Renaud Girard : « La deuxième guerre du Pacifique »

Renaud Girard. Jean-Christophe MARMARA/Le Figaro

Cette seconde guerre du Pacifique ne se jouera probablement pas à coups de torpilles. Il sera d’abord un conflit de rapports de force, d’intimidations, de cyberattaques.

Le 15 septembre 2021, les leaders de l’Australie, du Royaume-Uni et des États-Unis ont solennellement annoncé la création de leur nouvelle alliance militaire navale, qu’ils ont baptisée Aukus. En promettant aux Australiens des sous-marins nucléaires d’attaque utilisant de l’uranium hautement enrichi, les Américains et les Britanniques ont brisé un tabou qui régnait jusque-là dans le petit club des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU : toujours garder pour soi sa technologie nucléaire et ses matériaux fissiles.

Il s’agit, chez nos alliés anglo-saxons, d’un changement majeur de vision stratégique. Au-delà d’une brèche dans la doctrine de la non-prolifération, il signale que la deuxième guerre du Pacifique a commencé. Cette fois, l’adversaire des thalassocraties anglo-saxonnes n’est pas le Japon et sa « sphère asiatique de coprospérité », mais la Chine et sa volonté d’expulser les Américains d’une vaste zone allant du golfe du Bengale à Hawaï. Cette seconde guerre du Pacifique ne se jouera probablement pas à coups de torpilles. Il sera d’abord un conflit de rapports de force, d’intimidations, de cyberattaques. Depuis Sun Tzu, les Chinois préfèrent gagner les guerres sans livrer bataille.

« Les Américains n’ont strictement rien à faire en Asie ; ce sont des intrus », m’avait déjà expliqué, en 2009, d’une voix douce et ferme, le vice-ministre chinois chargé des Minorités, lors d’un dîner à Pékin, consacré au Tibet. C’était une époque où les relations sino-américaines étaient pourtant encore excellentes.

La Chine estime que la mer de Chine du Sud, plus vaste que la Méditerranée, lui appartient entièrement et qu’elle est fondée à y faire la loi

Depuis, la marine chinoise a doublé de taille et a accaparé, en mer de Chine du Sud, une demi-douzaine d’îlots inhabités, qui étaient des terrae nullius[1] en droit maritime international. Violant une promesse que Xi Jinping[2] avait faite publiquement à Barack Obama, la Chine a militarisé ces récifs, préalablement poldérisés. Elle y a construit des aérodromes, dotés de missiles et de bombardiers stratégiques à long rayon d’action. Elle estime que cette mer, plus vaste que la Méditerranée, lui appartient entièrement et qu’elle est fondée à y faire la loi.

Pourtant, la mer de Chine méridionale baigne aussi les rivages du Vietnam, de la Malaisie, de Brunei et des Philippines. La marine américaine ne s’est pas opposée militairement à ces prédations territoriales, mais elle a toujours poursuivi ses patrouilles au cœur de la mer de Chine méridionale, frôlant les îlots accaparés, afin d’y faire respecter le principe de liberté de navigation.

L’Australie va devenir la base avancée du grand jeu naval américain de « containment » de la Chine dans l’Indo-Pacifique. Les Chinois sont-ils aussi surpris qu’ils le disent ? Ont-ils vraiment rêvé d’un non-alignement australien ? En la gorgeant d’argent, ils ont essayé de faire de l’Australie un vassal. Piqués au vif, les Australiens ont fini par réagir. Ils ont même réclamé, en mars 2020, une enquête internationale sur l’origine du Covid-19. Cette demande a brouillé pour longtemps Pékin et Canberra. Les cyberattaques chinoises sur l’Australie ont crû exponentiellement.

Au lieu de se laisser aller à une colère puérile, la France devrait tirer profit de son éviction brutale d’Australie pour redessiner sa stratégie

Face à une Administration Biden qui a créé l’Aukus[3] et renforcé le Quad (dialogue de sécurité quadrilatéral entre les Américains, les Japonais, les Indiens et les Australiens), les Chinois ont peut-être perdu un set, mais certainement pas le match. Leur calcul est d’attendre patiemment que les Américains se lassent. Comme ils se sont lassés en Indochine en 1975, en Mésopotamie en 2011, en Afghanistan en 2021.

Au lieu de se laisser aller à une colère puérile, la France devrait tirer profit de son éviction brutale d’Australie pour redessiner sa stratégie. Elle devrait revenir à une stricte indépendance gaullienne, cesser de s’aligner systématiquement sur la politique étrangère américaine, monter son budget militaire à 3 % du PIB, construire une industrie de défense européenne dépourvue de tout composant américain (afin de n’être plus soumise aux procédures Itard), vendre ses armes à qui elle veut sans consulter quiconque, reconstruire un service de renseignement extérieur capable de renseigner.

Elle doit aussi consolider sa coopération militaire avec les Indiens et moderniser sa marine, afin de sécuriser sa zone économique exclusive de 11 millions de kilomètres carrés, y compris dans le Pacifique. Mais son intérêt n’est pas d’entrer dans la deuxième guerre du Pacifique. Elle n’en a pas les moyens et c’est trop loin de chez elle. La Méditerranée reste pour la France sa première urgence stratégique.

