De Jean-Louis Thiériot (https://legrandcontinent.eu/fr/p/jean-louis-thieriot/)

Les comportements de Vladimir Poutine depuis 2014 et de Donald Trump depuis sa réélection accouchent d’un nouveau monde qui ressemble furieusement à un très ancien, que l’on avait trop oublié : celui du recours désinhibé à la force primant sur le droit.
C’est le monde qu’évoquait déjà Athènes face à la fragile Melos dans le fameux dialogue de Thucydide dans La Guerre du Péloponnèse : « Nous ne soutiendrons pas que notre domination est juste (…). Nous le savons et vous le savez aussi bien que nous, la justice n’entre en ligne de compte dans le raisonnement des hommes que si les forces sont égales de part et d’autre ; dans le cas contraire, les forts exercent leur pouvoir et les faibles doivent leur céder (…). Les dieux d’après notre opinion et les hommes d’après notre connaissance des réalités, tendent, selon une nécessité de leur nature, à la domination partout où leurs forces prévalent. Ce n’est pas nous qui avons établi cette loi et nous ne sommes pas non plus les premiers à l’appliquer. Elle était en pratique avant nous ; elle subsistera à jamais après nous. Nous en profitons, bien convaincus que vous, comme les autres, si vous aviez notre puissance, vous ne vous comporteriez pas autrement ».
Mais le nouveau monde n’est pas seulement un revival de l’ancien.
Aux logiques néo-impériales, y compris territoriales, au mépris du droit international, au néo-mercantilisme protectionniste, s’ajoute le techno-césarisme d’un Elon Musk et de ses comparses qui, pour la première fois depuis les Lumières acte publiquement le divorce entre la science et l’humanisme.
Désormais, s’il est un frein au progrès technique, l’homme devient superflu. Le transhumanisme et le culte de l’algorithme sonnent le glas du lien séculaire entre science et conscience, ce principe fondateur que Rabelais avait porté sur les fonts baptismaux — « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».
Le dénominateur commun de ces tendances lourdes est le retour des logiques de puissance et de force. En ces temps difficiles, comprendre et analyser sont la condition première de l’action.
La vision gaullienne du monde aide à y voir plus clair.
Plus que tout autre politique, de Gaulle avait mesuré que la force était l’axe du monde : « Pavois des maîtres, rempart des trônes, bélier des révolutions, on lui doit tour à tour l’ordre et la liberté. Berceau des cités, sceptre des empires, la force fait la loi aux peuples et leur règle leur destin. » 1
De cette conviction, naît l’analyse — quasi prophétique — que l’Europe et l’Occident ne coïncident pas nécessairement, et que le découplage entre les États-Unis et l’Europe pourrait un jour advenir.
Si les observateurs ont noté que notre époque semble donner raison aux préventions du général de Gaulle, ils n’ont pas assez souligné les conséquences qui en découlent, concernant la place des États et le réexamen de notre modèle économique.
États-Unis, Europe : un découplage
Les relations difficiles du Général de Gaulle avec les États-Unis ont fait l’objet d’une abondante littérature, sans qu’il soit aisé de faire le départ entre ce qui relève des rancœurs du temps de guerre — mépris de Roosevelt, choix de Darlan puis de Giraud, AMGOT — et ce qui tient au refus de la vassalisation dans l’espace euro-atlantique, au rejet des ingérences américaines lors du vote sur la CED ou à la « politique de grandeur » 2.
Il n’est pas utile d’y revenir, sauf pour faire litière d’un contresens exploité à satiété par certains néo-gaullistes contemporains : il n’y avait pas, chez de Gaulle, d’anti-américanisme de principe.
Si de Gaulle a fait le choix, en 1966, de retirer la France du commandement intégré de l’OTAN, il l’a maintenu dans l’Alliance atlantique en faisant la distinction entre « l’Alliance qui est bonne, et l’intégration qui est mauvaise ». Cette décision n’est intervenue qu’après l’échec des propositions contenues notamment dans le mémorandum du 17 septembre 1958, adressé au président Eisenhower.
