Fraternité avec les migrants illégaux : le coup d’État du Conseil constitutionnel

La professeur de droit public Anne-Marie Le Pourhiet* analyse la décision des Sages de mettre fin au délit de solidarité, qu’elle juge irresponsable.

L’on se souvient de la tonalité messianique de la campagne présidentielle de Ségolène Royal en 2007 où la candidate de la gauche scandait le slogan: «Fra-ter-ni-té!» Mais l’on ne s’attendait certainement pas à voir le Conseil constitutionnel, habituellement prudent et mesuré dans le contrôle des prérogatives régaliennes d’une Ve République d’inspiration césariste, se lancer à son tour dans la «bravitude» niaise en torpillant soudainement des dispositions législatives réprimant la complicité d’entrée et de séjour irréguliers sur le territoire français à l’aide d’arguments prêchi-prêcha plus inspirés du pape François que du général de Gaulle.

Le juge constitutionnel a trahi sur au moins trois points la lettre et l’esprit de la Constitution qu’il est chargé d’appliquer: d’une part, la fraternité n’a jamais eu la moindre définition ni donc de contenu normatif ; d’autre part, elle n’a jamais évidemment concerné que les citoyens de la nation française réunis en «fratrie» symbolique ; enfin, l’article 2 de la Constitution distingue soigneusement la «devise» de la République de son «principe» qui n’est pas du tout celui que le Conseil constitutionnel prétend consacrer.

En premier lieu, l’article 2 de la Constitution dispose simplement que la devise de la République est «Liberté, Égalité, Fraternité». À l’inverse de la liberté et de l’égalité qui font l’objet de nombreuses autres dispositions constitutionnelles essentielles, la fraternité ne figure que dans cette devise seulement répétée à l’article 72-3 dans une formule néocoloniale désuète indiquant que «la République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d’outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité».

C’est à Robespierre que l’on doit la première formulation de la trilogie qu’il proposait, dans son discours du 5 décembre 1790, d’inscrire sur la poitrine des gardes nationales. On retrouve la formule badigeonnée et «enrichie» en 1793 sur les murs de Paris: «Unité et indivisibilité de la République. Liberté, Égalité, Fraternité ou la mort». Elle réapparaît encore durant la révolution de 1830 mais c’est en 1848 qu’elle devient officielle.

La définition et la nature exacte de la fraternité ont toujours posé problème et en font incontestablement le «maillon faible» de la trilogie.

La définition et la nature exacte de la fraternité ont toujours posé problème et en font incontestablement le «maillon faible» de la trilogie. L’usage révolutionnaire du terme était de nature familiale, axé sur l’appartenance nationale et la commune ascendance. La Constitution de 1791 indiquait ainsi dans son titre 1er: «Il sera établi des fêtes nationales pour conserver le souvenir de la Révolution française, entretenir la fraternité entre les citoyens et les attacher à la Constitution, à la patrie et aux lois.» L’article 301 de la Constitution de l’an III reprend la même disposition. La vocation civique initiale du mot est donc évidente, il s’agit d’exalter une vertu citoyenne par une mémoire partagée. La fraternité est précisément ce qui distingue les citoyens des étrangers dans le cadre du nationalisme révolutionnaire.

Rapprochement des forces républicaines et du christianisme social

C’est dans la Constitution de 1848 que le terme entre officiellement dans la trilogie avec, cette fois, une inspiration issue du rapprochement des forces républicaines et du christianisme social (les «curés rouges») plus axée vers la charité et le solidarisme. La fraternité devait suppléer le «droit au travail» que l’on avait retiré du projet de Constitution et qui fit l’objet de discussions longues et passionnées. L’entraide et l’assistance «fraternelles» sont mentionnées à deux reprises dans le préambule de la Constitution de 1848 et se confondent en réalité avec la solidarité nationale. Sous la IIIe République, il avait d’ailleurs été question de remplacer effectivement la fraternité, jugée trop sentimentale et chrétienne, par la solidarité.

L’on ne saurait nier que la fraternité a toujours «juré» un peu à côté de la liberté et de l’égalité.

