Jean-Luc Barré : « Même Mélenchon se réfère à de Gaulle, c’est dire… »

La statue du général de Gaulle des Pavillons-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis a été vandalisée. (Illustration) - afp.com/Leon Neal

C’est le premier tome, de près de 1 000 pages, d’un monumental triptyque biographique sur Charles de Gaulle. Dans De Gaulle, une vie. L’homme de personne, l’écrivain, historien et éditeur Jean-Luc Barré se penche avec bonheur sur l’enfance, les années de formation, les déceptions au sein de l’armée et la guerre du général jusqu’en 1944. L’ouvrage vient d’être couronné par le prix Renaudot essai.

Pour L’Express, Jean-Luc Barré s’étonne des confusions mémorielles autour de De Gaulle, dont la figure est aujourd’hui récupérée de la gauche jusqu’à l’extrême droite. Le biographe précise ses positions sur la Russie, Israël, le nationalisme ou le colonialisme, et explique en quoi sa vision stratégique n’a plus d’héritier aujourd’hui au sein de la classe politique française.

L’Express : « Encore une biographie de De Gaulle », soupireront certains. Que leur répondez-vous ?

Jean-Luc Barré : La vérité est qu’il y a énormément de textes sur de Gaulle, mais très peu de biographies. La première est celle de Paul-Marie de La Gorce, puis il y a eu Jean Lacouture en 1984, Eric Roussel en 2002 et Julian Jackson plus récemment. Les biographies sont rares, car le sujet est monumental, et les archives ont mis du temps à s’ouvrir. Avec Devenir de Gaulle, j’ai été le premier à accéder aux archives privées du Général. Et il y a encore des archives fermées, notamment sur la période de 1958 à 1970.

Depuis cinquante ans, on a mythifié, embaumé, encensé la mémoire de De Gaulle. Je pense que le temps est venu d’une biographie distancée. J’ai voulu montrer la complexité du personnage, qui reste matière à réflexion et investigation. Et j’ai souhaité aller contre l’esprit du temps qui veut que tout le monde puisse piller, récupérer la mémoire de De Gaulle pour lui faire dire ce qu’il n’a jamais dit ni pensé. Le retour aux sources s’impose.

Vous semblez très critique sur la biographie de Julian Jackson parue en 2019, pourtant encensée par la presse française…

On a encensé ce livre pour deux raisons, me semble-t-il. La première, est qu’il s’agit d’un professeur d’université, la seconde est que son auteur est anglais. Alors que les Britanniques ont justement été incapables de comprendre cette figure totalement baroque et invraisemblable pour eux ! Quand on lit la biographie de Jackson, on s’aperçoit qu’il bute à chaque page sur ce personnage historique qui parle de lui à la troisième personne et se prend pour Jeanne d’Arc. Le livre est d’ailleurs dénigrant. Julian Jackson affirme par exemple que de Gaulle, le 25 août 1944, n’a pas remercié les Alliés et la Résistance en arrivant à l’Hôtel de ville. C’est une erreur, sans doute involontaire. Je pense qu’il a confondu la version enregistrée du discours avec l’intégralité du texte. Car, quand on lit celui-ci, on voit que de Gaulle salue bien les Alliés et les combattants de l’intérieur.

Autre exemple : quand de Gaulle est à Bordeaux en 1944 pour reprendre la main sur les mouvements résistants, il tombe sur Maurice Papon, qui fait partie de la nouvelle administration. Pour Jackson, c’est un indice que de Gaulle aurait été indifférent à la persécution des juifs. Alors qu’il ne savait probablement rien du rôle de Papon durant la période ! Il a fallu des décennies pour que son rôle soit mis au jour. Et par ailleurs, Papon a rendu certains services à la Résistance, ce qui ne l’exonérait bien sûr pas des  déportations. Jackson affirme aussi qu’aucun Français n’a participé au débarquement en Normandie. Il y en avait certes peu, mais quand même… Il s’agit donc d’une biographie insidieuse du général de Gaulle. Peut-être a-t-elle été appréciée à ce titre.

Pourquoi avez-vous titré ce volume L’Homme de personne ? Une formule utilisée, non sans culot, par de Gaulle dans un document de propagande, en août 1940, commandé par le gouvernement anglais afin de le faire connaître…

Alors qu’il dépend de ses hôtes britanniques, il est déjà dans cette posture de l’homme qui ne veut rien devoir à personne. D’emblée, il affirme de manière intransigeante, dans une situation de grande précarité, une forme d’indépendance. Le génie de De Gaulle, c’est d’avoir inventé ce personnage qui n’est pas totalement lui, comme un grand acteur invente celui qu’il veut interpréter au théâtre. Il y a là une forme d’orgueil, celle de se projeter dans la troisième personne, mais aussi d’humilité, puisqu’il fait abstraction de lui-même pour devenir un mythe dédié à la France. Bien sûr, les Anglais ne s’attendaient pas du tout à devoir affronter un tel phénomène.