Il n’y avait pas, chez de Gaulle, d’anti-américanisme de principe. Jean-Louis Thiériot
Outre une demande d’aide dans le développement de la force de frappe française, de Gaulle constatait que « la France ne saurait considérer que l’OTAN dans sa forme actuelle, satisfasse aux conditions de la sécurité du monde libre et notamment, de la sienne propre » 3. Il proposait de compléter et de renforcer l’Alliance par une organisation tripartite, réunissant dans un directoire la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis. Ses exigences ayant été rejetées, à la fois sur l’organisation de l’Alliance et sur le nucléaire, après la conférence de Nassau en 1963, il en a tiré les conséquences.
Cependant, de Gaulle n’a pas cessé d’employer l’expression de « monde libre ».
Aux heures décisives, il a toujours fait le choix de l’Ouest — dans les crises de Berlin comme à Cuba. S’agissant de Berlin en 1959-1961, il a même été infiniment plus ferme que les Américains, disant à l’ambassadeur Vinogradov que « Si la guerre doit en résulter, eh bien ! nous mourrons tous, vous aussi » 4 ; et proclamant qu’« aucune négociation n’est possible, tant que l’URSS adoptera les méthodes qui sont les siennes, celles du fait accompli » 5.
Cela étant posé, indépendamment de toute question de souveraineté, le choix de de Gaulle de ne pas se fier au seul parapluie américain pour garantir la sécurité de l’Europe en général et de la France en particulier, tient à des considérations tant historiques que géographiques.
Le général de Gaulle est l’homme du temps long.
Il sait que « toujours » n’existe pas dans les relations internationales. Il se souvient que l’histoire américaine est un balancement entre isolationnisme et interventionnisme. Il se rappelle qu’après avoir imposé à l’Europe les Quatorze Points, le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » et la création de la SDN, les États-Unis ont refusé de ratifier le Traité de Versailles en 1920 — rendant, de fait, la SDN presque caduque.
Il n’oublie pas non plus le soutien pour le moins branlant du Royaume-Uni durant l’entre-deux-guerres dont Gérard Araud, dans Nous étions seuls, a montré les conséquences délétères 6. Enfin, il reste marqué par le traumatisme de mai-juin 1940 et par les tentatives désespérées d’obtenir l’engagement du reliquat de la Royal Air Force dans la bataille de France déjà perdue. S’il comprend les raisons militaires du refus anglais, de Gaulle mesure qu’in fine, quand sont en jeu les intérêts vitaux, il n’est que la nation et ses ressources propres pour faire face.
Les pérennités françaises ne peuvent être jouées au poker de la confiance.
C’est pourquoi de Gaulle fait le choix d’une dissuasion nucléaire souveraine, une force de frappe française, sous seul contrôle national pour garantir nos intérêts vitaux — dont dès 1964 il évoque la dimension européenne, à propos de l’Allemagne.
De Gaulle mesure qu’in fine, quand sont en jeu les intérêts vitaux, il n’est que la nation et ses ressources propres pour faire face. Jean-Louis Thiériot
Par ailleurs, soldat habité par la carte et le territoire, il est convaincu que les pays ont d’abord la politique de leur géographie plus que de leur idéologie.
Si pour la France d’après 1945, la Frontière est sur le Rhin, l’Elbe étant « à deux étapes du Tour de France », entre les États-Unis et l’Ours russe, il y aura toujours l’Atlantique.
L’évolution de la doctrine militaire américaine le préoccupe particulièrement.
À partir de 1961, elle passe de la « destruction mutuelle assurée » — une forme de dissuasion — à la « riposte graduée ». Le nucléaire devient une forme de super artillerie, qui éloigne la certitude que les Américains seraient prêts à défendre l’Europe coûte que coûte, jusqu’au risque de l’Apocalypse.
Dès lors, « l’Europe centrale et occidentale pourrait être dévastée par les armes nucléaires tactiques des Soviétiques et des Américains, tandis que la Russie et les États-Unis s’en sortiraient indemnes ». Au président Kennedy qui lui fait observer que la garantie de sécurité reste crédible et qu’il ne saurait être question de découplage, il objecte : « Puisque vous le dites, Monsieur le Président, je vous crois, mais comment en être certain ? À quel moment, les États-Unis considéreront-ils que la situation nécessite l’emploi de la bombe atomique ? ».