La Chine ne veut pas conquérir le monde entier, mais seulement devenir le suzerain de l’Asie. Son premier objectif est de reprendre l’île de Formose. Aux Communes, Theresa May a demandé à Boris Johnson si la Grande-Bretagne entrerait en guerre pour défendre Taïwan. Elle n’a obtenu aucune réponse. Piètre départ de course pour Aukus…


[1] Territoire sans maître
[2] Actuel président de la République populaire de Chine
[3] Acronyme de l'anglais Australia, United Kingdom, United States

5 commentaires sur Renaud Girard : « La deuxième guerre du Pacifique »

  1. A René FLOUREUX…votre attente risque d’être stérile car aucun des politicards qui se regardent le nombril avant de regarder les causes des problèmes qui font dégringoler la France dans le classement des Puissances du XXIème siècle ou du troisième millénaire, aucun de tous ces parvenus prétentieux et profiteurs de la République ne sera au rendez-vous de vos attentes !Aujourd’hui nous sommes donc contraints à enregistrer déceptions, frustrations et consternations sur fond de bla,bla,bla politique notoirement indigeste et usant. Si donc on constate de manière unanime un certain réchauffement climatique ,par contre ,la fonte des capacités de gouvernance performantes de notre personnel politique nous fait plonger dans la médiocratie d’une catastrophe démocratique annoncée et rares sont les électeurs qui se mobilisent pour enrayer dette néfaste inclinaison.

  2. FLOUREUX RENE // 22 septembre 2021 à 10 h 00 min //

    TIREZ LES PREMIERS !
    Je retiens le paragraphe qui commence part : « Au lieu de se laisser aller à une colère puérile la France devrait tirer profit de son éviction brutale d’Australie pour redessiner sa stratégie (…), et qui se termine par reconstruire un service de renseignement extérieur capable de renseigner ».
    J’insiste sur « redessiner une stratégie, revenir à une stricte indépendance gaullienne, (et surtout !) cesser de s’aligner systématiquement sur la politique étrangère américaine »
    Mais quel(le) est le ou la candidate à la présidentielle de 2022 qui aura ce courage de relever ce défi sur un sujet aussi fondamental ?
    J’attends de pied ferme un engagement solennel des candidat(es).
    Rf 22.9.21

  3. Rien de bien nouveau que ce que l’on connait déjà mais deux contradictions à relever. Parler du non respect de la doctrine de non prolifération nucléaire par le fait de livrer à l’Australie des sous-marins à propulsion nucléaire (qui par ailleurs ne sont pas des SNLE, on est loin du compte), est assez curieux car, quid du Pakistan, d’Israël? Petite contradiction aussi en disant (certes cela est très important) qu’il faut sécuriser la zone économique exclusive de 11 millions de km2 y compris le Pacifique pour dire ensuite que nous ne devons pas entrer dans la « guerre du Pacifique » pour laquelle nous n’avons pas les moyens et c’est trop loin. Alors que veut dire « sécuriser » puisque là, on ne serait donc pas trop loin? Pourtant au sens géopolitique sécuriser c’est imposer sa souveraineté et c’est donc être prêt plus ou moins à la guerre. Qui vis pacem para bellum, quelques trois ou quatre SNLE de plus et on assurerait des présences dissuasives. Dans ce sens Girard a bien raison de parler d’un budget militaire adéquat et surtout de l’indépendance en composants stratégiques. Pour ce qui est d’une armée européenne, pour l’instant c’est un peu de l’utopie car l’UE n’est pas l’Europe et cette UE est parfaitement contrôlée par les US. D’ailleurs, cette annulation de commande bien « orchestrée » a aussi pour but (peut-être même le premier, dans la foulée de la non livraison du Mistral aux Russes) de minimiser sérieusement notre capacité militaire qui jouerait le rôle de fer de lance, en Europe.

  4. « Au lieu de se laisser aller à une colère puérile, la France devrait tirer profit de son éviction brutale d’Australie pour redessiner sa stratégie »
    Voilà une bonne idée…hélas impossible à mener à bien avec l’esprit du « p’tit’ chef et de ses sbires !!!!!

  5. Jean-Dominique Gladieu // 21 septembre 2021 à 16 h 26 min //

    Je ne voudrais pas passer pour le pro-chinois de service mais la politique de la Chine en Asie obéit à un logique. Les américains sont présents militairement au Japon, en Corée du Sud, à Taïwan, économiquement dans d’autres pays de la région.
    On ne fera croire à personne que c’est pour défendre la souveraineté et le bien-être des peuples concernés. Ils sont là pour y exercer leur influence.
    Dès lors, les chinois sont tout à fait logiquement fondés à défendre leurs intérêts.
    Dans cette affaire, nous n’avons absolument pas à nous y mêler et nous devons avoir une politique de détente que ce soit avec les Russes, les Indiens, les Chinois, les USA ou autres …
    Maintenant que les américains s’amusent à doter l’Australie d’armes nucléaires ne fait que me renforcer dans l’idée que la « non prolifération » n’est qu’une illusion (criminelle à terme comme la plupart des illusions) et que le meilleur moyen de parvenir à l’équilibre de la terreur (seul véritable facteur de paix) c’est que tout le monde détienne l’arme nucléaire afin que plus personne n’ait intérêt au bellicisme (le risque étant devenu trop grand de destructions massives en cas de guerre nucléaire).
    Vous allez me trouver provocateur mais, tout réfléchi, c’est la sagesse même !

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