Arnaud Teyssier : « La leçon gaullienne de Georges Pompidou »

Arnaud Teyssier. Fabien Clairefond

La commémoration de la mort de Georges Pompidou, le 2 avril 1974, donne lieu à de multiples développements sur « les années bonheur » et sur le style de gouvernement qu’il pratiqua, d’abord comme premier ministre du général de Gaulle, ensuite et surtout comme son successeur à l’Élysée. C’est un homme d’État plus humain, se souciant davantage des Français et de leur bien-être qui est ainsi dessiné, avec un trait appuyé. Sur le plan politique, Pompidou est même décrit comme un libéral – par opposition à un de Gaulle « étatiste » -, comme un Européen, un critique sévère de la bureaucratie et de l’omnipotence de l’État.

Que le deuxième président de la Ve République mérite l’hommage de la postérité, c’est une certitude. Mais l’honore-t-on toujours pour son véritable caractère ? C’est moins certain. Les années heureuses, ce sont, en réalité, les années 1962-1968 : les années de Gaulle, secondé par un premier ministre avec lequel il entretenait depuis vingt ans des relations d’une remarquable confiance. Certes, le mandat présidentiel de Georges Pompidou reste d’abord sur cette lancée, qui est celle d’une croissance économique remarquable, malgré les événements de Mai 68 et les signes précurseurs d’une crise de civilisation. Mais, bientôt, l’horizon s’assombrit : la crise du pétrole, les tensions internationales – avec notamment la guerre du Kippour -, la fin des Trente Glorieuses composent un tableau infiniment plus tragique pour le destin politique du chef de l’État, lui-même atteint par une grave maladie qui va l’emporter. On se fonde surtout sur la fameuse interview recueillie en 1969 : « Les peuples heureux n’ayant pas d’histoire, je souhaiterais que les historiens n’aient pas trop de choses à dire sur mon mandat. (…) Ce qui compte, c’est que mon mandat soit pour la France une période de sécurité et de rénovation, de bonheur et de dignité. » Mais, précisément, c’est un vœu qu’il forme, ignorant ce que le proche avenir lui réserve. Pouvait-il, au reste, succédant à de Gaulle, adopter une autre attitude que cette humilité un peu démonstrative ?

Sur la question des institutions, il s’inscrit dans la continuité du Général, en un temps où les pouvoirs de l’exécutif et ses marges de manœuvre politiques, économiques, monétaires étaient sans commune mesure avec ce qu’ils sont devenus. Il incarne la fonction présidentielle avec force, et se montre même bien plus « présidentialiste » que son prédécesseur. Porté par son expérience récente – et fort longue, six ans – de premier ministre, il laisse infiniment moins d’espace à Jacques Chaban-Delmas – et à sa « nouvelle société » – dont le ton l’exaspère, puis à Pierre Messmer, que de Gaulle n’en avait cédé à Michel Debré et… Georges Pompidou. Il ne prise guère la décentralisation, et l’une de ses dernières interventions publiques sera pour se gausser de « l’Europe des régions » qui, disait-il, avait déjà existé : « Cela s’appelait le Moyen Âge, cela s’appelait la féodalité. » On invoque sans cesse ses formules à l’emporte-pièce contre les excès de la bureaucratie et l’ingéniosité que mettrait la technocratie à compliquer les procédures. Mais on ne saurait y voir la moindre contestation de la puissance de l’État, qu’il sait – qu’il croit – consubstantielle au régime de la Ve République. Partisan, cela va de soi, de l’économie libérale et des utiles stimulations que peut apporter la Communauté européenne à la modernisation de l’appareil productif français, il est intimement convaincu du rôle moteur de l’État, du Plan et de la politique industrielle.

