Arnaud Montebourg : « Déjà dépendante des médicaments étrangers, la France ferait une grave erreur en cédant le Doliprane »

Selon Arnaud Montebourg, la fréquence de ces pénuries a été multipliée par 20 entre 2008 et 2018. Fabien Clairefond

LE FIGARO. – L’exécutif a indiqué qu’il ne s’interdisait pas de bloquer la vente d’Opella, qui produit le Doliprane, à un fonds d’investissement américain. Peut-il et doit-il le faire ?

Il peut le faire, bien entendu. Le gouvernement dispose des moyens juridiques qui lui permettent selon le décret du 14 mai 2014 (appelé par une excessive commodité « décret Montebourg ») de bloquer un investissement étranger en France dans une dizaine de secteurs, dont celui de la santé. Ce droit de veto a été très peu utilisé par mes successeurs MM. Macron et Le Maire, puisque seulement 3 veto ont été à ce jour décidés, dont un concernant Carrefour, qui faisait l’objet d’une candidature de rachat par un concurrent canadien, Couche-Tard. Ce dernier véto parut amplement déplacé puisque les supermarchés et épiceries de quartier sous la marque Carrefour sont des actifs ne risquant aucune délocalisation, et ne contenant aucun brevet ou propriété intellectuelle de nature stratégique.

Le gouvernement américain, qui dispose du Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS), a procédé, lui, à 20 veto explicites par la voix du président des États-Unis, avec une dizaine de veto implicites par an (conditions imposées par le CFIUS considérées comme trop restrictives par l’investisseur). Appliquer la réciprocité me paraîtrait un minimum minimorum vis-à-vis des États-Unis, qui ne se privent jamais de comportements prédateurs sur nos entreprises, comme l’interminable cauchemar de la vente d’Alstom à General Electric décidée à tort par François Hollande et poursuivie par Emmanuel Macron, dont nous payons encore très cher les conséquences stratégiques, économiques, territoriales et sociales.

Mais, surtout, il doit le faire, parce que notre dépendance chronique aux médicaments fabriqués à l’étranger est devenue dangereuse. Celle-ci s’est manifestée par une montée très sensible des pénuries de médicaments. La fréquence de ces pénuries a été multipliée par 20 entre 2008 et 2018 et le nombre de ruptures et de signalements de risques de ruptures a explosé depuis 2018, au point qu’en 2023 37 % des Français ont été confrontés à de telles pénuries, ce phénomène touchant les médicaments anciens de toutes les aires thérapeutiques. 

La majorité des ruptures de stock sont liées à des causes industrielles ou économiques, c’est-à-dire à la vulnérabilité des chaînes de valeur mondialisées ou à leur incapacité à s’adapter aux variations de la demande, comme nous l’avons subi pendant la crise du Covid-19 dans le contingentement du paracétamol en pharmacie ; d’autres peuvent être liées à des augmentations brutales de la demande auxquelles les industriels prennent du temps à répondre : c’est l’exemple des pénuries d’Amoxicilline en 2022-2023.

Comment en est-on arrivé là ? La délocalisation de la production est-elle inéluctable ?

Depuis vingt ans, la production de médicaments a été massivement délocalisée en Asie. 60 % à 80 % des principes actifs des médicaments consommés en Europe sont fabriqués en Inde et en Chine, alors que les deux tiers des lignes de production de principes actifs certifiées pour le marché européen étaient encore basés en Europe en 2000. Notre dépendance aux importations asiatiques est directement liée au dumping environnemental de l’Inde et de la Chine, qui imposent à leurs usines des normes environnementales et sociales bien moins regardantes que celles prévues par la France et l’Union européenne. Il s’agit d’abord d’une délocalisation inacceptable des atteintes à l’environnement : les prélèvements réalisés dans les fleuves du sud de l’Inde situés près des usines pharmaceutiques recensent des concentrations d’antibiotiques 1 million de fois plus élevées que dans les eaux usées européennes, avec un impact sur la santé des populations locales. 

