Bettencourt : les carnets Banier désignent Nicolas Sarkozy

 

Par Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme

La maison Bettencourt est loin d’avoir livré tous ses secrets – surtout les moins avouables. Dans la plus grande discrétion, les policiers de la brigade financière ont saisi lors d’une perquisition réalisée au début du mois de juillet des documents compromettants puisque susceptibles de conforter les soupçons qui pèsent sur le financement de l’UMP, et de Nicolas Sarkozy en particulier. Il s’agit de carnets dans lesquels, à l’instar du général Philippe Rondot, le «scribe» de l’affaire Clearstream, l’artiste François-Marie Banier notait certains événements dont il a pu être le témoin ou des confidences dont il fut le destinataire, dans l’hôtel particulier de la milliardaire, à Neuilly-sur-Seine.

Parmi les nombreuses annotations consignées par le protégé de Liliane Bettencourt dans ses carnets, l’une implique directement le président de la République. Selon des informations recueillies de sources concordantes par Mediapart, le photographe a reporté dans son journal intime, au printemps 2007, des «propos tenus» par la propriétaire de L’Oréal selon lesquels Nicolas Sarkozy aurait reçu, en pleine campagne présidentielle, de l’argent des époux Bettencourt. 

BANIER-FOULE

Interrogé par les policiers sur ses écrits, dans lesquels il semble très affirmatif, François-Marie Banier a confirmé les faits, précisant à propos de ces fonds que Mme Bettencourt ne lui avait «pas dit si c’était pour Neuilly (commune des Hauts-de-Seine dont M. Sarkozy a été le maire de 1983 à 2002), pour sa campagne ou pour autre chose». Il a aussi assuré, s’agissant de la confidence de la milliardaire, que «ce sont des propos qu’elle m’a tenus, mais je ne sais pas s’ils sont vrais».

En tout état de cause, ces nouvelles révélations ne peuvent qu’embarrasser l’Elysée. Elles donnent notamment du crédit aux déclarations de l’ex-comptable des Bettencourt, Claire Thibout, qui avait évoqué en juillet à Mediapart, à la police puis à la juge de Nanterre Isabelle Prévost-Desprez un possible financement occulte généralisé de la droite, et tout particulièrement celui de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007, par les Bettencourt.

Saisis le 12 juillet dernier lors d’une perquisition au domicile du photographe, accusé par la fille de Liliane Bettencourt d’avoir profité de l’état de sa mère pour la déposséder d’une partie de sa fortune, ces carnets personnels ont été immédiatement placés sous scellés dans les armoires de la police judiciaire. Les enquêteurs sont à la recherche d’autres carnets: interrogé sur ce point, M. Banier a assuré à la PJ qu’ils lui avaient été dérobés.

Les enquêteurs agissant dans le cadre d’une enquête préliminaire conduite et contrôlée par le procureur de Nanterre, Philippe Courroye, hiérarchiquement rattaché à l’exécutif, très peu de personnes ont pu avoir accès à ce jour à ces calepins. L’Elysée, rapidement informé de leur contenu, a – ou plutôt avait – tout intérêt à ce qu’ils ne soient pas mis sur la place publique. Notamment l’un d’entre eux.

De fait, l’examen par les enquêteurs de ces scellés mis à l’abri dans les coffres de la brigade financière semble avoir été très instructif. Tout particulièrement le «scellé BANIER numéro un», en l’occurrence l’extrait du carnet qui évoque des relations financières entre l’actuel chef de l’Etat et le couple Bettencourt. Si Mediapart n’a pu matériellement consulter le fameux scellé numéro un, il est toutefois possible d’en connaître le contenu, notamment au travers de l’audition de M. Banier, questionné par la police les 15 et 16 juillet.

«Je suis horriblement choqué par la saisie des notes intimes de l’écrivain que je suis», a d’abord déclaré l’artiste. Questionné une première fois sur le contenu du scellé numéro un, il a répondu, comme s’il fallait d’emblée en relativiser la portée: «C’est bien moi qui les ai rédigés. Je note, autant que je transforme, des impressions pouvant immédiatement se changer en œuvre littéraire. Ce sont plus des transpositions que la réalité. Ce sont des bases de départ pour plus tard éventuellement créer des personnages fictifs, comme tout écrivain, pour avoir de l’imagination.» 

« Cela correspond aussi à ma réalité vécue »

Une réponse qui n’a guère convaincu les policiers, qui ont alors fait observer à l’artiste qu’avaient été consignés dans lesdits carnets des faits bien réels. Par exemple, les extraits regroupés dans le scellé numéro 3, où il est notamment question de l’ancien PDG de L’Oréal Lindsay Owen-Jones, comportent des annotations factuelles évoquant davantage ce que l’on trouverait dans le carnet de notes d’un journaliste que dans le calepin d’un romancier… Ce dont M. Banier, mis devant l’évidence, a finalement dû convenir :

— «Ces écrits ne sont donc pas là des fantasmagories d’écrivain ?», ont ainsi interrogé les policiers.

