Charles de Gaulle et l’Algérie

Discours sur l’autodétermination de l’Algérie, 16 septembre 1959

16sept59 Depuis le commencement de l’année 1959, la pacification militaire s’est poursuivie en Algérie sous le commandement du général Challe. La mise en œuvre du plan de développement économique et social, défini le 3 octobre 1958 à Constantine par le général de Gaulle, s’opère sous l’impulsion de M. Paul Delouvrier, Délégué général du gouvernement en Algérie. Mais aucun progrès n’a été accompli dans l’ordre d’une solution politique, la majorité des Européens d’Algérie réclamant l' »intégration », alors que les chefs de l’insurrection revendiquent l’indépendance. Le général de Gaulle prononce un discours radiotélévisé par lequel il énonce le principe fondamental de sa politique à l’égard de l’Algérie : celui de l’autodétermination

 

Notre redressement se poursuit. Certes, il ne faut pas nous vanter. Dans le domaine technique, par exemple, nous n’en sommes pas encore au point de lancer des fusées dans la lune. Cependant, depuis quinze mois, nos affaires ont avancé.

L’unité nationale est ressoudée. La République dispose d’institutions solides et stables. L’équilibre des finances, des échanges, de la monnaie, est fortement établi. Par là même, la condition des Français et, d’abord, celle des travailleurs industriels et agricoles, échappe au drame de l’inflation et à celui de la récession. Sur la base ainsi fixée et à mesure de l’expansion nouvelle, on peut bâtir le progrès social et organiser la coopération des diverses catégories dont l’économie dépend, poursuivre la tâche essentielle de formation de notre jeunesse, développer nos moyens de recherche scientifique et technique. D’autre part, la Communauté est fondée, entre la France, onze États d’Afrique et la République malgache. Enfin, au milieu d’un monde où il s’agit tout à la fois de sauvegarder la liberté et de maintenir la paix, notre voix est écoutée.

Pourtant, devant la France, un problème difficile et sanglant reste posé : celui de l’Algérie. Il nous faut le résoudre. Nous ne le ferons certainement pas en nous jetant les uns aux autres à la face les slogans stériles et simplistes de ceux-ci ou bien de ceux-là qu’obnubilent, en sens opposé, leurs intérêts, leurs passions, leurs chimères. Nous le ferons comme une grande nation et par la seule voie qui vaille, je veux dire par le libre choix que les Algériens eux-mêmes voudront faire de leur avenir.

A vrai dire, beaucoup a été fait déjà pour préparer cette issue. Par la pacification, d’abord. Car rien ne peut être réglé tant qu’on tire et qu’on égorge. A cet égard, je ne dis pas que nous en soyons au terme. Mais je dis qu’il n’y a aucune comparaison entre ce qu’était, voici deux ou trois ans, la sécurité des personnes et des biens et ce qu’elle est aujourd’hui. Notre armée accomplit sa mission courageusement et habilement, en combattant l’adversaire et en entretenant avec la population des contacts larges et profonds qui n’avaient jamais été pris. Que nos soldats, en particulier les 120 000 qui sont musulmans, aient fléchi devant leur devoir, ou bien que la masse algérienne se soit tournée contre la France, alors, c’était le désastre ! Mais, comme il n’en a rien été, le succès de l’ordre public, pour n’être pas encore imminent, se trouve désormais bien en vue.

La deuxième condition du règlement est que tous les Algériens aient le moyen de s’exprimer par le suffrage vraiment universel. Jusqu’à l’année dernière, ils ne l’avaient jamais eu. Ils l’ont, à présent, grâce à l’égalité des droits, au Collège unique, au fait que les communautés les plus nombreuses, celles des Musulmans, sont assurées d’obtenir dans tous les scrutins la grande majorité des élus. Ça été là un changement de la plus vaste portée ; littéralement une révolution.

Le 28 septembre dernier, les Algériens ont, par référendum, adopté la Constitution et marqué leur intention que leur avenir se fasse avec la France. Le 30 novembre, ils ont élu leurs députés ; le 19 avril, leurs Conseils municipaux ; le 31 mai, leurs sénateurs. Sans doute ne manque-t-il pas de gens pour prétendre que, dans la situation on se trouvaient les électeurs, pressés par les forces de l’ordre et menacés par les insurgés, ces consultations n’ont pu être sincères que dans une mesure limitée. Cependant, elles ont eu lieu, dans les villes et dans les campagnes, avec une grande masse de votants. Et même, lors du référendum, le concours fut général, spontané et enthousiaste. En tout cas, la voie est ouverte. Dès que viendra l’apaisement, elle pourra être utilisée encore plus librement et encore plus largement. L’an prochain, aura lieu l’élection des Conseils généraux, d’où seront tirés, par la suite, certains grands Conseils administratifs, économiques et sociaux, qui délibéreront, auprès du Délégué général, du développement de l’Algérie.