“Je ne lui connais pas d’amis. J’ai eu beau chercher”

« Tout paraît très ancien chez de Gaulle », écrivez-vous, à commencer par son nom. Et en même temps, cet homme ancré dans la tradition est aussi un dissident capable de s’adapter aux circonstances nouvelles. Comment l’expliquer ?

C’est un homme qui s’inscrit dans l’histoire française, dont il se veut l’héritier et le garant, alors que cette histoire est devenue celle d’un naufrage. Pour lui, l’histoire de France intègre tout, y compris la Révolution. Il est ainsi plus barrésien que maurrassien. A 50 ans, il connaît si intimement cette histoire nationale qu’il s’identifie à elle, au nom de la défense d’un peuple en péril. Mais de Gaulle est aussi un homme d’action. Sa grande mutation est d’être passé du statut de soldat à celui d’homme d’Etat. Il n’a jamais pu être un grand chef de guerre, la faute aux circonstances. Mais il a connu une longue période de maturation entre les deux guerres, période durant laquelle il a réfléchi en termes de stratégie politique, prenant conscience que la France aurait besoin tôt ou tard d’un homme providentiel. Déjà, dans Le Fil de l’épée, en 1932, il esquisse les traits de ce personnage. Mais personne d’autre que lui n’a été capable de l’incarner, étant le seul à avoir une vision des grands enjeux nationaux et internationaux. Chez de Gaulle, la réflexion vient de loin et se forge au contact des événements.

Selon vous, « paradoxalement, Philippe Pétain est peut-être l’homme qui lui aura le plus appris en matière d’anticonformisme et d’insoumission ». Vraiment ?

Pétain était à l’origine un anticonformiste, un personnage très singulier dans l’armée française. Il n’est devenu général que tardivement, durant la guerre de 1914. Lui-même était provocateur, iconoclaste, capable de faire la leçon à un supérieur. De Gaulle était impressionné par la capacité d’indépendance de cet homme, un militaire qui, lui non plus, n’a pas été reconnu tout de suite à la hauteur de ses talents. Mais il a aussi saisi les failles de Pétain, une part de dilettantisme qui le portait vers les femmes avec le souci de ne jamais s’engager avec aucune, sinon sur le tard. De Gaulle les aimait lui aussi, mais selon une approche plus classique et sans leur consacrer l’essentiel de sa vie. Pétain est devenu conformiste avec le temps, à force de crouler sous les honneurs.

Vous montrez le management rude et autoritaire de De Gaulle, notamment à Londres. Cela ferait tiquer aujourd’hui…

Il y a chez lui une raideur incontestable. Mais il faut aussi voir d’où vient cette arrogance qui lui fait prendre tout le monde de haut. De Gaulle s’est forgé dans la solitude. Pour le comprendre, il faut revenir sur les périodes où il a été marginalisé au sein de l’armée. La captivité a notamment été pour lui une expérience très douloureuse, car il a, d’une certaine manière, raté la guerre de 1914. Ensuite, il a été constamment rabroué, échouant à faire passer les réformes qui s’imposaient entre 1920 et 1940 face à la menace totalitaire. Il s’est ainsi construit une carapace qui ne le rendait pas spontanément avenant.

Je ne lui connais d’ailleurs pas d’amis. J’ai eu beau chercher. De Gaulle a eu des compagnons, des protecteurs comme Emile Mayer, mais des amis, non. Il s’est inventé dans la solitude. Pour lui, le chef, le grand homme ne peut d’ailleurs être l’ami de personne. A Londres, quand il voit le colonel Passy ou Romain Gary, la façon dont il leur demande de décliner leur identité est pour le moins brutale. Mais en même temps, il a toujours été très attentif à l’égard des petites gens, traitant extrêmement bien les hommes placés sous ses ordres. On reconnaît là l’aristocrate. Ceux qu’il traitait le plus mal, c’était ses supérieurs.

“Chez de Gaulle, s’est toujours exprimée la conviction que la France a vocation à s’entendre avec la Russie”

Comment expliquer que très tôt, il a pressenti la fin inéluctable de l’aventure coloniale pour la France ?