— «Non, ce sont des observations de vies minuscules et de vice majuscule. Cela correspond aussi à ma réalité vécue», a concédé l’artiste.

 SARKO-DOIGT

Le «scellé n°1», celui qui désigne donc Nicolas Sarkozy, relate une confidence de Mme Bettencourt à son protégé et porte la date du 26 avril 2007, soit quatre jours après le premier tour de l’élection présidentielle. A la lecture de cet extrait, il ressort que l’héritière de l’empire L’Oréal aurait confié à l’artiste qu’elle et son mari André (décédé en novembre 2007) avaient versé des fonds à Nicolas Sarkozy. Pour quel montant? Sous quelle forme? Les enquêteurs de la brigade financière n’ont pas pu en savoir plus.  

Dans ce style alambiqué qui semble être sa marque de fabrique, François-Marie Banier a d’abord affirmé: «Je vous indique que correspond aussi en clair à la réalité vécue le passage sur M. Sarkozy, du 26 avril 2007, à ceci près que là nous sommes à un autre niveau balzacien de l’étude d’une grande dame par un romancier.»

Il a poursuivi: «Elle (Liliane Bettencourt, NDLR) cherche à me dire quels sont les écueils de quelqu’un qui possède de l’argent, et l’exemple qu’elle prend par rapport à des demandes d’argent est aussi romanesque. Qui dit qu’elle ne me montre pas une histoire qui n’est pas tout à fait juste? Donc, ça peut être ça, mais je n’en sais rien. Ce sont des propos qu’elle m’a tenus, mais je ne sais pas s’ils sont vrais ou pas. Elle ne m’a pas dit si c’était pour se mettre en valeur ou si c’était vrai. Elle ne m’a pas dit si c’était pour Neuilly, pour sa campagne ou pour autre chose. Ce n’était peut-être pas pour lui. Je ne sais pas si oui ou non elle a pu donner, il était très, très rare qu’elle me parle d’argent. Elle me disait juste que quand on a de l’argent, on vous en demande tout le temps.»

Sans doute conscient des répercussions que ses déclarations pourraient avoir, François-Marie Banier a immédiatement ajouté: «Je ne cherche pas à protéger Sarkozy, par contre Liliane est du genre à confondre les noms. Elle aurait pu confondre avec Balladur ou un autre. Elle m’a à plusieurs reprises cité des demandes d’argent en se trompant sur la personne qui lui demandait. Elle est tellement harcelée chaque jour (environ 20 demandes par jour et 100 lettres) qu’elle finit par mélanger. Liliane a beaucoup donné, par exemple à Mme Pompidou et aux époux Mitterrand, mais aussi, à travers eux, pour d’autres causes qu’eux-mêmes.»

Puis, de plus en plus prudent: «En conclusion, cela ne veut absolument rien dire sur la réalité des choses. Très franchement, je vais vous dire, je ne vois absolument pas Sarkozy demander de l’argent à Liliane. Pour moi, c’est impossible. Par ailleurs, pour moi il est totalement impossible que M. Sarkozy demande à M. de Maistre. Je pense finalement qu’elle se vantait un peu.»

« La vérité explosera »

Au final, que retenir de cette longue tirade, où transparaît tout l’embarras de son auteur, à la fois désireux d’atténuer la portée de ses notes manuscrites saisies par la police, tout en en confirmant la teneur? Qu’entre les deux tours de la dernière élection présidentielle, Liliane Bettencourt lui aurait confié avoir dû financer Nicolas Sarkozy, sans doute via son gestionnaire de fortune Patrice de Maistre. Rien de moins.

Certes, l’artiste tente de désamorcer ses propres révélations en suggérant d’abord que la vieille dame aurait tout inventé. Mais on se demande bien pour quel motif? Tout comme il est difficile de discerner le caractère «littéraire» ou «balzacien» de l’affirmation selon laquelle Liliane Bettencourt remet de l’argent à Nicolas Sarkozy, à la demande de ce dernier ou de son entourage…

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 M. Banier laisse entendre ensuite que la milliardaire n’a plus toute sa tête et que, s’agissant de l’actuel président de la République, elle aurait pu le «confondre» avec son mentor Edouard Balladur. Outre le fait que le photographe se trouve ainsi en contradiction avec ce qu’il clame depuis des années – à savoir que Mme Bettencourt est parfaitement lucide –, on a tout de même peine à croire qu’au printemps 2007, elle ait pu confondre M. Balladur avec M. Sarkozy.

Autre motif d’interrogation: tout en tentant de les “déminer”, M. Banier confirme les révélations contenues dans ses carnets en maintenant que les propos concernant le financement de Nicolas Sarkozy qu’il prête à Liliane Bettencourt lui ont bien été tenus par la milliardaire, alors qu’il lui aurait été si simple de dire qu’il avait sans doute extrapolé, voire inventé, ces confidences.