Car, résoudre la question algérienne, ce n’est pas seulement rétablir l’ordre ou donner aux gens le droit de disposer d’eux-mêmes. C’est aussi, c’est surtout traiter un problème humain. Là végètent des populations qui, doublant tous les 35 ans, sur une terre en grande partie inculte et dépourvue de mines, d’usines, de sources puissantes d’énergie, sont, pour les trois quarts, plongées dans une misère qui est comme leur nature. Il s’agit que les Algériens aient de quoi vivre en travaillant, que leurs élites se dégagent et se forment, que leur sol et leur sous-sol produisent bien plus et bien mieux. Cela implique un vaste effort de mise en valeur économique et de développement social. Or, cet effort est en cours.

En l959, la France aura dépensé en Algérie, pour ne parler que des investissements publics et des frais de gestion civile, environ 200 milliards. Elle en dépensera davantage durant chacune des prochaines années à mesure que se réalisera le plan de Constantine. Depuis dix mois, une centaine d’usines ont demandé à s’installer. 8000 hectares de bonnes terres sont en voie d’attribution à des cultivateurs musulmans. 50 000 Algériens de plus travaillent dans la métropole. Le nombre de Musulmans occupant des emplois publics s’est augmenté de 5 000. A l’actuelle rentrée, les écoles reçoivent 860 000 enfants, au lieu de 700 000 lors de la rentrée précédente et de 560 000 l’année d’avant. Dans six semaines, le pétrole d’Hassi-Messaoud arrivera sur la côte, à Bougie. Dans un an, celui d’Edjelé atteindra le golfe de Gabès. En 1960, le gaz d’Hassi R’Mel commencera d’être distribué à Alger et à Oran, en attendant de l’être à Bône. Que la France veuille et qu’elle puisse poursuivre avec les Algériens la tâche qu’elle a entreprise et dont elle seule est capable, l’Algérie sera dans quinze ans un pays prospère et productif.

Grâce au progrès de la pacification, au progrès démocratique, au progrès social, on peut maintenant envisager le jour où les hommes et les femmes qui habitent l’Algérie seront en mesure de décider de leur destin, une fois pour toutes, librement, en connaissance de cause. Compte tenu de toutes les données, algériennes, nationales et internationales, je considère comme nécessaire que ce recours à l’autodétermination soit, dès aujourd’hui, proclamé. Au nom de la France et de la République, en vertu du pouvoir que m’attribue la Constitution de consulter les citoyens, pourvu que Dieu me prête vie et que le peuple m’écoute, je m’engage à demander, d’une part aux Algériens, dans leurs douze départements, ce qu’ils veulent être en définitive et, d’autre part, à tous les Français d’entériner ce que sera ce choix.

Naturellement, la question sera posée aux Algériens en tant qu’individus. Car, depuis que le monde est le monde, il n’y a jamais eu d’unité, ni, à plus forte raison, de souveraineté algérienne. Carthaginois, Romains, Vandales, Byzantins, Arabes syriens, Arabes de Cordoue, Turcs, Français, ont tour à tour pénétré le pays, sans qu’il y ait eu, à aucun moment, sous aucune forme, un État algérien. Quant à la date du vote, je la fixerai le moment venu, au plus tard quatre années après le retour effectif de la paix ; c’est-à-dire, une fois acquise une situation telle qu’embuscades et attentats n’auront pas coûté la vie à 200 personnes en un an. Le délai qui suivra étant destiné, à reprendre la vie normale, à vider les camps et les prisons, à laisser revenir les exilés, à rétablir l’exercice des libertés individuelles et publiques et à permettre à la population de prendre conscience complète de l’enjeu. J’invite d’avance les informateurs du monde entier à assister, sans entraves, à cet aboutissement décisif.

Mais le destin politique, qu’Algériennes et Algériens auront à choisir dans la paix, quel peut-il être ? Chacun sait que, théoriquement, il est possible d’en imaginer trois. Comme l’intérêt de tout le monde, et d’abord celui de la France, est que l’affaire soit tranchée sans aucune ambiguïté, les trois solutions concevables feront l’objet de la consultation.

