La France, première servie

 

Le texte de cet entretien est à paraître aux éditions DDB dans le cadre d’un ouvrage collectif consacré à l’idée de nation.

  

Pierre-Yves Rougeyron. – Francis Bacon disait « Les Français sont plus sages qu’ils ne paraissent et les  Espagnols paraissent plus sages qu’ils ne sont », pourtant ils n’arrivent plus à susciter de chef incarnant leur nation, est-ce une question de conditions structurelles ou conjoncturelles ?

maphoto Raphaël Dargent. – Sans doute est-ce un moment de l’histoire de France qui correspond à un moment de l’histoire du monde, un moment qui s’explique par un contexte particulier : celui d’un XXe siècle particulièrement guerrier et peu avare en « chefs », en bien ou en mal ; il se trouve que l’humanité a eu son lot de grands hommes et qu’il semble qu’elle en ait fait, si je puis dire, une indigestion. L’idéologie libérale-libertaire des années 60 a fait le reste, diffusant partout un égalitarisme, un indifférentialisme, un relativisme qui ébranlèrent les valeurs d’autorité et de hiérarchie. Cela ajouté à l’émergence d’un consumérisme débridé et d’une révolution technique majeure qui annihile les frontières, et vous pulvérisez les sentiments d’appartenance nationale aussi bien que les principes et les valeurs qui les fondaient. Depuis quarante ans, l’heure n’est donc plus, ni aux chefs charismatiques ni aux nations, mais aux gouvernants gestionnaires interchangeables et aux organisations internationales ou supranationales. Les peuples semblent s’en contenter, mais jusqu’à quand ? Pour la France, le cycle des grands hommes se referme avec de Gaulle, celui des grands écrivains avec Sartre, Camus, Malraux. Depuis, nous naviguons en basses eaux, dans des temps ordinaires ou médiocres – c’est comme on veut. Quelques bateleurs nous suffisent pour avoir l’illusion d’être gouvernés, quelques marchands de papier nous permettent de croire que nous avons encore une littérature de rang mondial. Le Français est ainsi fait qu’il aime se duper lui-même, et se croire au-dessus de ce qu’il est, vivant de son passé, refusant de regarder en face la réalité. Cela peut être une qualité quand il s’agit de redresser la tête et se sortir d’un mauvais pas. Als ob, faire « comme si », ce fut le génie de De Gaulle qui, écrit remarquablement Romain Gary, en « Vieux Magicien, de son ombre magnifique, avait si largement recouvert le pays de France que celui-ci paraissait bien plus grand  et bien plus important qu’il n’était en réalité. »  Mais une telle attitude s’avère aussi ridicule que néfaste quand il s’agit de ne rien faire, de renoncer à soi et de se laisser sombrer. Aujourd’hui, nous en sommes là. Nous vivotons de nos grandeurs passées sans jamais rien en tirer de leçons de courage et de convictions pour le présent. La conjoncture, pour répondre précisément à votre question, n’est donc pas bonne. Evidemment, il ne faudrait pas qu’elle dure trop longtemps. Plus la conjoncture dure et plus les structures en sont modifiées. Il n’est jamais bon pour un pays pas davantage que pour un homme – de dormir sur ses lauriers alors qu’on décline, de subir sans le reconnaître la loi des autres, de fanfaronner alors qu’on recule partout ;  on finit par perdre la face en même temps que l’envie de se battre, on finit par être ridicule à force de se croire encore au premier rang alors qu’on n’est plus rien.

Mais l’histoire est ainsi faite qu’elle va et vient entre gouffres et sommets, décadence et grandeur, Péguy disait « période » et « époque ». Je n’ai jamais cru qu’il y avait une « fin de l’Histoire » ; pourquoi par exemple le capitalisme l’aurait-il définitivement emporté ? Pourquoi n’y aurait-il plus de conflits mondiaux ? Pourquoi le temps des nations serait-il dépassé ? La crise financière américaine, la montée en puissance d’un islamisme radical, le retour de la Russie, l’affirmation de la Chine, le réveil des forces nationales en Europe montrent assez que l’histoire n’est pas finie et qu’il faut être bien naïf pour le croire. Dans ce contexte, je ne peux pas imaginer qu’il y ait une fin de l’histoire de France. Nous finirons bien par trouver, dans notre histoire justement, les ressources nécessaires pour repartir de l’avant et remonter la pente. C’est de Gaulle qui a raison quand il confie à Malraux à la fin des Chênes qu’on abat : «  La France en a vu d’autres. Ça n’allait pas très bien le jour du traité de Brétigny, ni même le 18 juin. »

Il est fort pertinent que vous commenciez par la question du chef. Vous savez que je crois beaucoup à cette notion de chef, que je la défends beaucoup même si elle n’est pas du tout bien vue de nos jours. Oui, toute organisation, toute structure, toute cause ne peut être portée que par un chef, par un leader charismatique. En réalité, je ne crois pas que ce sont les peuples qui font l’Histoire mais seulement un petit groupe d’hommes, ceux-là qui justement entraînent les peuples et, parfois, leur forcent la main. La France, comme d’autres, souffre aujourd’hui du défaut d’hommes.

La France a certes un chef de l’Etat mais ce chef n’est pas toujours celui de la nation, je veux dire n’est pas nécessairement le chef de la cause nationale, celui qui défend le mieux les intérêts de la nation – cela s’est vérifié plus d’une fois. Reste que le président de la République est aux yeux du monde la figure qui représente la France. En l’occurrence, avec Nicolas Sarkozy la représentation est fort mauvaise, l’image donnée à l’étranger peu flatteuse, mais institutionnellement il n’en est pas d’autres. Vous l’avez compris, il faut un peu plus pour parler de véritable incarnation.

