutte contre l’immigration irrégulière par exemple en novembre 2023, alors que le Sénat examinait le texte en première lecture en séance publique ? Ou, à la rigueur, début décembre (à la fin des travaux de la commission des lois de l’Assemblée nationale) ? N’était-il pas en chantier depuis un an ? La Cour ne souligne-t-elle pas elle-même que son rapport avait été inscrit à la programmation de ses publications plusieurs mois avant le dépôt du projet de loi au Parlement (février 2023) et qu’il avait été élaboré et fait l’objet d’une procédure contradictoire avant les dernières étapes de la procédure législative ?

Conclusion : si la décision du Premier président de la Cour des comptes de retenir jusqu’à l’adoption de la loi immigration la publication du rapport sur l’immigration irrégulière n’est pas une forfaiture, elle n’est pas pour autant à l’abri des reproches.


Alain Kerhervé : Facebook

5 commentaires sur Rapport sur l’immigration : quand Pierre Moscovici méconnaît les obligations de la Cour des comptes

  1. Gilles Le Dorner // 14 janvier 2024 à 9 h 22 min //

    Compter . Ce n’ est pas qu’ injecter ni que thésauriser . Ce ne doit être facile , alors pensez bien que c’ est très difficile cette notion de Budget du pays dans les valses des dépenses , des recettes , des investissements , des productions , des prélèvements , des subventions , des cotisations en cette Europe , des reversements et redistributions , des incitations . En nation , d’ en bas c’ est un autre monde . Que de sujets de soucis et d’ en bas du quotidien et non du populisme et de se sentir si impuissant si nul si ignorant . L’ argent n’ est pas tout . Heureusement des élus éclairés sont là essayant de comprendre et d’ agir . C’ est un peu comme le Droit en nation , Constitution de quelques pages et myriades de pages en traités , lois de Cours et de Cours qui s’ enchevêtrent ou s’ empilent , rendant toujours plus difficile l’ exercice du Droit en nation et d’ en bas le principe ou la recommandation du : nul ne peut ignorer la loi . Heureusement comme du temps des Aides , des magistrats des Comptes sont là : « on compte sur vous » . Aider en fin de vie , hôpital , soins palliatifs , hospitalisation à domicile , quatrième âge . En Exécutif , tout n’ est pas que politique étrangère et domaine réservé ni fait du Prince , Bercy est là . D’ en bas , c’ est rassurant de savoir qu’ existent des élus représentants aussi et du Législatif , dont on imagine les difficultés à s’ y retrouver et à comprendre et à choisir , c’ est rassurant de les savoir éclairés depuis les Aides jusqu’aux Comptes en Cour des Comptes . L’ argent n’ est pas tout , il ne suffit pas de coups de mentons et sourires à la hussarde ni d’ injections . L’ argent n’ est pas tout , même en fond de mois . Dans la foule et liste des malades , il est un grand malade c’ est l’ hôpital , l’ hôpital ce n’ est pas que recettes et dépenses en objectifs d’ entreprises et férule de gouvernance et réunionites de dite participation cloisonnées en gouvernance d’ entreprise et réunions de tableaux de bord et d’ activité , même en période COVID , et codages et soins d’ ordinateurs et règles sur les doigts de la règle de la durée de séjour , et fuites de personnels , et maintien du système pervers de l’ intérim promu en outil usuel sociétal de temps partiels particuliers sans durées de contrat ni statut défini ou de son équivalent pervers de statut de clinicien sous contrat d’ entreprise , créant sous l’ adage diviser pour régner en gouvernance des corps multiples différents se toisant parfois ou pire presque jungle voire communautarismes se déchirant au mépris du seul fondement / du seul fondement quand l’ argent n’ est pas tout , car du seul attrait quand l’ argent n’ est pas tout , de la seule vocation quand l’ argent ou les loisirs ne sont pas tout , de la seule âme quand l’ argent n’ est pas tout , le soin au malade et le soin à la vie et palliatif en fin de vie aussi . Pallidum . D’ en bas c’est se sentir impuissant et ignorant même jusqu’à nul , nul mais questionnant . Tenez , quelques exemples de questions . Les 35 heures déjà dans le domaine du soin sont elles délétères ? La traçabilité est elle transparence et efficience ou dénaturée omniprésente informatisée paralysante en carcan voire pétoche aussi des recours juridiques ? Est il raisonnable de maintenir l’ usage de non prescription du corps des médecins coordinateurs en maisons médicalisées de retraite quand manquent , car partant vieillissant aussi , les médecins traitants dits de ville se raréfiant en dénoncés déserts ? Pallidum . Fins de vie aussi quel que soit l’ âge , pallidum et soigner comme accompagner et soulager en fin de vie . L’ argent n’ est pas tout . Le soin existe aussi . Et la législation aussi longuement réfléchie d’ accompagner et soulager par des soins jusqu’ en fin de vie . Pallidum et Loi dite Leonetti . Qu’ en est il en effectivité et insuffisances aussi en bas c’ est à dire des réalités de terrain aussi . Alors , quand l’ âme du soin devient menacée ou malade , quand l’ hôpital est malade , quand le pallidum comme manteau est (peut-être) encore trop étroit en réalités des soins et des soins palliatifs , les Aides d’ autrefois comme les Comptes aujourd’hui peuvent éclairer aussi . L’ argent n’ est pas tout . Gouverner ce n’ est pas diviser pour régner en débats imposés ou de mode moderne à tout prix sociétale susceptibles de diviser encore plus . L’ argent n’ est pas tout , le Soin « ça » a son âme n’ est ce pas ? Le Soin ce n’ est pas se voir imposer l’ euthanasie