Ou bien : la sécession, où certains croient trouver l’indépendance. La France quitterait alors les Algériens qui exprimeraient la volonté, de se séparer d’elle. Ceux-ci organiseraient, sans elle, le territoire où ils vivent, les ressources dont ils peuvent disposer, le gouvernement qu’ils souhaitent. Je suis, pour ma part, convaincu qu’un tel aboutissement serait invraisemblable et désastreux. L’Algérie étant actuellement ce qu’elle est, et le monde ce que nous savons, la sécession entraînerait une misère épouvantable, un affreux chaos politique, l’égorgement généralisé et, bientôt, la dictature belliqueuse des communistes. Mais il faut que ce démon soit exorcisé et qu’il le soit par les Algériens. Car, s’il devait apparaître, par extraordinaire malheur, que telle est bien leur volonté, la France cesserait, à coup sur, de consacrer tant de valeurs et de milliards à servir une cause sans espérance. Il va de soi que, dans cette hypothèse, ceux des Algériens de toutes origines qui voudraient rester Français le resteraient de toute façon et que la France réaliserait, si cela était nécessaire, leur regroupement et leur établissement. D’autre part, toutes dispositions seraient prises, pour que l’exploitation, l’acheminement, l’embarquement du pétrole saharien, qui sont l’œuvre de la France et intéressent tout l’Occident, soient assurés quoi qu’il arrive.

Ou bien : la francisation complète, telle qu’elle est impliquée dans l’égalité des droits ; les Algériens pouvant accéder à toutes les fonctions politiques, administratives et judiciaires de l’État et entrer dans tous les services publics, bénéficiant, en matière de traitements, de salaires, de sécurité sociale, d’instruction, de formation professionnelle, de toutes les dispositions prévues pour la métropole ; résidant et travaillant où bon leur semble sur toute l’étendue du territoire de la République ; bref, vivant à tous les égards, quelles que soient leur religion et leur communauté, en moyenne sur le même pied et au même niveau que les autres citoyens et devenant partie intégrante du peuple français, qui s’étendrait, dès lors, effectivement, de Dunkerque à Tamanrasset.

Ou bien : le gouvernement des Algériens par les Algériens, appuyé sur l’aide de la France et en union étroite avec elle, pour l’économie, l’enseignement, la défense, les relations extérieures. Dans ce cas, le régime intérieur de l’Algérie devrait être de type fédéral, afin que les communautés diverses, française, arabes, kabyle, mozabite, etc., qui cohabitent dans le pays, y trouvent des garanties quant à leur vie propre et un cadre pour leur coopération.

Mais, puisqu’il est acquis depuis un an, par l’institution du suffrage égal, du Collège unique, de la représentation musulmane majoritaire, que l’avenir politique des Algériens dépend des Algériens ; puisqu’il est précisé formellement et solennellement qu’une fois la paix revenue, les Algériens feront connaître le destin qu’ils veulent adopter, qu’ils n’en auront point d’autre et que tous, quel que soit leur programme, quoi qu’ils aient fait, d’où qu’ils viennent, prendront part, s’ils le veulent, à cette consultation, quel peut être le sens de l’insurrection ?

Si ceux qui la dirigent revendiquent pour les Algériens le droit de disposer d’eux-mêmes, eh bien ! Toutes les voies sont ouvertes. Si les insurgés craignent qu’en cessant la lutte ils soient livrés à la justice, il ne tient qu’à eux de régler avec les autorités les conditions de leur libre retour, comme je l’ai proposé en offrant la paix des braves. Si les hommes qui constituent l’organisation politique du soulèvement entendent n’être pas exclus des débats, puis des scrutins, enfin des institutions, qui régleront le sort de l’Algérie et assureront sa vie politique, j’affirme qu’ils auront, comme tous autres et ni plus ni moins, l’audience, la part, la place, que leur accorderont les suffrages des citoyens. Pourquoi donc les combats odieux et les attentats fratricides, qui ensanglantent encore l’Algérie, continueraient-ils désormais ?

A moins que ne soit à l’œuvre un groupe de meneurs ambitieux, résolus à établir par la force et par la terreur leur dictature totalitaire et croyant pouvoir obtenir, qu’un jour, la République leur accorde le privilège de traiter avec eux du destin de l’Algérie, les bâtissant par là même comme gouvernement algérien. Il n’y a aucune chance que la France se prête à un pareil arbitraire. Le sort des Algériens appartient aux Algériens, non point comme le leur imposeraient le couteau et la mitraillette, mais suivant la volonté qu’ils exprimeront légitimement par le suffrage universel. Avec eux et pour eux, la France assurera la liberté de leur choix. Au cours des quelques années qui s’écouleront avant l’échéance, il y aura beaucoup à faire pour que l’Algérie pacifiée mesure ce que sont, au juste, les tenants et les aboutissants de sa propre détermination. Je compte moi-même m’y employer. D’autre part, les modalités de la future consultation devront être, en temps voulu, élaborées et précisées. Mais la route est tracée. La décision est prise. La partie est digne de la France.

 

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