Radiographie d’un pays au bord de l’exaspération sociale
- Par Laurent Mauduit
Le ministre du budget n’a pas pu s’en empêcher. Alors que l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) avait prévu de rendre public ce jeudi 30 septembre à 22 heures un nouveau «point de conjoncture», François Baroin a rompu l’embargo entourant le document et révélé dès le matin l’une des informations qu’il contient: l’Insee a relevé à la hausse sa prévision de croissance pour 2010, la portant à +1,6% contre une évaluation de +1,4% au printemps. Ce faisant, le ministre a commis une double faute: il a violé sans vergogne les règles qui encadrent la production statistique en Europe. Mais surtout, il a tenté d’accréditer l’idée que l’économie française se portait mieux, alors qu’une rafale d’études récentes attestent exactement du contraire: minée par des fractures économiques et sociales de plus en plus graves, la France est au bord de l’exaspération sociale.
Pour le profane, la première faute semble vénielle; elle est pourtant gravissime. Afin de garantir l’indépendance des instituts statistiques et interdire toute pression ou manipulation, les grands pays européens ont adhéré à un code de bonnes conduites – on peut le télécharger ici – qui prévoit des procédures rigoureuses de publication des indicateurs économiques et sociaux. Ministre des finances, en 2004, Nicolas Sarkozy a fréquemment violé ses règles. Depuis 2007, Christine Lagarde a suivi son exemple. Désormais, c’est au tour de François Baroin de manifester tout le mépris qu’il éprouve pour l’indépendance de l’institut.
1. La crainte d’une rechute économique
S’il commet cette grave entorse, c’est pour tenter de convaincre l’opinion que la France se redresse, alors qu’elle est au bord de la crise de nerfs.
Commençons donc par ouvrir ce fameux « point de conjoncture » de l’Insee – on peut en prendre connaissance ci-dessous : on verra que François Baroin n’a retenu qu’une infime partie de l’étude pour évoquer une accélération de la croissance.
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Quand on examine le document (voir la page 7), on retrouve effectivement le chiffre révélé par le ministre du budget : avec des taux de croissance du produit intérieur brut (PIB) de 0,4% au 3e et 4e trimestre de cette année, la croissance de l’économie française devrait donc effectivement ressortir à +1,6% sur l’ensemble de cette année 2010. Soit 0,2 point de plus que ce que l’Insee escomptait dans sa « note de conjoncture » du mois de juin (lire notre article Les ménages ne profitent pas de la mini-reprise), et 0,1 point de plus que l’hypothèse économique du gouvernement retenue pour le nouveau projet de loi de finances.
Mais une variation de 0,1 ou 0,2 point, c’est l’épaisseur du trait. En clair, cela ne révèle rien des tendances de fond qui affectent l’économie française. Car l’année touche bientôt à son terme. Et le vrai débat, qui divise les économistes, porte maintenant sur un horizon un peu plus lointain: en 2011, la France ne risque-t-elle pas d’être victime d’une rechute économique?
Les facteurs qui pèsent en faveur d’une prévision pessimiste sont, de fait, très nombreux. D’abord, il apparaît clairement qu’après la très grave récession de 2009 (–2,5%), des raisons techniques, liées en particulier à la reconstitution des stocks des entreprises, ont offert une petite bouffée d’oxygène à l’économie. Mais ces effets sont forcément passagers et ne joueront plus en 2011.
Plus grave que cela ! Le projet de loi de finances pour 2011, que le gouvernement vient tout juste de dévoiler, met en œuvre une politique d’austérité, par une rafale de hausses d’impôt et de réductions des dépenses publiques. Cette politique très restrictive va donc fortement peser sur la croissance, au risque de l’étouffer. C’est ce que redoutent de très nombreux économistes (voir en particulier notre entretien avec Joseph Stiglitz, ex-chef économiste de la Banque mondiale (1997-2000) et prix Nobel d’économie en 2001 : «L’austérité en Europe est risquée»).
Le risque est d’autant plus grand que la conjoncture est en train de se retourner aux Etats-Unis. Et du même coup, la demande adressée à l’Europe en général, et à la France en particulier, risque de brutalement fléchir. Pas d’euphorie, donc ! Quoi qu’en dise le gouvernement, les perspectives sont plutôt inquiétantes, du fait, au moins partiellement, de la politique qu’il mène.