Le retour de la fabrication en France d’un principe actif impliquera en conséquence des coûts 20 % à 40 % plus élevés qu’en Asie, et la moitié de ce surcoût est lié aux investissements nécessaires pour respecter les normes environnementales européennes.

Mais rien n’est impossible si l’on s’en donne les moyens : ainsi, Upsa fabrique le produit fini du paracétamol dans son usine d’Agen et Sanofi sur ses sites de Lisieux et Compiègne mais le principe actif est importé depuis la Chine, l’Inde ou les États-Unis. Il n’y a plus aucun producteur européen depuis que Rhodia a délocalisé son unité de production de Roussillon (Isère) en Chine en 2008. L’État a aidé la relocalisation de la production par Seqens (ex-Rhodia) sur ce même site de Roussillon avec l’aide de Sanofi et Upsa, qui se sont engagés à acheter le principe actif relocalisé. Cette relocalisation s’appuie sur deux ans de recherche et développement pour concevoir une méthode de production plus compétitive et moins polluante pour être au même niveau de coûts que les Asiatiques.

Les facteurs clés permettant de garantir la viabilité des productions européennes ne sont donc pas liés à la main-d’œuvre, car le processus est très automatisé, mais au coût de l’énergie et aux investissements associés au respect des normes environnementales européennes.

Donner à un fonds américain comme l’envisage Sanofi, avec des exigences de rentabilité excessives, la clé des décisions futures au sujet du paracétamol relocalisé avec l’aide de l’argent public, me paraît une erreur que nous paierons inévitablement par un arrêt… de la relocalisation, associant pourtant plusieurs producteurs français engagés, comme Upsa. 

Le Covid a-t-il été un tournant ? Avons-nous fait suffisamment pour sécuriser notre chaîne d’approvisionnement en matière de médicament et pour rapatrier une partie de la production ?

Un louable plan de relocalisation a été engagé par le gouvernement pour faire revenir en France la fabrication des médicaments les plus critiques. Quelque 50 millions d’euros d’investissement public ont été annoncés comme devant soulager les industriels de la pharmacie. Ce plan de relocalisation passe par des subventions à l’investissement.

Le prix moyen des médicaments remboursables a diminué de 49% entre 2000 et 2021, alors que le coût de la vie a augmenté de 33% sur la même période, contribuant aux délocalisations et rendant souvent une production française impossible en raison de prix trop bas. 

Malheureusement, les capacités relocalisées ne trouvent pas des débouchés durables. Sur de nombreux médicaments, l’impératif de maîtrise des dépenses de Sécurité sociale conduit à des niveaux de prix de remboursement des médicaments ne permettant pas une production en France. Le prix moyen des médicaments remboursables a diminué de 49 % entre 2000 et 2021, alors que le coût de la vie a augmenté de 33 % sur la même période, contribuant aux délocalisations et rendant souvent une production française impossible en raison de prix trop bas. 

Les médicaments génériques, qui concentrent l’essentiel des pénuries, représentent environ 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires (20 % du secteur), mais avec des marges très faibles, voire négatives, rendant infernale une relocalisation en France de la chaîne de valeur. Le principal génériqueur français, Biogaran, indiquait récemment que, sur ses 900 médicaments, 144 sont vendus à perte, en particulier des médicaments critiques fabriqués en France ou en Europe.

Il n’y a donc aucun alignement entre l’État, qui veut relocaliser, et la Sécurité sociale, qui pousse à délocaliser. C’est pourquoi nous faisons un désagréable surplace !

Au-delà de la question des médicaments, la question de notre souveraineté agricole, et donc alimentaire, revient régulièrement dans le débat. Malgré notre tradition agricole, sommes-nous également dépossédés en la matière ? Faut-il agir de la même manière que pour la production de médicament ?

En agriculture, nous avons des problèmes similaires : nous voudrions des paysans heureux, reconnus et gagnant correctement leur vie, nous voudrions également des aliments produits en France, mais nous empêchons par nos choix politiques de normes réglementaires les agriculteurs de les produire et favorisons les délocalisations et les importations agricoles.