À cette intranquillité stratégique s’ajoute le refus de principe de considérer les situations et les alliances comme acquises.
Tout est toujours mouvant et incertain. De Gaulle s’en ouvre à Alain Peyrefitte, qui le cite : « Un jour ou l’autre, il peut se produire des évènements fabuleux, des retournements incroyables. Il s’en est produit tellement dans l’Histoire ! L’Amérique peut exploser du fait du terrorisme, ou du racisme, que sais-je ? et devenir une menace pour la paix. L’Union soviétique peut exploser, parce que le communisme s’effondrera, que les peuples se chamailleront. Elle peut devenir menaçante. Personne ne peut dire d’avance où se situera le danger » 7.
Aujourd’hui, nous en sommes à ce point : les sombres inquiétudes du Général prennent chair devant nos yeux stupéfaits.
Donald Trump est tout près d’abandonner l’Ukraine. Tout au shift vers l’Asie, initié sous la présidence Obama, il tente de rejouer un « moment Kissinger » inversé, cette fois-ci en jouant l’alliance avec la Russie contre la Chine — quand ses devanciers avaient joué l’Alliance avec la Chine contre la Russie, tenue alors pour le principal adversaire.
Au milieu, l’Europe découvre qu’elle peut être seule.
Chef de gouvernement du plus atlantiste des pays européens, pour lequel le parapluie américain est quasi constitutif de son identité, le chancelier Friedrich Merz en est réduit à constater : « Je n’aurais jamais cru devoir dire une chose pareille dans une émission de télévision (…). Il est devenu clair que les Américains, ou en tout cas, cette partie des Américains, ce gouvernement sont largement indifférents au sort de l’Europe. Je suis très curieux de voir quelle trajectoire nous prendrons d’ici au sommet de l’OTAN fin juin, si nous parlerons encore de l’OTAN dans sa forme actuelle, ou si nous ne devrons pas établir beaucoup plus rapidement une capacité de défense européenne autonome ».
La situation à laquelle nous devons faire face est celle que craignait le général de Gaulle. Au-delà de la prescience et de la capacité du vieil homme à se projeter dans un futur lointain qui ne laisse pas d’impressionner, la place qu’il assignait à l’Europe et aux nations qui la compose est de nature à inspirer quelques maximes d’action qui commencent de s’accomplir.
La prééminence des États dans la sécurité du continent
Contrairement à ce qu’on affirme trop souvent, les inquiétudes du Général ne l’ont jamais enfermé dans une orgueilleuse solitude.
Au cœur de l’architecture de sécurité, il plaçait la défense de l’Europe par les Européens, avec la volonté de fonder une identité diplomatique propre. Il le répète à maintes reprises.
Convaincu que la réconciliation et le tandem franco-allemand sont la clef de tout, de Gaulle s’en ouvre au chancelier Adenauer avec lequel il a tenté de nouer une relation particulière — notamment en lui réservant le privilège d’être accueilli, seul de tous les chefs de gouvernement, dans sa thébaïde de la Boisserie. Lors du sommet de Rambouillet en juillet 1960, il lui remet un mémorandum explicite : il s’agit de « mettre un terme à l’intégration américaine, en quoi consiste présentement l’Alliance atlantique et qui est contradictoire avec l’existence d’une Europe ayant, au point de vue international sa personnalité et sa responsabilité. L’Alliance atlantique doit être fondée sur de nouvelles bases. C’est à l’Europe de les proposer. »
Lorsqu’il revient aux affaires, la priorité diplomatique de de Gaulle est de traduire en acte ces intuitions.
Ce sera d’abord à travers le plan Fouchet de 1961-1962, qui propose d’avancer fermement vers une union politique, distincte des communautés européennes, fondée sur la coopération intergouvernementale des nations.