La France ne se relèvera que lorsqu’elle aura trouvé ce chef, cette incarnation. Je considère que notre tâche consiste justement à faire émerger ce chef, à préparer les conditions culturelles ou idéologiques qui lui permettront de se révéler ; cela passe par un profond travail d’exhumation des valeurs patriotiques, par un intense travail de réflexion politique, exactement ce que, parmi d’autres, fait à son échelle le Cercle Jeune France que j’ai créé il y a bientôt dix ans, ce que fait également depuis 2003 la revue Libres, revue de la pensée française et ce que j’essaie de faire par mes articles et ouvrages. Il faut continuer dans cette voie.

Préparer l’avenir consiste donc d’abord à refaire des Français, à présenter aux jeunes générations les grandes figures du passé, autant que les principes et les valeurs qui ont fait notre pays. Ce qui m’inquiète et pourrait me faire douter d’un renouveau possible est l’effondrement de notre système d’enseignement : ce ne sont pas seulement les valeurs qui ne sont plus transmises, ce sont les connaissances fondamentales qui font un peuple – celles de sa langue, celles de son histoire – qui ne sont plus enseignées ou qui ne sont plus apprises. Là est la base de tout. Sans la transmission d’un héritage commun, il n’est plus de nation, ni même – et c’est plus grave – de civilisation possible. Il faut donc refaire des français, refaire une école de Français, former à nouveau de bons patriotes. « L’avenir dure longtemps », disait de Gaulle. J’ai envie d’ajouter : « pourvu qu’on le prépare ».

 

Pierre-Yves Rougeyron. -A quoi reconnaît-on qu’un homme, ou une femme, incarne la France ? Qu’est-ce qu’incarner le destin d’un peuple ? Qu’est-ce qui fonde sa légitimité ?

Raphaël Dargent. – L’incarnation est une chose étrange, qui touche à la mystique ; il y a quelque chose de quasi-religieux dans cette idée d’incarnation. Comment la définir ? De Gaulle disait « Je suis la France » et de fait il l’était. Churchill et Roosevelt ne supportaient pas ce général de brigade qui se prenait pour Jeanne d’Arc. Mais qu’aurait-il fait s’il ne s’était pris pour Jeanne d’Arc ? Rien sans doute de ce qu’il fît. N’était-il pas seul le 16 juin 40 lorsqu’il s’envola vers l’Angleterre ? N’était-ce pas la France qu’il emportait sur ses épaules d’homme ? Certes, pour incarner, au moins faut-il aimer la France, vibrer pour elle, être près à tout lui sacrifier, mais cela n’importe quel patriote peut le faire : cela ne suffit pas pour incarner. Il faut plus, mais quoi ? Je crois qu’il faut sentir la France comme une présence invisible au fond de soi, qu’il faut d’une certaine façon être « habité » et que de cette présence naît l’identification et la conviction inébranlable qu’on est la France. De Gaulle a cette conviction très jeune. N’est-il pas surprenant qu’à quinze ans il écrive le récit d’une « campagne d’Allemagne » qu’il situe en 1930 et dans laquelle s’illustre à la tête des armées françaises le « général de Gaulle » ? Relisez les premières pages des Mémoires de guerre et vous y lirez notamment ceci : «  En somme, je ne doutais pas que la France dût traverser  des épreuves gigantesques, que l’intérêt de la vie consistait à lui rendre, un jour, quelque service signalé et que j’en aurais l’occasion. » Dans la même veine, il confiera plus tard  à Claude Guy, son aide de camp : « Voyez-vous, Guy, j’ai toujours pensé que je serais, un jour, à la tête de l’Etat. Oui, il m’a toujours semblé que ça allait de soi. »

Evidemment, entre en ligne de compte la formation intellectuelle ; on n’incarne pas la France par hasard ; on le fait lorsqu’on est placé en intimité avec elle, c’est-à-dire d’abord avec sa politique, ses grands hommes, son histoire, sa géographie et sa langue. L’incarnation est sans doute le résultat d’un acquis, d’un apprentissage. D’où la nécessité, je le répète, de notre rôle intellectuel. C’est le résultat aussi d’une volonté : il faut faire preuve de courage, de résolution, ne pas avoir peur, le moment venu, de prendre son risque – ce qu’a fait de Gaulle le 16 juin 40. Mais la formation, la volonté ne suffisent pas ; il faut autre chose qu’il faut bien apparenter au destin, à une forme, osons le mot, de prédestination. Certains rationalistes diront que de Gaulle a fait les bons choix aux bons moments, d’autres, comme moi, considéreront que la Providence n’est pas pour rien dans son avènement.