Comme Clemenceau, il pensait que c’était un détournement de ce qui devait être l’objectif primordial de la nation, à savoir la défense du territoire métropolitain. Il avait conscience que la bataille ne se jouerait pas au Tonkin ou à Libreville, mais dans l’Est et le Nord de la France.

Dans ce livre, je combats l’idée d’un de Gaulle pragmatique. Vouloir le réduire aux circonstances, c’est oublier les visions profondes qui ont guidé son destin. Dès 1912, son choix de ne pas servir dans les colonies est délibéré, alors qu’il était à l’évidence plus distrayant d’aller en poste en Indochine ou au Maroc qu’à Arras. En 1931, à Beyrouth, il appelle la jeunesse libanaise à constituer un Etat indépendant, s’exprimant au nom du représentant de la France. J’ai retrouvé des rapports dans lesquels il explique que les colonies peuvent être un atout économique pour la France, mais qu’il faut faire attention aux revendications des populations. Car si on s’enterre dans le conservatisme, tôt ou tard l’Empire sera condamné. Il a écrit cela dans les années trente. En 1943, avec Georges Catroux, il engage les premières mesures en faveur de l’émancipation des populations algériennes.

Cet homme-là était donc totalement mûr pour comprendre qu’il faudrait un jour rendre leur liberté à ces pays colonisés. Mais en même temps, dans les circonstances d’une guerre mondiale dans laquelle la France devait préserver sa souveraineté et son influence, il a jugé que le moment n’était pas venu de leur accorder dès 1945 cette indépendance, surtout quand les Anglais attendaient derrière la porte. Il y a ainsi chez de Gaulle une double conscience que ces pays sont voués à l’indépendance, mais que celle-ci ne doit pas aller contre l’intérêt immédiat de la France.

Cible de haines féroces de son vivant, de Gaulle est aujourd’hui brandi par tout l’échiquier politique, de la gauche jusqu’à l’extrême droite. Qu’en pensez-vous ?

Même Jean-Luc Mélenchon vient de se référer à lui au sujet de la conférence de presse de 1967 sur Israël. C’est dire… A ce moment-là, on n’a retenu que la phrase « Les juifs, un peuple sûr de lui et dominateur », ce qui dans son esprit était d’ailleurs un hommage. La preuve en est que de Gaulle a alors confié à son fils : « J’aurais aimé pouvoir dire la même chose du peuple français. » En tout cas, il a adressé à Israël une mise en garde prémonitoire sur le danger de la colonisation des territoires palestiniens. Ce qui ne veut pas dire qu’il aurait approuvé le terrorisme du Hamas. Une telle interprétation relève d’un abus de mémoire.

Quant à l’extrême droite, je rappelle quand même que celle-ci a essayé à plusieurs reprises de tuer de Gaulle, au nom de l’Algérie française. En 1965, son candidat, Jean-Louis Tixier Vignancour, a appelé à voter en faveur de Mitterrand pour empêcher la réélection du Général. Sur la question du nationalisme, je pense que de Gaulle a été vacciné, si je puis dire, au moment des accords de Munich en 1938. C’est un véritable tournant, alors qu’il évoluait jusque-là plutôt dans un courant en partie maurrassien. Mais à ce moment-là, il a vu que ces mêmes nationalistes abdiquaient devant Hitler. On l’a oublié, mais Maurras a approuvé Munich. De Gaulle va ainsi dépasser le nationalisme une fois pour toutes. Il défend l’idée de nation, mais celle-ci ne doit pas être pour lui repliée sur elle-même. En juillet 1944, dans l’avion qui le conduit pour la première fois aux Etats-Unis, il confie à l’un de ses proches : « Je ne ferai pas la France maurrassienne, xénophobe. » Il veut une France qui rayonne, tournée vers le monde, et dotée d’un rôle de médiateur.

D’Henri Guaino à son petit-fils Pierre de Gaulle, les voix les plus conciliantes avec la Russie de Poutine au sujet de la guerre en Ukraine l’ont souvent fait au nom du gaullisme…

Chez de Gaulle, s’est toujours exprimée la conviction que la France a vocation à s’entendre avec la Russie. En 1935, il est partisan du pacte d’assistance mutuelle avec l’Union soviétique. Mais il ne parle jamais d’URSS. Chez lui, il y a l’idée que tôt ou tard l’idéologie communiste disparaîtra, et que la Russie ne se confond pas avec elle. En 1941, il se sert aussi de celle-ci comme contrepoids face aux Américains. Mais au-delà de ces considérations stratégiques, il estime que l’entente franco-russe fait sens du point de vue de l’équilibre des nations. Plus tard, il dira aussi que l’Europe ne doit pas se construire contre la Russie. On a fait tout l’inverse depuis lors. Aux yeux du Général, cette grande tradition d’entente avec la Russie n’est nullement incompatible avec une entente avec les Etats-Unis. Au moment de la crise de Cuba, quand une menace sérieuse a pesé sur les Etats-Unis, il n’a d’ailleurs marqué aucune hésitation et s’est engagé du côté américain.