On sait que le chef de l’État avait une profonde réserve à l’égard des institutions communautaires, de la Commission européenne en particulier, accusées d’être des « machins » technocratiques — d’autant plus suspectes qu’elles étaient portées par Jean Monnet, auquel tout l’opposait. Chacun a à l’esprit ses mots féroces : « Dante, Goethe, Chateaubriand, appartiennent à toute l’Europe dans la mesure où ils étaient respectivement et éminemment Italien, Allemand et Français. Ils n’auraient pas beaucoup servi l’Europe s’ils avaient été apatrides et s’ils avaient pensé, écrit quelque Esperanto ou Volapük intégrés… » 8
Mais la critique de la forme institutionnelle ne change rien au fond.
De Gaulle a une ambition européenne, qu’il précise à Michel Debré en 1961 : « Si nous parvenons à faire naître l’Europe de la coopération des États, les Communautés seront de facto remises à leur place. » 9 Elles redeviendront, ce que selon lui, elles n’auraient jamais dû cesser d’être, des « traités de commerce ».
Le plan Fouchet échouera, victime à la fois du refus français de mentionner l’OTAN et de la crainte des États du Bénélux de subir une forme de condominium franco-allemand — le 17 avril 1962, les Pays-Bas et la Belgique mettront leur veto au projet.
La France tentera de relancer la machine en bilatéral franco-allemand.
Ce sera le voyage triomphal du général en RFA qui solde les dettes de la guerre en proclamant « Sie sind ein grosses Volk », et qui permet au Spiegel de titrer : « De Gaulle est arrivé en Allemagne, président des Français et il en repart empereur d’Europe ».
Le traité de l’Élysée du 22 janvier 1963 aurait dû en constituer l’apothéose — le préambule, ajouté par le Bundestag en juin 1963 en sonnera le glas. La chambre basse allemande l’avait, de sa propre autorité, vidé de sa substance en insistant sur « la défense commune dans le cadre de l’Alliance et de l’Atlantique nord » et l’adhésion de la Grande-Bretagne à la CEE, dont Paris ne voulait à aucun prix car il y voyait un cheval de Troie américain.
Malgré l’échec de la voie gaullienne vers l’Europe, il y avait bien une ambition européenne dont le Général précise les contours dans ses échanges avec Alain Peyrefitte : « L’Europe, ça sert à quoi ? Ça doit servir à ne se laisser dominer ni par les Américains, ni par les Russes. À six, nous devrions pouvoir arriver à faire aussi bien que chacun des deux super grands. Et si la France s’arrange pour être la première des six, ce qui est à notre portée, elle pourra manier ce levier d’Archimède. Elle pourra entraîner les autres. » 10
Mutatis mutandis, à 27, dans le cadre de l’Union européenne, ces mots résonnent au présent.
La notion française « d’autonomie stratégique européenne » portée sur les fonts baptismaux dans le discours de la Sorbonne, même repeinte aux couleurs du « pilier européen de l’Alliance » est devenue un principe admis par la plupart de nos partenaires.
Longtemps moquée, acceptée du bout des lèvres dans la « boussole stratégique », handicapée par une certaine arrogance française qui l’avait plombé avec les propos sur « l’OTAN en état de mort cérébrale », elle ne fait plus aujourd’hui débat — même si la lucidité impose d’attendre des résultats concrets. Elle a en tout cas permis à Paris de trouver le « levier d’Archimède » dont parlait le Général.
L’actualité géopolitique remet au premier plan les relations intergouvernementales chères à de Gaulle.
Même si, selon la tentation habituelle de toutes les institutions d’étendre leur sphère de compétence, la Commission s’est dotée d’un Commissaire à la défense — alors qu’en vertu des traités la défense relève de la compétence exclusive des États — force est de constater que la méthode intergouvernementale a le vent en poupe. Ce qui aujourd’hui fonctionne le mieux en matière de défense est, de l’avis général, l’Agence Européenne de défense (AED) qui réunit les États membres en format intergouvernemental, et l’OCCAR (Organisation conjointe de coopération en matière d’armement) qui est totalement indépendante des institutions européennes.