Mais vous placez la barre très haut : incarner la France, cela n’arrive pas si souvent. Quels sont les personnages de notre histoire qui peuvent prétendre à cette qualité ? Sous l’Ancien régime, on admet généralement que, par définition, nos souverains incarnent la France puisque celle-ci est directement attachée à leur famille, à leur personne, à leur sang. C’est la thèse des deux corps du Roi de Kantorowicz, qu’il n’est pas nécessaire de répéter ici. Mais ces souverains furent-ils toujours à la hauteur ? Les uns gouvernèrent pour le bien du royaume, agrandissant le pré carré et préservant ses finances, mais d’autres précipitèrent sa perte ou l’affaiblir. Charles VI le Fol incarnait-il encore la France lorsqu’il donna sa fille au roi d’Angleterre et avec elle la couronne de France ? N’était-ce pas plutôt Jeanne d’Arc qui était la France en résistant aux Anglais et en faisant sacrer Charles VII à Reims ? Au moment de la Révolution française, Louis XVI incarne-t-il encore la France lorsqu’il fuit à Varennes chercher secours auprès des monarchies européennes ? En 1815, après la défaite des armées impériales françaises, Louis XVIII incarne-t-il la France lorsqu’il revient au pouvoir dans les fourgons de l’étranger ? Quant aux Bonaparte, incarnent-ils la France ? Napoléon Ier en Espagne ? Napoléon III au Mexique ? Les débats sont encore ouverts. Et en République, où sont les incarnations ? Gambetta ? Clemenceau ? Peut-être. Jaurès ? Trop partisan

Dans ses 1500 ans d’histoire, la France n’a donc connu que quelques figures d’incarnation, qui font encore la grandeur et la renommée de la France, aux yeux des Français eux-mêmes et vis-à-vis du reste du monde : selon moi, ces incarnations s’appellent Vercingétorix, Jeanne d’Arc, Louis XIV, Napoléon, De Gaulle. Ajoutez-y peut-être quelques monarques et quelques hautes figures républicaines. En tous les cas, seules deux catégories appartiennent à la petite liste, celle des souverains et celle des résistants, de Gaulle ayant la particularité d’appartenir aux deux, résistant en 40, souverain en 58. J’admire les souverains, mais je leur préfère les résistants.

C’est encore Malraux qui exprime le mieux ce que signifie pour moi incarner la France. Rappelez-vous ses dernières paroles lors du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon : « Aujourd’hui, jeunesse, puisses-tu penser à cet homme comme tu aurais approché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses lèvres qui n’avaient pas parlé ; ce jour-là, elle était le visage de la France. » Moulin, patriote et martyr, mort au champ d’honneur de la Résistance, magnifique incarnation de la France, laquelle refuse la fatalité, renonce au renoncement, et affirme, envers et contre tout, sa présence singulière et sa voix exemplaire dans le concert des nations. L’Incarnation est liée au service de la France ; incarne la France celui qui la défend et promeut ses intérêts au-delà de toutes autres considérations.

Vous me dites aussi « incarner le destin d’un peuple ». Mais incarner le destin d’un peuple est tout autre chose. La France et les Français, ce n’est pas la même chose. La légitimité nationale ne se réduit pas à la légitimité démocratique. L’histoire montre que le peuple français n’est malheureusement pas toujours au rendez-vous de la France. En 1940, de Gaulle entreprit de sauver la France ; bien peu de Français le suivirent, lesquels ont majoritairement préféré le renoncement – ou l’abstention – avec Pétain. L’incarnation nationale n’est donc pas d’origine « démocratique », condition qui s’avère parfois loin d’être suffisante. Au regard de la démocratie, Sarkozy n’est-il pas légitime ? Et avant lui Chirac ? Mitterrand ? Giscard ? Mais au regard de l’intérêt de la France, au regard de l’histoire de France ? Démocratiquement, Pétain lui-même était légitime, les parlementaires l’ayant investi des pleins pouvoirs. « Légal » certes, mais pas « légitime », répondait de Gaulle en songeant à l’histoire de France, car en ces instants tragiques la France valait plus que la démocratie. Et c’était l’illégal de Gaulle, non élu, condamné à mort par contumace, qui détenait la véritable légitimité. Si la légalité est toujours démocratique, il arrive que la légitimité ne le soit pas. Que se passera-t-il demain si les Français décident souverainement d’en finir avec la France ? Faudra-t-il l’accepter ? La majorité aura-t-elle raison ? La France ne vaut-elle pas davantage que la volonté des Français ? C’est pourquoi, si aujourd’hui la légitimité n’est certes plus dynastique – d’ailleurs aucun des héritiers Bourbons, Orléans ou Bonaparte ne prétend à quoi que ce soit, et cela de longue date –, la légitimité démocratique ne peut suffire, le choix des urnes étant parfois – souvent ? – en contradiction avec l’intérêt de la France. A ces juges qui l’interrogeaient sur sa fidélité à l’Eglise, Jeanne répondait avec justesse par l’affirmative mais « Dieu premier servi » ; notre attachement à la démocratie est sincère, mais « la France première servie ».

D’ailleurs, pour être tout à fait franc, je ne vois pas que dans les circonstances actuelles, et cela pour longtemps, l’homme de la Nation sorte des urnes ; les systèmes électoral et médiatique sont ainsi faits que seuls de grands moyens financiers et de gros appuis peuvent permettre le succès. Moyens et appuis dont les patriotes sont dépourvus. Aussi, la légitimité nationale telle que je l’entends risque-t-elle de ne s’exprimer qu’aux heures les plus graves, l’homme exceptionnel ne survenant qu’aux heures exceptionnelles. Quand la France traversera une crise nationale majeure, le mystère de l’Incarnation se révélera alors comme une évidence.

 

Pierre-Yves Rougeyron. -A quoi reconnaît-on une nation vivante d’une nation morte ?  La France est-elle en convalescence ?