Une attitude qui va sans doute renforcer les inquiétudes des proches du chef de l’Etat, déjà interpellés par le fait que, dès le mois de septembre 2008, le dandy avait cru bon, lors d’une audition à la PJ dans le cadre de la première enquête pour «abus de faiblesse», de citer les noms de Nicolas Sarkozy et… d’Eric Woerth. Il avait en effet assuré, au détour d’une phrase dans laquelle il mettait en avant son «attitude de franchise absolue», que cette qualité était «connue de tout un chacun, que ce soit M. Sarkozy, M. Woerth, M. Breton…».

Dans l’un de ses rares entretiens accordés à la presse, M. Banier avait ensuite, à propos de l’affaire, lâché au Monde (du 10 décembre 2009) trois petites phrases lourdes de sous-entendus, qui prennent une résonance toute particulière aujourd’hui: « La vérité explosera. Qu’il m’arrive quoi que ce soit, tout est dans des coffres différents et je ne crains rien. Tout ce que j’ai fait est écrit.»

Pour le moins troublants, les écrits de M. Banier corroborent en tout cas les déclarations de l’ex-comptable de Mme Bettencourt, Claire Thibout, qui a déclaré en juillet, à Mediapart, devant la police, puis dans le bureau de la juge Isabelle Prévost-Desprez, que Liliane et André Bettencourt avaient versé des sommes en espèces à de nombreuses personnalités politiques durant des années. Assertion confirmée depuis par d’autres anciens employés du richissime couple.

La chasse aux « petits papiers »

L’ancienne comptable avait surtout évoqué la remise d’une somme en liquide de 150.000 euros au début de l’année 2007 à Eric Woerth, via Patrice de Maistre (le gestionnaire de fortune de Mme Bettencourt), dans le but de financer de manière illicite la campagne présidentielle de M. Sarkozy. Plusieurs éléments matériels (agendas, livrets de comptes…) ont d’ores et déjà permis de crédibiliser les affirmations de la comptable, à défaut de les prouver.

Ce n’est pas tout. Comme l’a raconté Mediapart dès le 27 juillet, une ancienne femme de chambre de Liliane Bettencourt, Dominique Gaspard, interrogée quatre jours auparavant par la juge Prévost-Desprez, a révélé sur procès-verbal comment la milliardaire avait dû apprendre par cœur, à la demande de son gestionnaire de fortune Patrice de Maistre, un petit mot destiné à Nicolas Sarkozy juste avant une rencontre avec le chef de l’Etat, à l’Elysée, en novembre 2008.

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La vieille dame, sous la pression de son entourage, avait en effet l’habitude d’apprendre des textes avant certains rendez-vous, pour masquer ses troubles de mémoire. C’est d’ailleurs pour mettre la main sur ces «petits papiers» que des policiers, mandatés par Mme Prévost-Desprez, ont mené une perquisition au domicile de la milliardaire, mercredi 1er septembre. «Mme Liliane Bettencourt a appris aussi ce qu’elle a dit au président de la République quand elle est allée le voir. Je l’ai appris avec elle, avait indiqué Mme Gaspard à la juge. Je me souviens qu’elle l’a appris, je me souviens que le mot commençait par des félicitations à M. Sarkozy dans sa manière de gérer la France: “Je vous ai soutenu pour votre élection avec plaisir, je continuerai à vous aider personnellement, j’ai des problèmes graves avec ma fille qui peuvent avoir des conséquences pour L’Oréal et donc pour l’économie du pays.”»

Il semble difficile de ne pas voir derrière l’évocation de cette «aide personnelle» ainsi que de ce «soutien» pour la présidentielle une référence aux dons financiers mentionnés par François-Marie Banier dans ses carnets.

Autre élément important, qui tend à démontrer que les annotations figurant dans les carnets Banier à la date du 26 avril 2007 semblent assez éloignés du roman «balzacien» évoqué par le photographe: un ancien majordome des Bettencourt, Bruno, a expliqué le 18 juillet au Journal du Dimanche que Nicolas Sarkozy s’était rendu au printemps 2007 au domicile des Bettencourt. «Une semaine avant l’élection présidentielle, il est venu seul et n’est resté qu’un quart d’heure, à boire un verre avec eux», s’est souvenu l’employé de maison.

Au passage, le maître d’hôtel contredisait le chef de l’Etat, qui avait assuré sur France 2, lors de son interview télévisée par David Pujadas quelques jours plus tôt, avoir toujours rencontré les Bettencourt en présence de nombreuses autres personnes…

Contacté par Mediapart, l’avocat de M. Banier, Me Hervé Témime, a déclaré que son client s’élevait «contre la saisie de ses carnets, qui ne devraient pas figurer dans un dossier judiciaire». «Ces carnets ont un caractère intime et littéraire, qui mêlent des éléments factuels et romancés mais n’ont aucune valeur probante», ­a-t-il expliqué. Me Témime a toutefois refusé d’entrer dans le détail. Il n’a ainsi pas été possible de savoir si, selon lui, l’épisode de la remise d’argent à Nicolas Sarkozy relevait du factuel ou du romanesque.

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