Certes, l’Insee ne le dit pas aussi nettement. Usant de formules toujours policées, l’Institut se réfugie derrière les chiffres et se garde de juger la politique gouvernementale. De surcroît, cette note a pour objet d’ajuster les prévisions économiques de 2010 et non de fixer celles de 2011. Mais il faut savoir lire la note entre les lignes. Enigmatiquement, elle est ainsi titrée «Vent d’ouest». Il n’y a pas de sous-titre, mais si tel avait été le cas, celui-ci aurait convenu: «Vents mauvais».
La raison en est très simple. Les experts relèvent, eux aussi, que «la reprise mondiale est fragile et montre actuellement des signes d’essoufflement». En particulier, «aux Etats-Unis, le ralentissement économique s’annonce prononcé». Conséquence implacable : «A l’horizon de la fin de l’année, la zone euro serait touchée par le ralentissement américain, via les débouchés à l’exportation.» Pour être subliminal, le message n’en est pas moins très clair : pour 2011, la tendance de fond est inquiétante…
Et cette mise en garde, il n’y a pas que l’Insee à la faire. Tous les grands instituts de prévisions, à des degrés divers, font la même : contrairement à ce que prétend le gouvernement, nous ne sommes pas dans une phase d’accélération de la reprise. Après une croissance qu’il évalue donc à 1,5% pour 2010, le gouvernement table donc sur +2% en 2011, alors que le «consensus» des instituts privés de prévision est de seulement 1,5% pour la même année. Parmi ces instituts, Natixis et Euler-Hermès tablent même sur seulement 1,1% et L’Expansion sur 1%. En clair, une croissance si faible qu’elle serait évidemment inapte à résorber le chômage, relancer l’emploi et combler les déficits. Une année sinistre en quelque sorte.
Cet environnement dépressif, conjugué à une politique économique violemment restrictive, ne laisse donc guère d’espoir : le chômage restera toujours effectivement à des niveaux records. Le taux de chômage, qui s’est établi à 9,7% de la population active au deuxième trimestre, serait, selon l’Insee, «quasiment stable : il atteindrait 9,6% à la fin de l’année» de 2010.
2. Un chômage toujours au plus haut
La première et la plus grave des fractures sociales ne se réduirait donc en rien. Et il faut bien prendre en compte que ce chiffre ne reflète que très imparfaitement les souffrances sociales de très nombreux Français. Car, ce taux de chômage correspond à presque 2,7 millions de demandeurs d’emplois. Mais si on prend en compte toutes les catégories de chômage, comme le montrent les statistiques publiques ci-dessous, y compris les demandeurs d’emploi qui ont effectué quelques missions, le chiffre grimpe aussitôt à plus de 4,2 millions de chômeurs.
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La tendance est même encore plus préoccupante. Malgré la mini-croissance de 2010, le chiffre global des demandeurs d’emploi, toutes catégories défendues, reste en hausse très violente : +7,3% sur un an à la fin du mois d’août. Ce chiffre-là vaut à lui seul réquisitoire : la France est sortie de la récession en 2009, mais le chômage a explosé.
3. Un emploi de plus en plus précaire
Si le chômage a si fortement explosé, c’est, on s’en doute, parce que l’emploi ne progresse que très peu. Dans son «point de conjoncture», l’Insee en donne une mesure : «Les créations d’emploi s’élèveraient à 50.000 dans le secteur marchand non agricole au second semestre 2010, après +60 000 au premier semestre.»
Ce chiffre est inquiétant à un double titre. D’abord parce que, comme on l’a vu, il est insuffisant pour faire reculer le nombre des demandeurs d’emplois. Mais surtout parce que les créations d’emploi profitent avant tout aux formes d’emplois… les plus précaires, sous la forme des CDD, de l’intérim, du travail à temps partiel, etc. Pour en prendre la mesure, que l’on étudie les chiffres officiels du ministère du travail! Les voici :
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Ces chiffres font apparaître que les 60.000 emplois créés évoqués par l’Insee au premier semestre de 2010 sont quasiment tous, ou presque, des emplois intérimaires. Très exactement le nombre des emplois en intérim a augmenté sur ce semestre de 56.700.
