Arnaud Teyssier : « Il est temps de faire le lien entre la “submersion migratoire” et la dérive des comptes publics »

L’historien Arnaud Teyssier, président du Conseil scientifique de la Fondation Charles de Gaulle. OLIVIER CORET/Le Figaro Magazine

LE FIGARO. – Édouard Philippe, Bruno Retailleau et même Jordan Bardella ont fait de la réduction des dépenses publiques leur priorité. Selon vous, le risque est de se couper d’une partie des classes populaires comme cela avait été le cas pour François Fillon. En quoi le discours sur la dette peut-il être un piège pour la droite ?

Arnaud TEYSSIER. – C’est un piège si elle ne parle que « de la dette pour la dette ». François Fillon avait fondé son discours sur le thème de la « faillite », mais sans jamais dire clairement dans quelles dépenses il allait couper, ni donner les raisons de cette dérive budgétaire que connaît la France depuis des décennies. Rappeler, comme la droite le fait souvent, les débuts de la Ve République, le plan Rueff et le souci constant du général de Gaulle de rétablir l’équilibre budgétaire, c’est une facilité de l’esprit. La France devait alors réparer les effets désastreux de la guerre d’Algérie, mais dans un contexte où la cohésion de la société était forte et où le gouvernement disposait de l’outil monétaire. Aujourd’hui, les causes de nos déficits et de notre endettement sont profondément structurelles. Et c’est à ces causes qu’il faut s’attaquer.

La France est le pays qui détient le record en matière de prélèvements obligatoires mais est aussi l’un des pays les plus endettés au monde et voit la qualité de ses services publics décliner fortement. Comment expliquez-vous ce paradoxe ? Où va l’argent ?

Pour le poids – et surtout la structure – des prélèvements obligatoires, je vous renvoie à une note du Conseil d’analyse économique (CAE) qui commence à dater (juillet 2017), mais dont les analyses et certaines propositions (qui récusaient la méthode du rabot) sont plus que jamais d’actualité. Elle montrait déjà le poids écrasant des transferts sociaux, ainsi que la lourdeur et la complexité des aides aux entreprises. La crise du Covid, les tensions internationales et les effets du « quoi qu’il en coûte » n’ont rien arrangé à ces données.

Au Danemark, la social-démocratie a choisi de réduire drastiquement les flux migratoires pour sauver son modèle social. Faut-il proposer aux Français un choix similaire ? La droite devrait-elle davantage lier la question de la réduction des dépenses publiques à celle de l’immigration ?

C’est évident. C’est le cœur même de la souveraineté. Or, la question de l’immigration en France reste un sujet plus tabou qu’on ne le croit. Bruno Retailleau s’en est emparé, non seulement parce qu’il est en position d’apprécier pleinement l’immensité des difficultés, mais parce qu’il est le premier à avoir fait clairement le lien avec le pouvoir de blocage irréfragable qu’est devenu le juge en ce domaine. La question du fameux « État de droit », ou plutôt du sens inédit et délétère qu’on a fini par lui donner dans cette « guerre du dernier mot » que se livrent les juridictions nationales et européennes, est absolument centrale. La réalité est simple : la France a perdu depuis des années toute capacité à contrôler une immigration massive, essentiellement subie, qui pèse directement sur les services publics. L’État social gaullien et post-gaullien était puissant, actif et efficace, mais il n’avait pas les dimensions requises pour absorber une demande aussi forte, en croissance permanente, qui réclame à l’évidence un nombre important d’agents publics dans tous les secteurs vitaux de la vie sociale (santé, éducation, sécurité publique…). Ce qui est saisissant, c’est de voir la droite, et maintenant le RN lui-même – ce dernier, idéologiquement déboussolé et soucieux de séduire à tout prix le patronat sur un terrain qu’il croit propice –, s’enhardir à dénoncer la « submersion » migratoire, tout en se montrant incapable de faire le lien, intellectuellement, entre ce phénomène qu’ils dénoncent et la dérive des comptes publics, en particulier des comptes sociaux… « Trop de fonctionnaires » est le leitmotiv, mais personne ne semble en suspecter la raison. 

