Anti-européen, J.P. Chevènement ?
Sur la scène politique française, l’actuel ministre de l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement, fait figure d’exception. L’opinion publique a du mal à cerner la personnalité de celui qui, par deux fois, démissionna avec fracas du gouvernement. En matière européenne, elle le range parmi les souverainistes défenseurs de la nation française. Principal promoteur, à gauche, du « Non à Maastricht » en 1992, J.-P. Chevènement passe pour être un anti-européen convaincu.
Son anti-européanisme s’expliquerait par sa formation intellectuelle, laquelle puisa à la fois dans trois héritages distincts : le marxisme, le gaullisme et le maurrassisme. Cette dernière référence semble la plus sujette à caution. Comment, le républicain Chevènement disciple du royaliste Maurras ? La question est très mal posée. Il va de soi que J.-P. Chevènement rejette en bloc l’idéologie du théoricien de l’Action française, son nationalisme exalté et son antisémitisme, fût-il d’État. Pourtant, une œuvre du Martégal a profondément influencé le futur ministre. Il s’agit de Kiel et Tanger, l’observation attentive du jeu entre les puissances. Sa familiarité avec cet ouvrage, aujourd’hui quasiment introuvable, s’explique par le choix de son sujet de mémoire en troisième année de Sciences-Po. Le jeune Chevènement étudia alors Le nationalisme français devant l’Allemagne, de 1870 à 1960. À la lecture de ce thème, l’un de ses professeurs, Raoul Girardet, lui-même ancien maurrassien, lui conseilla quelques mois plus tard de rejoindre les gaullistes ! En effet, à un maurrassisme « laïcisé » et « républicanisé » vient se greffer un gaullisme qui ne s’est jamais démenti. Si l’étudiant Chevènement adhéra pleinement à la politique étrangère du Général, il ne cessa de contester la politique intérieure du Premier ministre. Dès la fin de la guerre d’Algérie, Chevènement et ses amis estimèrent qu’ils étaient « des gaullistes d’une essence si révolutionnaire qu’[ils pussent] choisir le camp des adversaires du gaullisme installé dès lors que l’esprit de la France libre [leur] paraissait déjà s’en être séparé (1) ». Leur caractère révolutionnaire ne faisait aucun doute puisqu’ils se réclamaient du marxisme. Mais ils considéraient le marxisme plus comme une méthode d’interprétation, une « physique sociale », qu’un dogme. Chevènement est un marxien et non un marxiste quand bien même le C.É.R.E.S. (2), le laboratoire d’idées du futur P.S. qu’il fonda au milieu des années 1960, prit en certaines circonstances des positions marxisantes fort peu éloignées de celles du P.C.F.…
Cette digression sur ses influences intellectuelles est indispensable pour comprendre son approche de la construction européenne. On peut donc supposer que le président du M.D.C. (3) est un opposant farouche à l’Union européenne et au dialogue franco-allemand. Or, sur ces deux sujets indissolublement liés, son appréciation est si singulière qu’elle se différencie non seulement d’un « républicain de l’autre rive » comme Philippe Séguin, mais aussi de son ami l’écrivain Max Gallo. Jean-Pierre Chevènement est un enfant des « marches de l’Est ». Natif de Belfort, originaire du Haut-Jura, de cette Franche-Comté, vieille province de l’Empire, qui garda longtemps une rancune tenace envers la France qui l’annexa en 1678, Chevènement a toujours été fasciné par la question allemande. C’est ainsi qu’il publia en 1996 un essai qui passa inaperçu, France-Allemagne, parlons franc, dont le titre est un clin d’œil à une ancienne histoire partagée.
Fin connaisseur de l’histoire, de la géographie et des mentalités d’outre-Rhin – il parle l’allemand -, Chevènement considère que « nul n’a le droit de prétendre construire une Europe de nations solidaires, s’il n’a pas réfléchi à ce qui fonde l’identité de chacune d’elles et s’il ne respecte pas ce qui fait leur légitimité irréductible (4) ». Et il poursuit : « Susciter ce débat-là dans chaque nation ferait à la fois revivre les nations, progresser leur identité et avancer la seule Europe qui vaille : l’Europe de la volonté, celle de la politique. N’est-ce pas là une vocation éminemment française que Marx reconnaissait déjà à notre pays, “ nation politique par excellence ” ? (5) ». Pour lui, les identités nationales demeurent des structures de médiation entre les individus et l’identité européenne qui reste à formuler et à construire.