Cela permet donc de prendre la mesure d’une autre fracture sociale majeure. Si la France souffre toujours d’un chômage de masse, l’emploi, lui, est de plus en plus flexible. C’est l’onde de choc d’un marché du travail très fortement dérégulé : les entreprises n’embauchent plus que très peu et quand elles le font, elles ne jouent que sur des statuts d’extrême précarité. Plus besoin de droit du licenciement! Les entreprises peuvent de la sorte ajuster en permanence leurs effectifs à leurs commandes.
Une autre étude récente de l’Insee, que l’on peut consulter ci-dessous, étudie les évolutions de l’emploi sur les 50 dernières années, et donne une mesure encore plus impressionnante de la précarité qui ronge de plus en plus l’univers du salariat, qui était autrefois protégé par le statut des contrats à durée indéterminée.
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Dans cette note, on relève ainsi – et cela donne le tournis ! – que, de 1990 à 2007, «la part des emplois temporaires dans l’emploi salarié est passée de 10 à 15% ». Autre exemple, durant la même période, «la proportion de salariés qui travaillent à temps partiel est passée de 12% à 18%».
Dans la colère sociale que l’on sent en France, il y a donc aussi ce sentiment très partagé par les salariés : l’emploi n’a plus son effet protecteur d’autrefois.
4. Des salaires de misère
On pourrait penser qu’il y a du misérabilisme à dire qu’il y a en France des salaires de misère. Et c’est vrai que la lecture rapide des statistiques de l’Insee peut venir confirmer ce sentiment.
Dans son « point de conjoncture », l’Insee lâche ainsi une prévision qui peut faire illusion. L’institut affirme en effet que, «au total, le pouvoir d’achat des ménages progresserait sur un rythme de l’ordre de 0,5% par trimestre sur la deuxième partie de 2010». Dans un premier élan, on peut donc se dire : 0,5%, ce n’est pas beaucoup, mais c’est mieux que rien. D’autant que sur l’ensemble de l’année 2010, cela porterait la hausse du pouvoir d’achat du revenu disponible brut des ménages à +1,3%.
Ces chiffres sont pourtant trompeurs, car cette mesure du pouvoir d’achat du revenu disponible brut est affectée par la hausse de la population active. Elle ne reflète donc pas le pouvoir d’achat tel qu’il est effectivement ressenti par les ménages. Pour cela, il faut se reporter à deux autres indices, le pouvoir d’achat par unité de consommation ou le pouvoir d’achat par ménage. Dans son «point de conjoncture», l’Insee ne les a pas encore calculés. Mais on sait par avance que les chiffres seront beaucoup plus bas : vraisemblablement autour de +0,4% dans le premier cas, autour de 0% dans le second. En clair, les Français connaissent actuellement une quasi-stagnation du pouvoir d’achat.
Mais ces chiffres, évalués en variation, ne rendent encore une fois que très imparfaitement de la souffrance sociale que beaucoup de Français éprouvent. Pour mieux l’approcher, il faut se reporter à une autre étude (voir notre article La moitié des Français vit avec moins de 1.580 euros par mois), que l’on peut consulter ci-dessous.
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Cette étude comprend en effet des chiffres qui font froid dans le dos. D’abord, elle met en évidence que 13% de la population des ménages vivait en 2008 sous le seuil de pauvreté.
Mais l’étude contient aussi un chiffre peut-être encore plus spectaculaire : elle souligne que le niveau de vie médian des Français s’est élevé à 18.990 euros en 2008. Autrement dit, 50% des Français ont donc bien eu un niveau de vie mensuel inférieur à 1.582 euros. Et il est donc très probable que pour 2010 la tendance ne soit qu’à peine différente. 1.582 euros ! Ce chiffre donne la vraie mesure de cette autre fracture, qui mine le pays. Pays globalement prospère, la France cajole les plus grandes fortunes, mais malmène le monde salarial.
C’est donc à l’aune de tous ces chiffres qu’il faut apprécier les projets économiques et sociaux du gouvernement, qu’il s’agisse du projet de loi de finances pour 2011, qui a mis le cap sur l’austérité, ou de la réforme des retraites, qui protège le capital et accable le travail. Des chiffres qui ne donnent qu’imparfaitement la mesure d’une sourde colère sociale.
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