Les inquiétudes du Général ne l’ont jamais enfermé dans une orgueilleuse solitude. Jean-Louis Thiériot
Plus encore, face aux défis de la guerre en Ukraine et du potentiel désengagement américain, ce sont les coalitions capacitaires, comme l’initiative ELSA en matière de missiles de longue portée, ou les coalitions ad hoc qui portent le plus manifestement la voix de l’Europe.
La coalition des volontaires, réunis au sommet de Londres le 2 mars 2025 pour soutenir l’Ukraine, a mis en lumière le rôle prééminent des États.
Le 10 mai 2025, ce sont encore les États, les puissances européennes — France, Grande-Bretagne, Pologne, Allemagne — qui sont au rendez-vous de Kiev pour appeler à un cessez-le-feu et envisager l’envoi d’une force de réassurance « en deuxième rideau ». Rien n’exclut que demain, l’Italie ne s’y joigne, car ne pas être de ce concert des grandes puissances signifierait de ne plus en être une.
Ainsi, l’Europe parle par la voix de ses chefs d’État ou de gouvernement — non par celle de sa haute représentante Kaja Kallas.
Constater cela n’est pas faire offense à l’Union.
À 27, avec des pays qui ne partagent pas la même vision — la Hongrie et Slovaquie au premier chef — l’avenir est aux cercles concentriques rassemblant ceux des Européens qui veulent agir ensemble.
Pas de diplomatie forte sans redressement économique
Trop peu d’observateurs se penchent sur le lien consubstantiel qu’établit le général de Gaulle entre « politique de grandeur » à l’international et rétablissement des finances publiques et de la prospérité économique. Pour lui, comme le dit si justement Maurice Vaïsse, « l’intendance ne suit pas, mais elle précède » 11.
Dès le 13 juin 1958, il lance le fameux « emprunt Pinay » pour assurer les besoins les plus urgents, et prépare la mission Rueff-Pinay qui sera lancée le 30 septembre 1958.
Depuis le début de la décennie 1950, de Gaulle a observé la constante dégradation des comptes de la nation.
Malgré la croissance, le déficit budgétaire — qualifié alors d’ « impasse budgétaire » — oscille entre 3,9 et 4,7 % du PIB, le déficit commercial est considérable au point que les importations doivent être contingentées, et l’inflation fluctue entre 7 et 15 % par an.
Tout cela n’est pas sans conséquences internationales.
La France dépend des prêts américains et de l’aide du FMI. En 1956, la spéculation contre la livre a contribué au fiasco de l’affaire de Suez. En 1957, le déficit budgétaire atteint 4,9 %, et en 1958, la situation s’aggrave encore. Les droits de tirage sur le FMI sont épuisés. La France croule sous les dettes : elle doit 3 milliards de dollars aux États-Unis, dont 1,5 milliards exigibles à moins d’un an.
Jean Monnet doit se livrer à l’humiliante démarche d’aller quémander un prêt de 650 millions à Washington. Il est accordé sur la base des loyers dus par l’OTAN — la tutelle n’est pas loin. Le déficit budgétaire atteint 5 % du PIB et la balance des paiements devient de plus en plus précaire. Les réserves de devises sont presqu’épuisées : en mai, elles ne dépassent pas 610 millions, soit cinq semaines d’importation.
Comme l’écrit alors Emmanuel Hamel, haut-fonctionnaire du commissariat au Plan, « la France est gaspillée (…). Lorsque les réserves en devise sont volatilisées et de ce fait l’indépendance nationale menacée par une situation économique et financière qui place la France dans une situation de mendiant vis-à-vis de l’étranger, quels sentiments peuvent habiter l’âme des Français, si ce n’est le scepticisme, la colère ou le désespoir ? » 12
En clair, la France vit alors sous perfusion américaine.
De Gaulle est formel : « notre pays (…) ne peut compter à l’extérieur que si son activité est accordée à son époque » 13. Tant que l’ordre n’aura pas été rétabli dans ses finances, que signifie l’idée même de souveraineté, de « grand dessein » pour la France ?