Raphaël Dargent. – La France n’est certainement pas en convalescence ; elle est en déclin. Etre convalescent signifie qu’on est déjà sur la voie de la guérison, sur le bon chemin, que le plus dur est passé. Mais le plus dur n’est pas passé, je crains qu’il ne soit à venir. Etre convalescent signifie qu’on dispose de quelques bonnes médications administrées par de sages thérapeutes. Je ne vois ni médications ni thérapeutes au chevet de la France mais, comme dans la pièce de Molière, la sarabande des charlatans qui sur un corps affaibli pratiquent encore et toujours la saignée. Vaste question que celle du déclin français. De Gaulle, lucide et sans doute nostalgique, avouait : « On ne refera pas la France de Louis XIV ». Refaire aujourd’hui la France de De Gaulle est-il seulement possible ? Le déclin français s’inscrit dans la longue durée ; sur son origine les avis divergent. D’aucuns estiment qu’il remonte aux guerres coûteuses de la fin du règne du Roi-soleil, d’autres qu’il date du traité de Paris de 1763, quand Louis XV perdit toute l’Amérique du Nord, d’autres encore qu’il commence avec la Révolution française, les derniers considèrent enfin que la Ire Guerre mondiale en marque les débuts. Peu importe. Reste que ce déclin est incontestable. Le drame de notre temps est que celui-ci, qui s’était stoppé avec de Gaulle, semble avoir repris depuis trente ans et s’accélérer méchamment cette dernière décennie. Le renoncement à soi est le pire des maux et c’est bien, je crois, ce dont souffre la France depuis la fin de la brève – trop brève – séquence gaullienne. Nos élites en sont particulièrement affectées, qui ne veulent pas voir qu’il y a grand péril pour la France quand, d’une part, elle délaisse son identité culturelle et religieuse au profit de son américanisation et concomitamment – fait paradoxal –  de son islamisation et quand, d’autre part, elle sacrifie sa souveraineté politique, économique et militaire sur l’autel de l’Europe fédérale ou de l’Otan. Résultat : la France ne perd pas seulement sa capacité d’action ; elle perd son âme.

A quoi justement reconnaît-on une nation vivante ? Une nation est vivante d’abord dans la mesure où elle est libre de ses propres choix, dans la mesure où elle est « souveraine », même si cette notion de souveraineté doit être relativisée à l’heure des interdépendances. Disons qu’elle doit pouvoir en dernier ressort ne pas être liée par l’extérieur de manière indissociable. La non-dépendance est un aspect essentiel de l’existence d’une nation. Une nation existe aussi si elle a une identité propre, une langue et une culture prospères, des traditions vivaces. Souveraineté et identité sont deux données incontournables de l’existence d’une nation. Une nation existe enfin dans la mesure où elle a quelque chose à dire au monde, un message à délivrer, dans la mesure où elle a un rayonnement international, influe sur le destin du monde. De Gaulle résume fort bien cette donnée : « Bref, à mon sens, la France ne peut être la France sans la grandeur. » La France n’est donc pas morte car subsiste tout de même une part de son identité, une part de sa souveraineté, même si ces deux-là sont bien mal en point. Quant à son rayonnement, sa puissance, sa grandeur, il n’en reste certes plus grand-chose mais on ne peut pas dire non plus qu’il n’en reste rien.

Nombre de mes amis ne pensent pas comme moi et considèrent que la messe est dite pour la France – une messe de requiem –, que la France est morte ou en passe de l’être et qu’il est donc inutile de se battre puisqu’il n’y a plus rien à sauver. Je comprends leur dépit mais je ne le partage pas. Certes, je constate comme eux les mille signes de notre effacement, notre perte de substance, le recul de notre identité culturelle et politique, mais c’est un phénomène qui affecte d’autres nations d’Europe. C’est l’ensemble de la civilisation européenne qui s’efface au profit d’une civilisation atlantique, matérialiste, technicienne et multiculturelle ; notons que la France a longtemps résisté plus que d’autres, nous avons longtemps refusé le modèle atlantique, jaloux que nous étions de notre indépendance militaire, contestant le libéralisme débridé, défendant vis-à-vis de l’extérieur « l’exception culturelle », et à l’intérieur la laïcité pour tous et l’assimilation des étrangers. Il est un fait qu’aujourd’hui, après trente ans de déclin consenti, nous rentrons dans le rang et que la France, avec Nicolas Sarkozy, se « normalise », affreux verbe pour dire qu’elle renonce à son modèle, qu’elle abandonne ses principes, en un mot qu’elle « se couche ». Ce n’est donc pas l’Europe, en voie de décivilisation, qui sauvera la France, laquelle au final se sauvera elle-même. Vous connaissez la phrase célèbre de Paul Valéry, lorsqu’il méditait sur la Ire Guerre mondiale : « Nous autres, civilisations, nous savons désormais que nous sommes mortelles. » Il est vrai qu’au cours de l’histoire de l’humanité de grandes civilisations ont disparu. Et les nations, sans doute, peuvent disparaître aussi. Pourtant je ne crois pas que la nation française, et la civilisation à laquelle elle appartient, soient destinées à mourir. Elles peuvent certes tomber bien bas – ce qu’elles font désormais –, et errer longtemps, moribondes, dans l’antichambre de la mort, mais elles subsisteront dans quelques lieux préservés, aux creux de quelques samizdat, au sein de quelques cénacles, à l’ombre de quelques abbayes de Thélème puis, je le crois, se relèveront, quand le fond du désastre sera atteint, quand les Français, auront bu le calice jusqu’à la lie.

 

Pierre-Yves Rougeyron. – Comment gagner le combat culturel pour la grandeur de la France ?

Raphaël Dargent. – Excusez-moi, je vais répéter ce que j’ai dit précédemment. Pour gagner ce combat, culturel ou, disons, idéologique, il faut d’abord et avant tout des combattants. L’évidence pourtant, vous le savez, ne va pas de soi. Il nous faut donc former ces combattants.