Comment perçoit-il le concept d’identité, et plus précisément l’identité française ? Il a déjà répondu à cette interrogation à plusieurs reprises. « Ne vous trompez pas sur moi, je ne suis pas un chantre du sol et du sang. Et si j’évoque un enracinement, c’est un enracinement culturel et spirituel : la France a toujours été un mélange de races, du nord et du sud de l’Europe, brassant le Catalan, le Flamand, le Breton, le Corse, l’Alsacien, l’Italien et le Polonais… La création de la France a été une création suprêmement politique… (6) ». Certes, « l’identité française a définitivement pris forme avec la Révolution de 1789 (7) », mais il n’oublie pas le rôle majeur que jouèrent les rois de France. Avant d’être une présence géographique sur les cartes, la France fut d’abord une idée politique. C’est la raison pour laquelle « la France restera la France, un creuset de races et de cultures, mais aussi le lieu d’une identité toujours à redéfinir, à la fois européenne et méditerranéenne, sûrement pas américaine (8) ». Jean-Pierre Chevènement assigne à l’État, bâtisseur de la nation française, l’immense tâche de redéfinir sans cesse l’identité nationale à travers la citoyenneté, car la conception de l’identité chez lui se fonde sur les vertus civiques et l’adhésion aux valeurs de la République présentée par l’État. « Bref, pour toutes sortes de raisons, la France a besoin d’un État. Ce n’est pas forcément vrai des autres peuples d’Europe : l’Italie est une civilisation; l’Allemagne a presque toujours existé en plusieurs États (9) ».
Pour Chevènement, la réaffirmation sereine de l’identité nationale française profiterait à toute l’Europe et, avant tout, à la nation allemande qui s’enlise dans des débats stériles sur sa conception de la nationalité. Dans une perspective digne de Jules Michelet, il croit que « la France a un grand dessein tout tracé : donner un sens à l’Europe, et d’abord avec le grand peuple allemand. Mais cela implique de notre part un acte de volonté, presque une manifestation du libre arbitre : dire halte au déclin, halte à la débandade, faire face… (10) ». Pour cela, il faut briser les murs d’ignorance qui séparent les deux peuples de part et d’autre du Rhin. Il faut entamer un dialogue entre Francs de l’Ouest et Francs de l’Est, renouer avec une destinée jadis commune. Ces échanges, Chevènement en est convaincu, réveilleront une culture européenne redevenue enfin indépendante. Pour l’heure, malheureusement, « tout se passe comme si la riche culture européenne était de plus en plus occultée par une pseudo-modernité, qui n’est en réalité que l’emballage d’une colonisation déjà très avancée (11) ». Jean-Pierre Chevènement considérerait-il que seule la culture peut fonder l’Europe ?
Ses appels répétés à un véritable dialogue franco-allemand ne l’empêchent pas de demeurer méfiant envers l’alignement atlantiste des Allemands. Il juge que « le principal obstacle à l’avènement d’une Europe européenne est dans la polarisation américaine de l’Allemagne, sensible aussi bien dans ses milieux d’affaires et dans sa classe politique que dans sa diplomatie et sa politique de défense (12) ». Il ne fait donc aucun doute que « la ligne de pente, telle qu’elle découle du traité de Maastricht, dans le cadre d’un libre-échangisme étendu à l’échelle du monde, paraît bien conduire l’Europe à se fondre dans un Saint-Empire américano-germanique du Capital (13) » .