Trop peu d’observateurs se penchent sur le lien consubstantiel qu’établit le général de Gaulle entre « politique de grandeur » à l’international et rétablissement des finances publiques et de la prospérité économique. Jean-Louis Thiériot
Moins spectaculaire que l’adoption d’une réforme constitutionnelle ou la fin de la guerre d’Algérie, le redressement de l’économie française entrepris par le général de Gaulle est un modèle stratégique et tactique qu’il qualifie lui-même de singulier, de « service extraordinaire ».
Stratégiquement, de Gaulle choisit de réformer de fond en comble le système.
La mission qu’il confie en septembre au comité Pinay-Rueff est globale. Il s’agit de présenter un « plan sans demi-mesures » pour faire face « à l’ensemble du problème financier ». Jacques Rueff, inspecteur des finances, libéral assumé, membre du groupe X-crise et intervenant au fameux colloque Walter Lippmann en est la cheville ouvrière. C’est lui qui coordonne les travaux des experts auditionnés.
Antoine Pinay est convaincu par le résultat. Le 12 novembre, saisi par « le caractère total du plan », il lance : « Il existe deux méthodes, la tisane et la chirurgie. Je suis partisan de la chirurgie, à condition que la politique économique forme un tout. »
De Gaulle, à son tour, « adopte le projet des experts » : « Du point de vue de la technique, taux, date, spécification, je m’en remets, dans l’ensemble aux spécialistes qui me le soumettent. Mais c’est ce que le projet a de cohérent et d’ardent, en même temps que d’audacieux qui emporte mon jugement. » 14
Le plan s’articule en deux volets — outre la création du nouveau franc : une politique de rigueur et une politique d’ouverture au monde.
La politique de rigueur, c’est la baisse du déficit pour 1959 de 1200 à 587 milliards, par la baisse des dépenses, y compris sociales, et des hausses d’impôts ciblées telle qu’une augmentation de 2,4 % de la TVA.
La politique d’ouverture au monde, c’est le choix d’appliquer le traité de Rome au 1er janvier 1959 sans user des clauses de sauvegarde. Il s’en explique avec des accents quasi schumpétériens : « À présent le système endort et isole (…). C’est une certaine sécurité mais une médiocrité certaine que les barrières de douanes (…) ont apporté à notre industrie, à notre agriculture, à notre commerce. Au contraire la compétition leur fera tout à la fois courir des risques et sentir l’aiguillon. » 15
Tactiquement, la mise en œuvre est un modèle de Blitzkrieg politique.
Redécouvrir en pleine conscience le lien entre puissance géopolitique, souveraineté et performance économique et budgétaire, constitue une injonction gaullienne par excellence auquel il appartient au politique de répondre. Jean-Louis Thiériot
Fort du droit de légiférer par ordonnance pour 6 mois qui lui a été conféré par le référendum du 28 septembre, fort de la légitimité politique résultant du référendum adoptant la constitution de la Vème République, et enfin fort de son succès aux législatives de novembre, de Gaulle signe une cinquantaine d’ordonnances entre le 27 décembre et le 2 janvier. On connaît la suite : l’accélération des « Trente Glorieuses » et le rétablissement de l’équilibre budgétaire à partir de 1963.
Il serait naturellement absurde de chercher à transposer directement les maximes d’action du général de Gaulle. L’intégration européenne a eu lieu. Dans certaines limites, l’euro met notre pays à l’abri d’une crise monétaire. Les défis ne sont plus les mêmes.
Mais redécouvrir en pleine conscience le lien entre puissance géopolitique, souveraineté et performance économique et budgétaire, constitue une injonction gaullienne par excellence auquel il appartient au politique de répondre.
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L’Europe est aujourd’hui confrontée au double défi de devenir une puissance géopolitique, capable d’assumer la remontée en puissance de son outil de défense, et de reconquérir sa compétitivité, dans des secteurs aussi stratégiques que l’IA ou le spatial — sans parler du risque de domination des GAFAM qui suivent leur agenda propre. Le rapport de Mario Draghi comme celui plus récent coordonné par le Commissaire Kubilius ne disent pas autre chose.