J’ai fait faire (et l’ai financé par ma propre entreprise) une étude par des experts agricoles sur les 10 produits les plus consommés par les Français et les plus importés : par exemple le saumon, les chips, les pâtes, les fruits secs, l’huile d’olive, les kiwis ou les fruits rouges. Ces 10 produits alimentaires courants pèsent de presque 7 milliards sur le déficit de la balance commerciale. Les reconquérir ne coûterait en investissements agricoles (publics et privés) qu’environ 9 milliards. Ce qui est bien peu au regard du plan de relance (54 milliards) ou du coût des aides à la consommation énergétique entre 2021 et 2024 (85 milliards). Si nous décidions d’investir dans ces productions avec des opérateurs performants et aguerris que nous avons bien sûr en France, nous pourrions améliorer grandement notre souveraineté alimentaire, ainsi que l’état tristement délabré de notre balance commerciale et de nos comptes publics. Mais cela supposerait une alliance des acteurs privés avec les décisions publiques, ce qui est difficile à obtenir en France.

J’aimerais — est-ce un rêve ? — que l’État s’occupe de cela parce qu’un pays qui ne produit plus pour satisfaire ses propres besoins s’appauvrit et se déclasse.

En clair, il faut que nous remontions des entreprises nouvelles de relocalisation et de reconquête agricoles et industrielles. C’est ce que j’ai choisi de faire de façon très modeste à mon échelle de petit entrepreneur privé que je suis devenu. J’aimerais — est-ce un rêve ? — que l’État s’occupe de cela parce qu’un pays qui ne produit plus pour satisfaire ses propres besoins s’appauvrit et se déclasse. C’est ce qui arrive à la France aujourd’hui. Dois-je rappeler qu’à juste titre le Commissariat au Plan sous la signature de son dirigeant François Bayrou signalait que l’économie française par certains aspects a pris les allures d’une « économie d’un pays en voie de développement ». Il est grand temps de se ressaisir ! Nous en avons les ressources et l’ingéniosité !

Les décisions doivent-elles être prises au niveau européen ou à l’échelle nationale ?

L’UE ne fera rien pour nous et ne nous sera d’aucun secours. Débrouillons-nous alors pour le faire nous-mêmes.

En tant que ministre de l’Économie et du redressement productif, vous avez été l’un des premiers à soulever la question de notre souveraineté industrielle. Avez-vous été entendu ?

Les discours ont enfin changé, ce qui me réjouit. Mais je ne vois toujours pas arriver des changements de méthodes et d’échelle pour obtenir des résultats non anecdotiques.

3 commentaires sur Arnaud Montebourg : « Déjà dépendante des médicaments étrangers, la France ferait une grave erreur en cédant le Doliprane »

  1. Gilles Le Dorner // 23 novembre 2024 à 19 h 20 min //

    Divers maux . À l’ intérieur la mise KO de la cinquième république sans atteindre le chaos complet , fruit d’ années récentes et d’ une dissolution mémorable récente mais toutefois semblant s’ éloigner , lointaine dans le ressenti d’ une France politique et en représentation nationale qui ne se trouve pas ou plus et encore sans budget . Il est réaliste de dire que ce pays est difficilement gouvernable et malgré les incantations ou génuflexions de discours en hommages le socle gaullien , ou boussole , s’ il n’ a pas été effacé dans quelques mémoires , a été déserté . A l’ extérieur en questions internationales , le dit domaine réservé en chefferie ne s’est pas modifié , son axe européiste à l’ envie n’ a pas dévié , les voix d’ en-bas semblent assouplies ou consentantes , en intérêts conjoncturels politiciens calculateurs d’ échéances aussi . Et en tout respect de mémoire , l’ envie en chefferie reprend en us du mémorial , et les bannières des questions sociétales pouvant cliver et si graves en contexte si grave telles que la fin de vie peuvent aussi être un instrument machiavélique . Non . le domaine réservé de politique étrangère et armé n’ est pas une propriété de droit hors-sol du locataire de l’ Elysée . Si , d’autres chemins sont possibles que l’ escalade en escalades . Si . il existe des lignes rouges , en escalades de missiles . Non , contester de soutenir l’ escalade en nettoyage et l’ état de siège menaçant d’ une famine insidieuse et les hôpitaux détruits à Gaza ou autres territoires , et l’ escalade au Levant , non , ce n’ est pas être antisémite ni taxable d‹ être un suppôt descendant d’ anti-Dreyfus . Non ,( sans aller en prétention au « J’ accuse » de Zola , et pour situer en siècle) il est un fait et une mémoire , de Jean Jaurès au café du croissant , « la veille » / D’ Assise , en journées et mémoire , ce n’ est pas querelle interreligieux ou pire ni utilisation du religieux ni quelque appoint dans des fourvoiements de certains dits grands qui menacent ou malmènent , et s’ il n’ y a plus de France même , et sans utiliser ni caser le dit spirituel ou dit religieux en le reléguant au rang d’ appoint . car ce n’ est pas un appoint sans négliger l’ huile de coudes , ce n’ est pas un objet ni un appoint , la petite flamme et comme une huile inépuisable et en Partage de l’ Esperance