Maastricht ! L’ancien ministre de la défense nationale persiste à s’en méfier. Au début, avant de connaître en détail le traité, il penchait pour l’abstention, puis, une fois les clauses lues, il s’engagea en faveur du « non », d’un « non » fondateur d’une Europe indépendante. On se rappelle de cette formule que Jean-Pierre Chevènement lança dans les années 1970 : « Les États-Unis d’Europe seront l’Europe des États-Unis ». L’Europe fédérale, inspirée du modèle institutionnel américain, reste plus que jamais sa hantise. À la dérive fédéraliste et mondialiste des institutions européennes de plus en plus assujetties aux fluctuations d’une économie irréelle s’ajoute le renforcement néfaste du rôle de l’O.T.A.N. sur le Vieux Continent qui « résulte à la fois de la volonté américaine de garder l’Europe sous contrôle et d’un consensus mou, chaque nation européenne préférant dépendre de la puissance américaine que d’une puissance voisine (14) ». Dans ce contexte émollient (« Trop souvent l’Europe a donné jusqu’à présent l’impression d’être plus une maison de retraite pour peuples fatigués qu’une association coopérative de peuples décidés à réussir ensemble (15) », déclare-t-il), le libéralisme ne peut être qu’hégémonique. Ce libéralisme qui « est, à coup sûr, l’idéologie du déclin de l’Europe (16) ». Chevènement craint qu’émerge à terme une Europe à direction anglo-saxonne et scandinave, soumise aux marchés financiers et docile envers les multinationales, alors que « notre tâche est de bâtir une Europe européenne qui ne soit ni anglo-saxonne, ni allemande, ni russe, ni bien sûr française (17) ».
Contre ce suicide latent, Chevènement propose une alternative : la Grande Europe, la confédération libre des nations. Les États-membres de cet ensemble qui comprendrait aussi bien l’Islande que la Russie, participeraient à des politiques communes renforcées (défense, industrie, recherches, espace, agriculture, police, etc.) variables selon le degré de coopération. En son sein, « il y aurait place pour des communautés plus restreintes, à caractère régional (18) » qui stabiliseraient tout le contient. Et d’envisager la constitution d’une Communauté baltique, nordique, danubienne ou balkanique. Ainsi, « cette architecture souple, à trois niveaux, autoriserait un élargissement rapide “ à la carte ”. Chaque pays définirait son rythme et, en dehors d’un “ menu commun ”, allégé, choisirait ses options (19) ». Afin de réaliser au plus vite la Confédération, il invite ses contemporains à retrouver leur histoire. « L’Europe est complexe, c’est déroutant, ça l’a toujours été pour les Américains. Ça le devient aujourd’hui pour un certain nombre d’Européens sans culture, (plus exactement qui voudraient faire table rase du passé, qui pensent qu’on peut repartir à zéro, gommer deux mille ans d’histoire. Cela n’est pas sérieux (20) ».
La construction européenne selon Jean-Pierre Chevènement est nécessairement volontariste. Nullement retour à l’Europe des nationalités des XIXe et XXe siècles, il rêve d’une Europe politique qui s’appuierait sur les nations et les citoyens. Il ne voit d’ailleurs aucune contradiction entre l’Europe et la nation si s’établit entre elles, l’indispensable lien politique appelé Res Publica. Fonder l’Europe signifie refonder la Nation via la République parce que, « dans la République, chacun se sentant partie d’un tout doit admettre la prééminence de l’intérêt général sur son intérêt particulier (21) ».
Chevènement n’est pas un anti-Européen. Il a, au contraire, une idée exigeante de l’Europe, de cette Europe qu’il souhaiterait « penser mondial » : « Je n’oppose pas la France et l’Europe. Je pense que l’Europe se fait dans le prolongement des nations. Elle se fera ainsi ou ne se fera pas (22). » Pour l’heure, Jean-Pierre Chevènement attend que les faits lui donnent raison. La priorité de l’élargissement aux pays de l’Est avant la réforme réelle des institutions constitue une véritable épée de Damoclès sur toute notion d’Europe politique indépendante. Il estime que « l’Europe se délite au fur et à mesure qu’elle s’étend. Il faudra tout reconstruire autour de la France et de l’Allemagne (23) », d’où l’importance d’une meilleure connaissance réciproque. Si l’Union européenne implose, Chevènement passera probablement dans l’histoire comme le précurseur incompris de la concorde franque retrouvée.
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Paru dans L’Esprit européen, n° 2, printemps 2000
Notes
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