L’on ne saurait nier que la fraternité a toujours «juré» un peu à côté de la liberté et de l’égalité. Celles-ci sont considérées par les révolutionnaires comme consubstantielles à l’humanité puisque les hommes «naissent» libres et égaux en droits. Ce sont des principes, des postulats premiers, des droits plus naturels que positifs. La fraternité, conçue comme l’amour indistinct de ses concitoyens, relève au contraire de l’affectif, donc du vœu pieux purement moral. On comprend donc que l’inspiration chrétienne de la fraternité de 1848 ait agacé certains républicains authentiques et il faut bien admettre que les discours sur ce thème ont toujours peiné à s’extraire du prêchi-prêcha compassionnel et moralisateur et à fournir des arguments consistants et convaincants.

En second lieu, que ce soit dans la période révolutionnaire, dans la Constitution de 1848 ou à l’article 72-3 de la Constitution actuelle relatif à l’outre-mer, la fraternité n’a jamais expressément uni que les citoyens français appartenant à la «famille» nationale et ne s’étend certainement pas aux étrangers, a fortiori en situation irrégulière, c’est-à-dire entrés ou demeurés sur le territoire français au mépris des lois républicaines. C’est une falsification des principes républicains que de prétendre appliquer la fraternité à l’ensemble du «genre humain» à la façon de l’Internationale socialiste ou de la chrétienté et de décider, comme le fait le Conseil constitutionnel qu’il «découle» de la fraternité la «liberté» d’aider des étrangers illégaux dans un but humanitaire.

Le Conseil feint d’ignorer que c’est la souveraineté populaire qui est le principe normatif fondateur de la République et que ce principe lui interdit précisément de faire prévaloir ses interprétations idéologiques subjectives […]

En troisième lieu, si le préambule de la Constitution de 1848 consacrait la fameuse trilogie «Liberté, Égalité, Fraternité» en la qualifiant de «principe», les constituants de 1946 et de 1958 ont, en revanche, délibérément changé la donne en spécifiant formellement, dans leurs articles 2 respectifs, que la trilogie n’est plus que la «devise» de la République tandis que son «principe» est désormais «Gouvernement du peuple, pour le peuple et par le peuple». Le Conseil constitutionnel a donc délibérément triché avec le texte constitutionnel en affirmant qu’il «découle» de la devise que la fraternité est un «principe» à valeur constitutionnelle. C’est de l’inversion terminologique pure et simple. Le Conseil feint d’ignorer que c’est la souveraineté populaire qui est le principe normatif fondateur de la République et que ce principe lui interdit précisément de faire prévaloir ses interprétations idéologiques subjectives sur la volonté générale exprimée par le peuple français ou ses représentants.

À ce degré de déformation du texte qu’il est censé faire respecter, le Conseil s’assoit sur l’État de droit démocratique au lieu de le défendre. Hubert Védrine pointait récemment à juste titre la responsabilité des juges nationaux et européens dans l’impuissance nationale à maîtriser l’immigration, visant essentiellement le Conseil d’État et les Cours de justice de Luxembourg et de Strasbourg. Voilà maintenant que le Conseil constitutionnel se met aussi à dérailler, dans une incompréhensible surenchère, vers l’activisme judiciaire «abbé-pierriste», au moment même où l’exaspération monte de toutes parts à l’égard du «gouvernement des juges». Il ne faut dès lors pas s’étonner de voir fleurir les propositions de réforme de l’institution.


* Anne-Marie Le Pourhiet est professeur de droit public à l’université Rennes-I. Vice-président de l’Association française de droit constitutionnel.


 

4 commentaires sur Fraternité avec les migrants illégaux : le coup d’État du Conseil constitutionnel

  1. C’est l’époque de la contestation de tout, y compris de nos propres institutions. L’heure de la seconde révolution a peut-être sonné aux portes du palais où le prince feint de n’en avoir cure puisque c’est lui le chef !
    A quand la fuite stratosphérique dans les étoiles ?

  2. Jean-Dominique Gladieu // 12 juillet 2018 à 16 h 19 min //

    Il y a deux choses à considérer dans ce texte de Mme Le Pourhiet : l’une pratique,la lutte contre l’immigration clandestine, et l’autre théorique, la définition de la fraternité.

    Concernant la première, il me semble que la question est à étudier au cas par cas. Concernant la seconde, l’affaire ne me parait pas aussi claire que pour Mme Le Pourhiet.

    Selon elle, d’un point de vue institutionnel, la fraternité ne figure que dans la devise de la République française (Liberté, Egalité, Fraternité) et à l’article 72-3 de la Constitution (« la République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d’outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité »). A priori, ce n’est déjà pas si mal !