Il faut tout simplement continuer à faire ce que nous faisons. D’abord et avant tout refaire des Français, refaire un patriotisme français. Aussi doit-on veiller à éviter tous les vieux débats et les querelles surannées, par exemple entre droite et gauche, ou plus stupides encore, entre républicains, bonapartistes et royalistes. Ces guerres picrocholines n’intéressent plus personne sauf ceux qui y participent ; les Français n’y comprennent évidemment rien. Ce n’est pas simple mais il faut pourtant faire comme Barrès : reconnaître toute l’histoire de France et dresser indifféremment ses hautes figures dans la lumière. Et d’abord pour notre jeunesse. Car le malaise de la jeunesse française est profond, qui ne se rend pas compte qu’elle a besoin de héros, de modèles qui soient autres que les derniers rappeurs ou footballeurs à la mode, autres que je ne sais quelle lolita ou vedette people. Bien sûr, nous ne referons pas l’école d’arrière-grand-papa, ni celle des Malet et Isaac, et sans doute n’arrivons-nous à n’intéresser qu’une minorité. Il faut s’en faire une raison, et ne pas s’en plaindre : l’histoire progresse par les minorités.

Il faut donc mener ce travail de fond, ce laborieux travail de fond, ce patient travail de fourmi,  et faire son œuvre pour la France, remplir sa part de la besogne nationale, sans penser jamais brûler les étapes. On ne récolte pas avant d’avoir semé. C’est pourquoi avant de songer à gagner le combat culturel, faut-il d’abord le mener. Cela semble une Lapalissade mais il est des évidences qu’il faut rappeler.

Certains préfèrent et préféreront se présenter au suffrage des Français, croyant ainsi mieux porter nos idées et convaincre l’opinion des Français. Libre à eux. Ils peuvent peut-être constituer d’utiles tribunes, dont nous n’avons pas trop. Mais pour ma part, je crois peu à une issue favorable de ce côté-là. La démagogie n’est pas notre fort ; notre image, n’est-ce pas, n’est pas suffisamment « sexy » ; le peuple, comme vous dîtes, n’est pas prêt à nous écouter. Dans le cours « normal » des choses, par les voies habituelles, électorales et démocratiques, nous n’avons guère d’espoir à entretenir dans les proches années. Je reviens donc à ma marotte : il faut espérer en l’évènement. Mais ne pas espérer en se croisant les bras : plutôt se préparer dans la conviction – j’allais dire la foi – qu’il surviendra en effet. C’était déjà la sage leçon du solitaire et laborieux Charles Péguy : « Il ne dépend pas de nous que l’évènement se déclenche. Mais il dépend de nous de faire notre devoir. » Réfléchissons donc, travaillons donc, écrivons donc, publions donc, colloquons si nous voulons, conférençons si cela est possible, interjetons puisque c’est à la mode, bref semons à la volée nos idées. Et patientons.

 

Pierre-Yves Rougeyron. – Quels sont dans notre histoire nationale les grands théoriciens de la nation et leurs apports ? Quelle est la spécificité de Charles de Gaulle ?

Raphaël Dargent. – Charles de Gaulle n’est pas un théoricien, ni de la Nation ni de rien d’autres ; le Général n’aimait guère les théories ; il savait qu’elles se brisaient souvent sur la réalité des faits. Ceci dit, je conteste la formule de ceux qui ne voient et ne veulent voir dans le Général qu’un pragmatique. Un jour que je l’interrogeais sur le sujet, Pierre Messmer trouva la bonne formule : « Le gaullisme, affirma-t-il, est un pragmatisme au service de quelques grands principes. » Ce sont ces grands principes-là, souveraineté nationale, autorité de l’Etat, droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, qui m’intéressent avant tout. Mais sont-ils propres à de Gaulle ? Evidemment non. Il n’y a pas sur ce plan de spécificité du Général. Sur ce plan, au risque de faire bondir certains, on pourrait quasiment faire sienne l’analyse du professeur Jean Touchard qui assimilait le gaullisme à un nationalisme. Evidemment quand le mot de nationalisme est prononcé, l’émotion est instantanée et l’indignation pas très loin. Mais n’en déplaise au Général qui déclarait que « le patriotisme c’est aimer son pays, le nationalisme c’est détester celui des autres », lui-même n’était pas seulement patriote, les fondements théoriques de son action étaient bel et bien nationalistes. Car qu’est-ce que le nationalisme, dégagé de tous les a priori politiquement corrects ? La définition qu’en donne le Petit Larousse n’a rien de choquante : « Doctrine qui se fonde sur l’exaltation de l’idée de patrie ou de nation. » En fait, le nationalisme est l’idée quand le patriotisme est le sentiment. Celui qui aime son pays n’est-il pas amené à adopter les options politiques correspondant à cet amour ? Un patriote conséquent peut-il être autre chose qu’un nationaliste ? Ou alors qu’est-ce que le patriotisme sinon un attachement de plus : on aime la France comme on aime le Bordeaux supérieur. C’est ainsi qu’on voit nombre d’hommes politiques déclarer aimer la France mais n’en tirer aucunes conséquences quant à leur action, pire : nombre d’entre eux l’aimer effectivement mais n’avoir de cesse que de la desservir par de mauvais choix anti-nationaux.  Effrayé par le mot « nationalisme », et l’insulte qu’il constitue, dont on veut absolument se défaire, qu’on ne sait comment contourner, certains ont cru bon d’inventer il y a quelques années le terme de « nationistes » pour qualifier ceux qui se réclament encore de la nation. C’est un peu ridicule et n’a guère de sens.