Mais l’immigration n’est pas la seule source de nos difficultés. Chacun le sait, au fond : on ne travaille pas assez en France. Le passage aux 35 heures, l’âge de la retraite qui est devenu beaucoup trop précoce par rapport à l’espérance de vie, sont les deux autres facteurs qui ont déstabilisé le modèle social bâti dans les vingt premières années de la Ve République et que la gauche française a scrupuleusement déréglé en vertu de ses canons idéologiques et d’un profond déni du réel.

Les Français ne veulent plus remplir le tonneau des Danaïdes, mais ils accepteront de nouveaux efforts s’ils acquièrent la conviction que des mesures décisives, de moyen et long terme, sont prises dès maintenant. Arnaud Teyssier

Et la réduction des flux migratoires, même drastique, ne suffirait probablement pas à revenir à l’équilibre budgétaire…

Pas à court terme, en effet. Il faut traiter le mal à la racine – les entrées sur le territoire. Mais on ne peut pas, pour autant, relâcher du jour au lendemain l’effort d’intégration que réclame à grands cris une société devenue profondément malade, ravagée par le communautarisme, déchirée par les tensions religieuses, atteinte de surcroît dans la foi qu’elle est censée porter en ses propres valeurs. La France périphérique, L’Archipel français : nos dirigeants disent se nourrir de ces lectures, mais ils n’en tirent aucune conséquence pratique dans leurs discours et leurs projets. Cette France fracturée va coûter cher encore, à court et moyen terme. Mais il faut montrer qu’on se donne les moyens – y compris juridiques et constitutionnels – d’inverser la tendance sur le long terme. Les Français ne veulent plus remplir le tonneau des Danaïdes, mais ils accepteront de nouveaux efforts s’ils acquièrent la conviction que des mesures décisives, de moyen et long terme, sont prises dès maintenant, avec courage et énergie, au service d’une vision.

Beaucoup d’observateurs pointent désormais le coût de la prolifération des agences indépendantes et des « comités Théodule ». Qu’est-ce que cela vous inspire ? Cela peut-il être une source importante d’économies ?

Une source d’économies, sans doute : tout ce qui dilue la prise de décision publique est source de coûts inutiles. Mais des économies minimes. Laisser croire aux Français que cela permettra de réduire réellement des déficits qui se comptent en dizaines de milliards, sans parler de l’endettement, c’est une imposture. Cela permet surtout d’éviter les vrais sujets et les vraies décisions…

Selon vous, l’une des erreurs de la droite est également de penser la réduction des dépenses publiques dans un cadre imaginé par la gauche, c’est-à-dire celui de l’Union européenne de Maastricht et de Schengen, des 35 heures, de la priorité donnée à la redistribution et à la consommation plutôt qu’à la production… Cette question des dépenses doit-elle s’inscrire dans une vision globale ?

Bien sûr. C’est le fond du problème, l’Histoire nous l’apprend. Nous sommes prisonniers d’un système légué par le chiraquisme, qui se fit lui-même l’exécuteur testamentaire du mitterrandisme. En 1981, la gauche abaisse l’âge de la retraite à 60 ans alors que les autres grands pays développés commencent d’emprunter le chemin inverse, imposé par la démographie ; nous prenons alors un retard économique, social, mental considérable. La pente sera d’autant plus dure à remonter. Pendant la période Jospin, le gouvernement adopte les 35 heures : nous en payons encore le prix. Sur la politique d’immigration, François Mitterrand avait tendu, très tôt, le piège diabolique qui a si bien fonctionné depuis : interdiction était faite à la droite de traiter le sujet, sous peine qu’on lui infligeât le sempiternel procès de « suivisme » à l’égard du Front national. Mitterrand avait également fait le choix d’une décentralisation tous azimuts, avec une tendance, voulue même à mon sens, à l’enchevêtrement des responsabilités de façon à diluer la prise de décision et à tuer le verticalisme réformateur du gaullisme. Croyez-vous qu’après son retour au pouvoir, en 2002, la droite aurait pris le problème à bras-le-corps ? Au contraire : le gouvernement Raffarin embraye sur « l’acte II » et constitutionnalise – verrouille, donc – une conception de la décentralisation qui tend à la fragmentation du territoire et à l’éparpillement – coûteux – des politiques publiques. En réalité, Chirac, au lieu de tirer les leçons de sa réélection baroque – avec Jean-Marie Le Pen au second tour –, a fait le choix de lâcher prise. Enfin, la révision constitutionnelle de 2008 donne un nouvel élan, s’il en était besoin, au pouvoir de blocage que le Conseil constitutionnel s’est auto-attribué au fil des ans. 