  2. GrothenDitQue: // 10 janvier 2024 à 10 h 54 min //

    Le Parlement doit convoquer le Premier président, et a minima sérieusement le blâmer pour cette entorse discrétionnaire envers les obligations constitutionnelles de la Cour à l’égard du Parlement!
    Iel serait quand même temps que le Parlement s’émancipe au niveau attendu par la Constitution et l’équilibre des pouvoirs, dans ce pays (en attendant que son alter ego communautaire acquière ce pouvoir, lui, déjà – en ayant absorbé le Conseil comme chambre haute et pas moins que lui – c’en est irrespectueux en fait vis-à-vis de tous les Parlements bridés par leurs textes fondamentaux eux-mêmes, de s’auto-brider ainsi que le fait le nôtre national, alors même que les textes en attendent bien mieux)!

  3. Didier Bernadet // 8 janvier 2024 à 17 h 49 min //

    Si l’on fait un court bilan des attitudes des responsables des institutions nationales qui comptent (et dont la première,la Présidence de la République), on constate que des libertés « dérapantes » sont prises avec les règles essentielles, que l’on fait fi de la rigueur, de « l’esprit » qui porte ces institutions, que l’on est entré dans un monde d’arrangements divers qui sont plus le fait de petits groupes de « dirigeants » qui volent bas et n’ont ni la classe, ni la capacité, ni l’honnêteté morale nécessaires à la conduite de l’Etat.

  4. Au jeux olympiques des faux culs …..nous avons des chances de monter sur le podium !
    Ce type ,adoubé par notre « chérubin », est une image de ce que la France produit de PIRE …les profiteurs de la République!!!!!!

  5. sujet raz des pâquerettes avec arrières pensées ! alors que l’extrême droite progresse et n’est pas dénoncée sur ce site.

    « Je ne comparerai jamais un bidonville à un camp de concentration – les gens n’étaient pas là pour être détruits. Mais quand on n’a pas d’eau pour se laver, pas d’endroit pour dormir, pas de culture parce qu’on ne peut pas y accéder, on arrive à des expériences qui ne sont pas si lointaines. Je sais ce qu’est l’humiliation de sentir mauvais. J’ai reconnu sur mes amis du camp des sans-logis de Noisy-le-Grand l’odeur que je connaissais bien, que j’avais portée sur moi ». Puis elle ajoute : « quand on a été touché par le mal absolu, la seule réponse est la fraternité ».

    Geneviève de Gaulle-Anthonioz

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