Ainsi, pour répondre à votre question sur la spécificité gaullienne, je m’en réfère encore à Jean Touchard lorsqu’il affirme que « le nationalisme du général de Gaulle présente cinq caractères principaux : c’est un nationalisme historique, syncrétique, unitaire, pragmatique et romantique. » Que le nationalisme de De Gaulle s’enracine dans l’histoire de France, c’est une évidence pour qui a lu ses discours de guerre. Qu’il soit syncrétique et amalgame aussi bien Jeanne d’Arc et les soldats de l’An II, l’Ancien régime et la Révolution, sa double figure de résistant et de monarque républicain en atteste. Qu’il soit unitaire et appelle au rassemblement, par-delà tous les clivages, la création du RPF, malgré son échec et son enracinement à droite, suffit à le montrer. Que ce nationalisme s’exprime souvent par une certaine mélancolie ne doit pas surprendre, c’est le côté littéraire du Général, ce grand lecteur de Chateaubriand. Sur ce dernier point, la lecture des Chênes qu’on abat est éclairante.

Je voudrais insister sur l’idée de synthèse car selon moi c’est peut-être la spécificité essentielle du nationalisme du Général. Les apports intellectuels dont bénéficia Charles de Gaulle sont multiples et n’ont rien de surprenants : ils sont ceux de son temps, ceux d’un homme né en 1890 et plongé dès sa plus jeune enfance dans un contexte culturel et politique qui n’a rien à voir avec celui d’aujourd’hui. De Gaulle fait donc la synthèse et c’est là son originalité. Son nationalisme est littéraire comme celui de Michelet, énergique comme celui de Barrès, lyrique comme celui de Déroulède, empirique comme celui de Maurras, historique comme celui de Bainville, chrétien comme celui de Péguy. En somme, on peut dire que de Gaulle créé son propre nationalisme, prenant ce qui lui correspond chez ces théoriciens ou chantres de la nation. Cet esprit de synthèse se retrouve par excellence dans le domaine institutionnel, où la Ve République apparaît comme un régime original, hybride – d’aucuns diraient bancal –, monarchie républicaine dans laquelle un exécutif fort, reliquat de l’Ancien régime, domine des Assemblées qui cependant légifèrent.

Je voudrais souligner aussi une autre spécificité de de Gaulle qui m’apparaît incontournable : celle qui consiste à déplacer le curseur de la grandeur, qui consiste en quelque sorte à ne plus vouloir que la France soit grande par autre chose que par la grandeur d’âme, que par son message universel.  Sur fond de décolonisation inévitable, de Gaulle réussit en effet un prodige : faire de la décolonisation, c’est-à-dire d’un recul territorial et démographique, une avancée humaniste, d’un handicap  géographique un atout géopolitique, bref faire tout simplement d’un apparent affaiblissement matériel une force morale nouvelle pour la France. Il définit alors une autre grandeur pour la France, non plus une grandeur fondée sur l’étendue, la conquête, la domination culturelle, économique et politique, mais une grandeur fondée sur la paix, la coopération et l’aide au développement. Maurice Agulhon a raison de souligner que de cette façon de Gaulle remplace la fierté impériale de la France par une « fierté anti-impériale », notre pays s’érigeant alors en champion du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et en porte-parole des nations opprimées.

C’était, avant l’heure, l’adoption comme disent les Américains d’un soft power en lieu et place d’un hard power, d’un pouvoir d’influence en lieu et place d’un pouvoir de domination, d’un rayonnement autre, moral et humaniste plutôt que politique et militaire. C’est ainsi que le 14 décembre 1965 de Gaulle s’adressait aux Français : « Nous, nous sommes ce pays-là, c’est conforme au génie de la France. Nous n’en sommes plus à la domination et à vouloir l’établir, mais nous sommes le peuple fait pour établir, pour aider la coopération internationale. C’est ça notre ambition nationale aujourd’hui et, faute de celle-là, nous n’en aurions aucune, mais il nous en faut une et celle-là nous l’avons, elle est pour le bien de l’homme, elle est pour l’avenir de l’humanité, il n’y a que la France qui puisse jouer ce jeu-là et il n’y a que la France qui le joue. » Voyez donc à quelle heureuse et inattendue conséquence peut aboutir le nationalisme ! Le nationalisme de Charles de Gaulle était fondamentalement chrétien.

Concernant les grands théoriciens de la nation, je crois un peu avoir répondu en parlant de De Gaulle. J’ai dit Michelet, j’ai dit Barrès, Péguy, Déroulède, Maurras, Bainville. On pourrait évidemment y ajouter Renan, que j’aime bien, peut-être de Maistre ou Taine. Voilà parmi les plus connus ceux qui selon moi comptent. Vous noterez qu’ils appartiennent tous au XIXe siècle, siècle par définition de l’affirmation des nationalismes. Depuis, nulle véritable nouveauté, nous ne faisons que reprendre, commenter, approuver ou critiquer leurs thèses. Quant à leurs apports, il faudrait un livre entier pour en faire le tour, et encore à grandes enjambées. Pour faire vite, disons que Michelet est le maître d’un patriotisme républicain, romantique et littéraire, Barrès celui d’un nationalisme terrien, identitaire et historique ; que Péguy exprime un patriotisme social et chrétien ; que Déroulède est le porte-voix d’un nationalisme cocardier, lyrique et énergique ; que Maurras est le théoricien du « nationalisme intégral » c’est-à-dire monarchique – sa pensée est rationaliste – ; que Bainville, royaliste comme Maurras et également membre de L’Action française, s’intéresse plutôt à la politique étrangère et aux relations franco-allemandes – il a écrit par ailleurs une remarquable Histoire de France. De Maistre et Taine ont une vision contre-révolutionnaire et traditionaliste de la nation. Quant à Renan, l’auteur de « Qu’est-ce qu’une nation ? », son apport tient en cette citation fort célèbre, qui définit encore notre conception actuelle de la nation en France : «  Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. » Ces auteurs d’un autre siècle sont-ils dépassés ? Pas davantage, je crois, que ne le sont Diderot, Rousseau, Voltaire pour nos jeunes gens. Chaque époque, n’est-ce pas, trouve son miel où elle peut. S’il y a un retour des nations, c’est encore vers ces auteurs, revisités, actualisés, amendés peut-être, que les regards se tourneront. Et vers de Gaulle assurément. D’abord vers de Gaulle, qui en fait la synthèse.