    Puis, l’auteur en vient à « la définition et la nature exacte de la fraternité » qui serait « axée sur l’appartenance nationale ». Mme Le Pourhiet écrit même que la fraternité est « ce qui distingue les citoyens des étrangers ».
    Toutefois,les « populations d’outre-mer » visées à l’article 72-3 précité, même si elles évoluent « au sein du peuple français », constituent des entités un tantinet distinctes du dit peuple français !

    L’interprétation de Mme Le Pourhiet n’est, par ailleurs, visiblement pas celle de l’inventeur de la devise Liberté, Egalité, Fraternité : Maximilien Robespierre.
    Celui-ci, dans son projet de Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (21 avril 1793) affirme,au contraire, que « les hommes de tous les pays sont frères » et que « les différents peuples doivent s’entraider comme les citoyens d’un même état ».
    On pourra certes objecter que la pensée de Robespierre n’est pas parole d’évangile … ni plus ni moins cependant que quiconque.

    En conclusion, on peut ne pas être d’accord, en l’occurrence, avec le Conseil Constitutionnel mais la question de l’attitude à tenir vis à vis de l’immigration clandestine n’a pas grand-chose avoir avec celle de la fraternité.

  3. La fraternité a ses limites

    Le Conseil Constitutionnel a été saisi par la Cour de Cassation de deux questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) relatives à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des articles L 622-1 et L 622-4 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile résultant d’une loi du 31 décembre 2012 (Sous la Présidence de F. Hollande et en plein réveillon la pilule passe mieux !!)
    Dans sa décision de juillet 2018 le Conseil Constitutionnel affirme que la fraternité est un principe à valeur constitutionnelle sans considération de la régularité du séjour de l’étranger. Qu’une immunité pénale est accordée pour une aide directe ou indirecte à l’entrée à la circulation et au séjour d’un ressortissant étranger en situation irrégulière si celle-ci n’a pas donné lieu à une contrepartie directe ou indirecte. Cette aide est ensuite examinée au regard du but humanitaire recherché qui est celui de préserver la décence, la dignité et l’intégrité physique de l’étranger entré clandestinement sur notre territoire. L’aidant peut échapper dans ce cas à cinq ans d’emprisonnement et à 30 000 euros d’amende.
    Il y a également une nuance de taille à relever dans cette décision en dehors de l’aide au séjour irrégulier, c’est « que toute aide apportée à un étranger afin de faciliter ou de tenter de faciliter son entrée ou sa circulation irrégulières sur le territoire national est en principe sanctionnée pénalement, quelles que soient la nature de cette aide et la finalité poursuivie ».
    La Haute Autorité précise aussi qu’ « aucun principe non plus qu’aucune règle de valeur constitutionnelle n’assure aux étrangers des droits de caractère général et absolu d’accès et de séjour sur le territoire national et surtout que « l’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière participe de la sauvegarde de l’ordre public, qui constitue un objectif de valeur constitutionnelle ».
    Elle précise également que « la Constitution ne confère pas au Cons. Const. un pouvoir général d’appréciation et de même décision que celui du Parlement, mais lui donne seulement une compétence pour se prononcer sur la conformité à la Constitution des lois déférées à son examen. De même qu’elle doit s’assurer de l’absence de disproportion manifeste entre l’infraction et la peine encourue. (Contre le risque d’arbitraire)
    Au-delà du débat sémantique, juridique et politique qui peut largement s’engager à propos des principes à valeur constitutionnel dont celui maintenant du concept de fraternité, c’est au législateur à présent, de tirer les conséquences de cette décision qui n’est pas un chèque en blanc accordé aux «humanitaires », aux étrangers en situation irrégulière, et encore moins aux passeurs qui tirent de substantiels bénéfices de l’exploitation de la détresse humaine.
    Que ce petit monde ne s’imagine quand même pas que cette décision constitutionnelle sonne l’ère de l’impunité totale et la fin du délit de solidarité.
    René Floureux 12.7.2018

  4. Gilles Le Dorner 77 // 11 juillet 2018 à 19 h 39 min //

    Devise ? pas au sens d’ argent , lecture de vacances ou hors vacance , aussi , de Chateaubriand , debout somme toute du Grand Bey en rappel , Tome 2 , Livre 44 , chapitre 7 , cheminer

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