Peut-on conjuguer économies budgétaires et redressement de l’État ?

Oui, mais sur la durée et avec une claire programmation des efforts. Aujourd’hui, hélas, tout est devenu régalien, tant la crise de la société est profonde. Mais pour parvenir à libérer la France de ses entraves, qui sont d’abord mentales, il faut sortir résolument du carcan mitterrando-chiraquien, et bâtir un vrai discours, positif et dynamique, sur le rôle de l’État. Pas un État aux mille bras, en réalité impuissant et réduit à sa seule fonction de guichet de prestations : mais un État dynamique, relégitimé, dont les moyens doivent être considérables, mais réorientés progressivement vers la mise en œuvre des réformes profondes que l’on attend. La Ve République était à l’origine un projet de société – de civilisation même – de grande envergure. Les lignes de force en ont été perdues depuis trente ans, par tous ceux qui, là encore, ont lâché prise, avec plus ou moins d’élégance rhétorique. « Péremptoires sur les petites questions et laissant les grandes sans réponse » : c’est ainsi que Benjamin Disraeli qualifiait déjà, en son époque, les « pseudo-conservateurs » qui « succombaient à l’esprit du jour ». C’est une posture dont il n’est que trop temps de se défaire.

3 commentaires sur Arnaud Teyssier : « Il est temps de faire le lien entre la “submersion migratoire” et la dérive des comptes publics »

  1. Jacques Kotoujansky // 18 juin 2025 à 11 h 45 min //

    Magnifique tribune qui dit en quelques mots bien sentis tout ce qu’il faut dire et que n’osent pas dire tous ceux qui jacassent sur « les déficits », « les économies » etc. La France n’est, sociologiquement parlant, plus rien : ni catholique, ni athée, ni réellement laïque, ni simplement morale : elle suinte la culture de mort, le renoncement à son être profond venu du fond des âges, la submersion démographique acceptée, encouragée par la gauche devenue folle, ayant abandonné la question sociale et le sort des ouvriers en liquidant l’industrie, et celui des paysans en liquidant l’agriculture familiale, par l’abandon de toutes les barrières tarifaires.(Exemple que l’inverse est possible : la Suisse !) Qui croit que les gouvernants gouvernent le pays sur autre chose que l’éducation sexuelle à l’école et les amendes routières, est un naïf, biberonné, selon les cas, à la ligne éditoriale du Figaro, ou à celle du Monde, ou de France TV et de Radio France, ou à celle de CNews ou de LCI, à celle du Point etc. etc. La France est entrée dans la trappe du mondialisme ravageur pour qui l’immigration subversive est l’acide dissolvant des Nations qu’il ambitionne de détruire. Surgira-t-il encore un sauveur des profondeurs du pays, un vrai chef, capable par son courage et sa détermination d’enrayer la course à l’abîme ? Espérons, toujours ! – JK

  2. Gilles Le Dorner // 15 juin 2025 à 19 h 57 min //

    La France , ce n’ est pas que la droite , ou cette droite ou ces droites ou ces extrêmes-droites affichées ou de relents

  3. Arnaud Teyssier n’a pas tort : « Les Français ne veulent plus remplir le tonneau des Danaïdes,  » et constatent que nos élus trans échiquier politique sont « à la ramasse » pour jouer gagnant sur le font du redressement des comptes publics. Ce constat met en lumière, une fois de plus,, qu’à confondre conséquences et causes , buts et moyens, on tourne en rond sur place et le trou finit par se creuser !Les liens entre déficits « macroniques » et autres imposteurs à la gouvernance de l’Etat depuis plusieurs décennies, sont polymorphes et tiennent à la fois de facteurs d’organisation des services de l’Etat que de facteurs extérieurs liés à l’environnement de la France dont l’immigration.
    Il est grand temps de trouver un architecte du redressement le la gouvernance de la France mais cela ne se fera pas sans pleurs ni grincements de dents. Qui donc osera remettre les cerveaux des Français et de leurs dirigeants à l’endroit et dans quelles circonstances ?That is the question!

Les commentaires sont fermés.