 

Pierre-Yves Rougeyron. -Peut-on penser une Europe Puissance en tant qu’extension de l’influence française ?

Raphaël Dargent. – Idéalement oui. C’était l’idée de de Gaulle qui, selon moi, concevait l’Europe non pas seulement mais aussi comme un moyen d’augmenter l’influence française. Mais de Gaulle dût déchanter assez vite : il y eut loin de l’idéal à la réalité. Du moins obtînt-il – faut-il le rappeler : après avoir tapé du poing sur la table et pratiqué la politique dite « de la chaise vide » à Bruxelles – quelques avantages pour la France, comme l’instauration de la PAC.

Près de quarante ans après la mort du Général, cette idée n’a évidemment plus aucune crédibilité et c’est même l’idée d’Europe-Puissance qui a du plomb dans l’aile. Je m’étonne pourtant que certains continuent à faire de cette dernière un slogan sans en admettre les présupposés théoriques : pour qu’il y ait demain une Europe-Puissance – objectif que chacun peut faire sien – encore faudrait-il au préalable se défaire de la tutelle américaine. Or on assiste depuis trop longtemps – et particulièrement ces dernières années – à un alignement politique, militaire et économique de l’Union européenne sur les Etats-Unis. Victor Hugo ne croyait pas si bien dire quand il rêvait des « Etats-Unis d’Europe » ; en fait, nous y sommes : l’Europe est américaine. L’Europe-Puissance, c’était l’Europe que voulait de Gaulle, l’Europe européenne, mais personne d’autre que lui n’en a voulu, l’Allemagne la première quand elle contredit par les actes, à peine l’avait-elle signé, le traité de Paris de 1963. Depuis, la plupart des pays entrés dans l’Union européenne sont clairement pro-américains et nous-mêmes venons de rentrer dans le rang de l’Otan. On peut bien sûr continuer à discourir de l’Europe-Puissance, comme on fait des vœux pieux, sans tenir aucun compte des réalités, mais cela n’est pas très sérieux et c’est duper les Français.

Quant au slogan en faveur de « l’autre Europe », qu’on ressort régulièrement quand arrivent les élections européennes, laquelle « autre Europe » est évidemment plus puissante ou plus sociale, moins fédérale ou moins atlantiste, ou tout cela à la fois, il n’est guère plus crédible puisque, là encore, il n’existe pas de majorité chez nos fameux « partenaires » pour cette « autre Europe ». Alors ? A défaut d’autre Europe, faut-il accepter celle qu’on nous impose ? Le véritable clivage ne passe-t-il en réalité entre ceux qui acceptent l’Europe telle qu’elle existe et ceux qui la refusent, pour être précis : entre l’Union européenne et la France, entre la supranationalité et la nation ?

Idéalement, « Europe-Puissance », « Autre Europe » me conviennent très bien. Mais dans les faits, je constate que ces beaux mots d’ordre sont devenus des chimères, d’utiles mensonges qui prospèrent sur l’ignorance ou la manipulation des peuples.

Pour ma part, je crois encore vraie la conviction qu’exprimait Renan dans sa célèbre conférence de mars 1882 Qu’est-ce qu’une nation ? : « Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera. Mais telle n’est pas la loi du siècle où nous vivons. A l’heure présente, l’existence des nations est bonne, nécessaire même. Leur existence est la garantie de la liberté, qui serait perdue si le monde n’avait qu’une loi et qu’un maître. »

 

Pierre-Yves Rougeyron. – Est-ce que le Non Irlandais et Tchèque signifie un changement d’organisation des nations européennes ? Est-ce que la voie des coopérations entre Etats est ouverte ?

Raphaël Dargent. – Evidemment, non. Désolé de vous le dire froidement mais rien ne changera dans le fonctionnement de l’Union européenne.

 

Pierre-Yves Rougeyron. – Peut-on penser national sans penser social ? Libéralisme et Patriotisme sont-ils compatibles ?