« Le temps n’est plus où dans un pays tel que le nôtre, l’autorité de l’État pourrait apparaître comme une menace pour la liberté du citoyen, elle en constitue au contraire aujourd’hui la plus solide et la meilleure garantie. » Georges Pompidou

Il suffit de lire le discours qu’il prononça en avril 1970 devant le Conseil d’État : « La défense de l’individu doit demeurer l’une de vos préoccupations dominantes. Mais notre société et donc notre droit ont changé depuis un siècle (…) En présence d’intérêts collectifs multiples, le citoyen reste démuni et exposé aux plus graves atteintes. Dès lors, le temps n’est plus où dans un pays tel que le nôtre, l’autorité de l’État pourrait apparaître comme une menace pour la liberté du citoyen, elle en constitue au contraire aujourd’hui la plus solide et la meilleure garantie. » Il renchérit en janvier 1971 : « L’État ! Il est à la mode d’en dénoncer l’omniprésence et la pesanteur. Peut-être faut-il rappeler que l’État n’est, dans un pays démocratique, rien d’autre que l’émanation de l’ensemble des citoyens, et qu’il constitue d’ailleurs la seule protection de ces citoyens contre la loi du plus fort, celle de la jungle où précisément il n’y a pas d’État. »

En outre, rien ne serait plus faux que de réduire Pompidou à un homme « proche des gens ». Fils d’instituteur, il était élitiste, fier de son éclatante réussite depuis son entrée rue d’Ulm. Il pouvait être chaleureux, mais plus encore tranchant, et savait maintenir, entre la fonction qu’il incarnait et la société, la nécessaire distance qui seule nourrit l’adhésion durable du corps politique. Son dernier Conseil des ministres – quelques jours avant sa mort – fut mémorable. « En ce qui vous concerne, Messieurs les ministres, je vous demande dans tous les débats de hausser le ton et de remonter sur les hauteurs de l’intérêt national sans fioritures. Le langage que vous devez tenir aux Français doit s’apparenter à celui de Clemenceau et, dans les circonstances actuelles, ne laisser aucune place à la facilité, encore moins à la démagogie. On ne gagne jamais rien à adopter une attitude de facilité. »

La société française, en ce temps-là, était bien différente d’aujourd’hui, bien éloignée de la « France périphérique », de ses tensions et de ses fractures. Mais ce qu’il disait du caractère français, en 1972 – et à Sciences Po, s’il vous plaît, pour le centenaire de l’école ! -, résonne toujours avec force : cet « obscur sentiment d’être dépassés, d’être condamnés à nous replier sur la recherche du seul progrès matériel, du bonheur individuel, le sentiment que la France en tant que nation est condamnée aux rôles de second plan, que, par exemple, elle doit s’en remettre à d’autres de sa politique extérieure et de défense. Rien, je l’avoue, ne m’est plus pénible que les appels à la médiocrité, à l’abaissement qu’on baptise sagesse. » Et il avait achevé son propos par l’évocation de cette « vie sans contrainte » qui fait tout le charme de la démocratie, mais qui ne doit pas conduire à ignorer le danger, à laisser se perdre « le courage civique qui consiste à savoir, dans les moments essentiels, faire passer ses intérêts particuliers ou professionnels après l’intérêt général ».

Si Pompidou nous a laissé une leçon, c’est bien cette rude mais belle exigence : elle est, pour le coup, fort gaullienne.

3 commentaires sur Arnaud Teyssier : « La leçon gaullienne de Georges Pompidou »

  1. GIOANNI Marc // 18 avril 2024 à 14 h 45 min //

    Pompidou aurait été vraiment gaullien à partir des chocs pétroliers de 1973 en réservant les commandes publiques aux seules entreprises françaises et en les finançant par l’épargne populaire orientée vers les comptes courants rémunérés et fiscalisés attractivement pour en faire des dépôts bancaires qui ne sont pas de la dette, donc pour financer l’Etat sans l’endetter, mais aussi en lançant une grand développement des carburants de synthèse pour nous éviter une dépendance mortelle aux régimes islamistes proche-orientaux et nous éviter trop de déficit du commerce extérieur.

  2. Bernadet Didier // 2 avril 2024 à 22 h 16 min //

    Tout n’est pas si simple, la position de Pompidou vis avis de l’atlantisme n’était pas « gaullienne », plus tard ce sera pire avec Giscard , ces hommes étaient de la finance, leur vue en était altérée.

  3. Bravo ! Très bel hommage, très pertinent pour ceux en âge de se souvenir de la France de ce temps-là.

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