La France, avec sa singularité de puissance dotée de l’arme nucléaire et de membre permanent du Conseil de sécurité, doit répondre à ces défis. Elle reste lestée de son lourd déficit budgétaire, du poids des injonctions contradictoires et d’un modèle social inopérant, écrasé par 57 % de dépense publique largement causée par des transferts sociaux hors contrôle.
La sécurité de l’Europe et le poids de la France en Europe dépendent de notre capacité à articuler lucidité géopolitique et réforme du modèle socio-économique.
Ce n’est pas une vaine nostalgie que de constater que l’état du monde nous renvoie à un moment gaullien, où cohérence et vision globale sont d’ardentes obligations. C’est, pour reprendre un mot fétiche du Général constater que « tout se tient », pour la France et pour l’Europe.
Sources
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Charles de Gaulle, Le fil de l’épée. Avant-propos, 1932.
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Cette expression désigne le mélange singulier d’orgueil national et de mythologie assumée, dont Maurice Vaïsse a dressé un époustouflant tableau dans La Grandeur, Politique étrangère du Général de Gaulle (1998).
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Lettre et mémorandum du général de Gaulle au général Eisenhower, 17 septembre 1958.
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MAE, Secrétariat général, Entretiens et messages (1956-1966), volume 7, entretien de Gaulle/Spaak (secrétaire général de l’OTAN), 28 février 1959. Note au sujet de l’audience accordée par le général de Gaulle à M. Vinogradov, 6 mars 1959.
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MAE, Secrétariat général, Entretiens et messages (1956-1966), volume 15, entretien du général de Gaulle et de Sergueï Vinogradov, 15 novembre 1961.
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Gérard Araud, Nous étions seuls. Une histoire diplomatique de la France 1919-1939, Tallandier, 2023.
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Alain Peyrefitte, C’était De Gaulle, Gallimard, 2002.
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Conférence de presse de Charles de Gaulle, Paris, 15 mai 1962.
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Charles de Gaulle, Lettres, Notes et Carnets. 1958-1960, Plon, 1985.
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Alain Peyrefitte, C’était De Gaulle, Gallimard, 2002.
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Maurice Vaïsse, La Grandeur, Politique étrangère du Général de Gaulle, 1998.
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Emmanuel Hamel, Les atouts français, Plon, 1958.
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Charles de Gaulle, Allocution du 10 août 1967, INA.
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Charles De Gaulle, Mémoires d’Espoir, 1970-1971, Plon, 1999.
RECTIFICATIF avec toutes nos excuses
« Il serait naturellement absurde de chercher à transposer directement les maximes d’action du général de Gaulle. L’intégration européenne a eu lieu. Dans certaines limites, l’euro met notre pays à l’abri d’une crise monétaire. Les défis ne sont plus les mêmes. » L’auteur n’a pas tort encore faudrait-il, qu’à l’image du Gl de Gaulle, nos apprentis gouvernants sachent prendre de la hauteur géopolitique, économique et sociale .Nous en sommes loin et le drapeau Français flottant au sommet de la Cathédrale de Strasbourg selon les vœux comme signe de victoire sur l’ennemi du GL ne donne plus à penser aujourd’hui à nos dirigeants qu’à une bonne choucroute dans la Petite France.
Merci Ralbol pour cette synthèse indiscutable. Ce qui est le plus dramatique dans cette situation, cette position des « Occidentaux »(en n’oubliant pas l’ancien Commonwealth) et surtout en UE, c’est la couardise, la « trouille »à peu près généralisée qui nous fait nous coucher devant les anglos-saxons et autres mondialistes financiers qui tirent les ficelles. Il faudrait les mettre eux aussi dans une position de peur, « individuellement »; c’est aussi une forme de stratégie…
C’est bien parce que l’Histoire porte les enseignements évidents pour choisir des stratégies, que les politiques et intellectuels « modernes » disent qu’elle n’a pas d’importance et que son enseignement même est bafoué. Cette belle synthèse en est un parfait exemple. Un petit détail justement historique. À Suez, où j’étais, à bord du Jean Bart, lorsque nous vîmes la flotte anglaise appareiller, prendre le large sans plus d’explications, nous reçûmes peu après des injonctions de quitter les lieux sous menace de la flotte soviétique, ceux-ci ayant passé des accords de défense avec Nasser. À croire qu’une connivence indirecte était en place entre Moscou et Washington pour nous faire dégager.