Raphaël Dargent. – Vaste question là aussi. Il va de soi pour moi qu’on ne peut dissocier une politique authentiquement nationale, c’est-à-dire qui se soucie de l’intérêt de la nation, d’une politique authentiquement sociale, c’est-à-dire qui se soucie des conditions de vie de son peuple. Cela ne veut pas dire que cela n’est pas possible ; on peut très bien prétendre défendre la nation en méprisant l’amélioration de la condition des plus modestes, en sacrifiant les services publics, en rognant sur les budgets sociaux, en précarisant le marché du travail, et tout cela justement au nom de l’intérêt national, lequel passe par exemple par l’équilibre du budget, la réduction des déficits. C’est ce me semble ce que font nombre de gouvernements lorsqu’ils veulent justifier auprès de l’opinion les sacrifices à faire. C’est ce que font aussi nombre de dirigeants d’entreprise lorsqu’ils prétendent servir l’intérêt de l’entreprise en délocalisant et en licenciant. La France n’est pas une entreprise – encore que notre actuel président de la République se considère, selon ses propres termes, comme « un DRH », directeur des ressources humaines, et que la plupart des dirigeants contemporains sont en effet des gestionnaires. Aussi ais-je bien du mal a adhérer à un tel discours. Non qu’il n’y ait effectivement des efforts à faire, une compétitivité à ambitionner, une comptabilité à assainir, mais encore faut-il que les sacrifices soient justement répartis.  C’est pourquoi, je cède volontiers à mes penchants socialisants, du moins ais-je la conviction que l’Etat doit dans l’économie jouer pleinement son rôle, son rôle de régulateur certes mais aussi son rôle directeur et dirigeant, son rôle d’organisateur et de planificateur. Il ne s’agit pas de tomber dans le socialisme pur et dur ; il s’agit simplement de considérer que l’intérêt de la nation n’exclut pas toujours l’intérêt du peuple. Exactement ce que je défendais hier de Gaulle lorsqu’il nationalisait, gouvernait grâce au Plan et imaginait la Participation, laquelle était bien plus que la simple participation des salariés aux bénéfices. Je crois que Barrès et Péguy, chacun à sa façon, ne disaient pas autre chose. Aujourd’hui, on assiste plutôt à un mouvement inverse : en dépit de ce que l’on dit et prétend faire, on dénationalise tout en désocialisant, on européise et mondialise tout en privatisant et précarisant. La nation recule et avec elle le social.

Alors patriotisme et libéralisme sont-ils compatibles ? Tout dépend bien sûr, ce qu’on entend par libéralisme. S’il s’agit de libéralisme intelligent, évidemment oui. Napoléon III et de Gaulle pratiquèrent quand il le fallait une politique économique libérale, par exemple quand l’Empereur signa un traité de commerce avec l’Angleterre en 1863 ou quand le Général accepta en 1962 l’extension du Marché commun aux produits agricoles. Il ne s’agit pas de faire preuve de dogmatisme en matière économique. Il s’agit en fait de faire du libéralisme ou du socialisme selon ce que commande l’intérêt national dans tel ou tel secteur. Mais s’il s’agit de pratiquer un libéralisme idéologique et ultra, comme ce à quoi on assiste aujourd’hui, alors évidemment on s’inscrit selon moi en contradiction avec le patriotisme, ou plus exactement, si l’on se veut et se prétend patriote, on n’est pas un patriote conséquent.

 

Pierre-Yves Rougeyron. – Peut-on encore parler, selon vous, de la mission éternelle de la France ?

Raphaël Dargent. – Pas tant de « mission » éternelle que de « message » éternel. La France a longtemps eu une vocation universelle, « fille aînée de l’Eglise » puis patrie de la liberté, « patrie des droits de l’Homme ». La France n’est plus « la fille aînée de l’Eglise » ; sur le plan des droits de l’Homme et de la liberté, les Etats-Unis nous ont malheureusement remplacés depuis quelques décennies aux yeux du monde. A tort selon moi et avec les résultats que l’on sait : ceux d’un impérialisme qui ne dit pas son nom. Peut-on alors rester – ou redevenir – une nation qui porte un message universaliste ? De Gaulle avait bien compris que là était la vocation de la France. Il défendit, je l’ai dit, l’idée d’une France porteuse du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Mais, on le sait aujourd’hui, défendre le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, partout et tout le temps, n’est pas nécessairement la meilleure politique qui soit. Le séparatisme qui en découle confine souvent au ridicule et provoque bien des conflits dont l’Europe n’a pas fini de souffrir. Défendre ensuite la paix dans le monde, pratiquer une politique « humaniste » est sans doute tout à fait souhaitable mais la politique n’est malheureusement pas une chose aussi simple. Les intérêts sont parfois autres que ceux de la paix. Là aussi, il faut faire preuve de pragmatisme. Regardez ce qui s’est produit dernièrement au sujet des Jeux Olympiques en Chine. Le même Nicolas Sarkozy qui, lors de sa campagne présidentielle, avait promis une rupture dans la politique étrangère de la France, mettant l’accent sur le souci des droits de l’Homme et le bannissement des dictatures, a depuis son élection reçu Chavez, Khadafi, el-Assad, et est allé en Chine. Etait-ce l’intérêt de la France ? Peut-être. La France doit-elle privilégier le Tibet, au nom de son message universel, ou la Chine au nom de ses intérêts économiques ? Pas simple de répondre. De Gaulle lui même n’ignorait pas la realpolitik ; les bons sentiments ne font pas toujours une bonne politique.

Quel peut être alors le message universel de la France d’aujourd’hui ? Défendre sans doute l’équilibre des puissances, faire respecter sûrement la diversité des cultures, et peut-être bien promouvoir, contre l’argent-roi et les dégâts sociaux et écologiques qu’il provoque, un modèle de développement respectueux de l’Homme et de la Nature.

Mais pour cela, encore faut-il que la France soit assurée d’elle-même, qu’elle sache à nouveau qui elle est fondamentalement, en un mot qu’elle se reconnaisse. La France n’aura de message et de rayonnement universels que si elle s’aime et se connaît elle-même. D’où l’importance, n’est-ce pas, de servir l’idée nationale.

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