  2. Gilles Le Dorner // 21 octobre 2024 à 13 h 21 min //

    Nota bene : un hôpital , où qu’il soit , quel que soit le pays , c’ est « sacré »

  3. Gilles Le Dorner // 21 octobre 2024 à 13 h 07 min //

    Bonne santé . Et aussi : la politique du remboursement-des-génériques est-elle au bout du compte , tenant compte certes des soucis d’ économie et de la mode des mises en concurrence , est-elle adaptée pénalisant la localisation rémanente en France comme les investissements de la recherche en entreprises ? Bonne santé . Les études du tout-le-monde-interne ne sont-elles pas trop longues même si elles contribuent à renflouer facilement en main d’ œuvre le manque de soignants dans tous les hôpitaux , mais au risque ou au constat de surcharge de travail d’ encadrement en responsabilité et d’ enseignement des praticiens déjà en sous-nombre ? Qui plus est tout praticien est-il professeur ? En d’ autres termes le CHU a-t-il gardé sa place , en sommets , il en faut , et aussi mémoire-hommage au Pr Debré ? L’ internat pour tous classant ne serait-il pas vécu à la fois comme une brimade ou pire en vocation cassée de choix restreint de spécialité ou de lieu de formation mais aussi on peut le dire comme un nivellement ? De plus la voie de spécialité ne peut-elle redevenir comme autrefois double , par l’ internat de spécialité des hôpitaux ou par les CES de spécialités médicales pouvant étre suffisants aussi pour l’ exercice en ville ? La gouvernance hospitalière n’ est-elle pas , en cette participation certes , un carcan voire un repoussoir ? La tarification à l’ hôpital est-elle un étouffoir et un repoussoir ? Le tout-informatique-traçabilité porte-t-il atteinte au temps du soin , au goût du soin en liberté du soin médical ou paramédical ? L’ intérim en son principe ne devrait-il pas être juridiquement limité à des situations particulières ponctuelles et refusé comme un mode de pratique et de vie , en étude de coût et du risque ou du constat de compromettre l’ unité de fonctionnement en continuité des services ? La notion d’ horaire ne doit-elle pas en formation échapper à la limitation , sans aller certes sur des cadences d’ épuisement ou de survoltage des 100 h/semaine d’ autrefois ? Les vocations pour l’ exercice hospitalier et même plus généralement la médecine sont-elles grevées par l’ impression donnée s’ aggravant au vu

    comme par un émoussement de la vertu de l’ effort comparée en balance au confort de vie privée ? La politique des médecins étrangers n’ est-elle pas une facilité en état de manque d’ effectifs de vocations en France , n’ est-elle pas aussi une honte en facilité de sous-salaires de quelque sous-main-d’oeuvre , n’ est-elle pas une dénaturation aussi de la fonction de formation et même de rayonnement en formation de praticiens pouvant être utiles en soins et dans leurs pays ? « La garde » ne pourrait-elle être restaurée comme naturelle allant de soi à la profession en exercice « de ville » même en ruralité ? Bonne santé

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