De Gaulle s’est entendu avec Staline, ce qu’on peut imaginer de pire en matière de tyran. Je ne sais pas ce qu’il aurait fait avec Poutine. Il a toujours défendu l’indépendance des peuples et, de ce point de vue-là aurait défendu l’Ukraine dans la mesure où celle-ci a été agressée de façon manifeste. Mais il n’aurait sans doute pas tourné le dos à Poutine, ce qui fait qu’aujourd’hui la France ne joue plus aucun rôle de médiateur, ayant notamment oublié le fait que cette tradition d’amitié franco-russe ne signifie pas faire alliance avec tel ou tel potentat, mais avec la Russie en tant que nation.

“Le « en même temps » macronien n’a rien à voir avec ce rôle d’intermédiaire tel que le concevait de Gaulle”

Certes, mais la France a encore perdu de sa puissance en comparaison avec l’époque de De Gaulle…

Oui, mais pour autant, elle fait défaut aux autres peuples quand elle se tait. Nous sommes restés pour eux une référence, le pays des libertés et nous avons une histoire et des liens avec nombre d’entre eux sur tous les continents. De Gaulle avait compris que la France pouvait toujours avoir une influence. Le rôle de médiateur est un substitut au rôle de grande puissance qu’elle a pu exercer les siècles précédents. On l’a bien vu en 2003 au moment de la guerre en Irak. Mais aujourd’hui, nous reculons sur tous les fronts. En Afrique, et vis-à-vis des peuples arabes, sans parler de la Russie. Le résultat est que les Ukrainiens sont tout aussi mécontents de la France qu’ils ne trouvent pas assez engagée à leurs côtés. Le « en même temps » macronien n’a rien à voir avec ce rôle d’intermédiaire tel que le concevait de Gaulle, en sachant prendre des positions nettes et claires quand elles s’imposaient.

A vous lire, les vrais visionnaires ont disparu de la politiquePourquoi ?

Personne n’a aujourd’hui, dans la classe politique, à gauche comme à droite, une capacité à se projeter dans l’Histoire. Nos responsables n’ont plus de vision du monde ou de la France sur les trente prochaines années, ils ont simplement une culture de parti ou du pouvoir. Ils ne savent que réagir à l’actualité. De telle sorte qu’ils oscillent entre déclinisme et cécité. Or, ce qui caractérisait de Gaulle, c’était le refus de la fatalité. Le gaullisme est une école de l’énergie et de l’intuition.

Pour conclure, de Gaulle est donc aujourd’hui partout, et en même temps nulle part…

Oui. Ce qui est paradoxal, c’est de se réclamer à tel point de lui, tout en ayant aussi peu d’imagination. Le gaullisme n’est pas une doctrine rigide, mais avant tout une capacité d’inventer l’avenir à partir de quelques idées fortes. Faire preuve de gaullisme suppose une façon de gouverner le pays et de penser le monde. De Gaulle était hanté par la préservation de l’unité nationale. Qui aujourd’hui se soucie de cela ? Le gaullisme est une façon d’incarner l’unité de la nation, non de susciter des débats qui la divisent. Cela fait partie de la mystique gaulliste. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille s’interdire de bouleverser l’ordre des choses. Mais sans perdre de vue le souci de l’unité. Tel est en tout cas le rôle du chef de l’Etat selon de Gaulle.


De Gaulle, une vie. L’homme de personne, 1890-1944. Tome 1, par Jean-Luc Barré. Grasset, 992, 30€.


 

2 commentaires sur Jean-Luc Barré : « Même Mélenchon se réfère à de Gaulle, c’est dire… »

  1. Gilles Le Dorner // 2 décembre 2023 à 13 h 12 min //

    C’ est comme un gargarisme de petites madeleines / mais c’ est , en contexte et en contexte où s’ abstenir est taxable de complaisance et s’ exprimer taxable de complotisme , comme sauter en cabris . La barbarie est barbarie , le terrorisme est terrorisme , la vengeance comme talion est vengeance comme talion , le crime est crime , le fourvoiement en crime en humanité humanitaire est aussi fourvoiement en escalades . Cessez le feu

  2. Une remarquable analyse.
    On imagine tout connaître du Général et…

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