« Le retour du recours désinhibé à la force primant sur le droit » !!.. J’arrive seulement à la 3ème ligne, et déjà je sursaute !.
Parlons en de ce recours désinhibé à propos de cette guerre Otan/Russie !. :
1) en 2014 : coup de force à Kiev pour renverser le chef d’Etat légitimement élu, avec le soutien très actif de la CIA (c’est officiellement reconnu).
2) Dès 2014, Armement massif de l’Ukraine par les Américains et les Européens en prévision d’une guerre qui était voulue, programmée et planifiée contre la Russie, de l’aveu même de responsables Ukrainiens et de nombreux experts neutres qui l’évoque désormais.
3) suppression par Kiev de divers droits légitimes à l’encontre de la population Russophone d’Ukraine (langue, religion, etc..)
4) bombardement du Donbass par l’armée de Kiev entre 2014 et 2022 : environ 14.000 morts dont une grande majorité de civils. Silence total des médias occidentaux.
5) mépris total et complet des occidentaux à la proposition faite par Poutine en Novembre 2021 d’une grande conférence sur la sécurité en Europe incluant le respect (enfin !.) des accords de Minsk. Cela constituant une ultime démarche pour éviter la guerre. Démarche purement et simplement ignorée !.
L’opération militaire spéciale du 24 février 2022 a effectivement été déclenchée par la Russie, non pas pour envahir l’Ukraine, mais pour faire pression sur le gouvernement Ukrainien afin d’engager des négociations sur la neutralité de l’Ukraine et son abandon d’entrer dans l’Otan, ET … pour devancer une grande et massive offensive des forces Ukrainiènnes qui était programmée pour mars 2022 contre le Donbass.
La venue à Kiev de Boris Johnson en mars 2022 pour stopper la signature des accords d’Istanbul entre la Russie et l’Ukraine, afin de laisser libre cours à la guerre par PROXI avec le sang des Ukrainiens. On reconnait là la grande « moralité » des occidentaux qui ont ainsi inventer un nouveau concept capitalisto-mondialiste : « comment faire mourir les autres pour notre plus grand bénéfice sans avoir à verser une seule goute de notre sang » !…
Et après cet énième crime des occidentaux (après l’Afghanistan, l’Irak, la Syrie, la Libye, etc..) commis en sacrifiant l’Ukraine aux intérêts des Anglos-Saxons, des multinationales US et des Russophobes pathologiques de Bruxelles, voulez vous, Alain Kerhervé, me faire croire que c’est Poutine qui a cédé au recours désinhibé à la force primant sur le droit ??. Un peu de lucidité et d’humanité svp.
J’ai voulu montrer, quelque soit l’auteur, que la seule référence encore vivante en France est le Général. Il n’y a aucun autre. Même les plus anti-gaulliste s’y réfère.
Quelle plaisanterie ! Ce député « Les Républicains », proche de la clique gouvernementale, veut se faire passer pour « gaulliste » de stricte observance quand il appartient à une équipe européiste, atlantiste, gauchiste sur le plan sociétal, et qui a vendu sans barguigner tant de fleurons de l’industrie française aux intérêts US. Quel cynisme ! Il ne suffit pas d’écrire le nom de De Gaulle et de se draper dans sa politique de naguère pour faire oeuvre de patriotisme… La France actuelle, méprisée, voire haïe, du monde entier sauf du petit bout d’Europe occidentale entre Albion et le Reich décadent, trahit le Grand Charles dans les grandes largeurs ! Allons, Alain, redressez-vous et ouvrez les yeux : tout ce qui brille n’est pas or et le toc sonne creux ! – JK
« La sécurité de l’Europe et le poids de la France en Europe dépendent de notre capacité à articuler lucidité géopolitique et réforme du modèle socio-économique. « vaste programme pour des apprentis gouvernementaux de la France !!!!!