Le discours de Metz du 31 juillet 1948
« NOUS AVONS RAMASSÉ LA RÉPUBLIQUE DANS LA BOUE »
commenté par Éric Branca,
Membre du Conseil d’administration de la Fondation Charles de Gaulle
On le sait, le général de Gaulle apprenait ses discours par cœur après les avoir infiniment travaillés, comme en attestent leurs manuscrits conservés aux Archives nationales. Ce sont eux, et eux seuls, qui se trouvent réunis dans l’édition de ses Discours et messages, établie sous l’autorité de François Goguel et publiés chez Plon à partir de 1970. Mais à l’époque du RPF, qui vit l’homme du 18 juin participer, pour la première et unique fois de sa vie, à des campagnes électorales (municipales de 1947 et de 1953, législatives de 1951), son emploi du temps très chargé l’empêcha de s’astreindre systématiquement à cette discipline. Or tout rétif qu’il fût à l’exercice, il excella dans l’art de l’improvisation, y compris devant les foules immenses qu’attirait sa venue.
Ce fut le cas à Metz, le 31 juillet 1948 où, depuis le balcon de l’hôtel de ville, il s’adressa à 30 000 personnes massées sous une pluie battante, à l’appel du député-maire RPF, Raymond Mondon (1914-1970). Discours improvisé devant une foule, elle aussi ‘‘improvisée’’ car il était initialement prévu que le premier Résistant de France ne passe que quelques heures à Metz, afin d’y dévoiler une plaque à la mémoire du général Delestraint, fondateur de l’Armée secrète, mort en déportation à Dachau en avril 1945. Avant-guerre, ce grand soldat fait Compagnon de la Libération à titre posthume, fut, en outre, le supérieur direct du colonel de Gaulle quand celui-ci commandait, à Metz, le 507° régiment de chars de combat.
Cet hommage personnel du Général à son ancien chef serait sans doute passé inaperçu si le ministre de l’Intérieur, Jule Moch (SFIO), et son collègue de la Défense nationale, René Mayer (Radical), n’avaient pas interdit aux corps constitués d’accueillir le libérateur de la France, privé, ipso facto, des honneurs militaires [1]. Cette mesure vexatoire, intervenue de surcroît, dans une période particulièrement pénible pour de Gaulle, en deuil de sa fille Anne [2], eut pour résultat de susciter une mobilisation aussi spontanée que massive en sa faveur. D’où l’émotion qui l’étreint et le conduit à répondre sans détour aux ténors du régime et aux communistes qui l’accusent de menacer la République, rétablie par ses soins…
« Nous avons ramassé le pays dans la capitulation, dans le désespoir. Nous avons ramassé la République dans la boue. Où étaient-ils donc, ceux-là, qui prétendent que de Gaulle la menacent ? Où étaient-ils à cette époque ? Que les a-t-on … (applaudissements, cris : « Au pouvoir ! Au pouvoir ! Au pouvoir ! »). On ne les entendait pas parler très haut ! Je sais bien que certains d’entre eux, par la suite, ont su courageusement supporter le poids de l’invasion. Certains ont été en prison dans des conditions que je n’oublie pas. Mais il faut être un peu plus modeste, quand il s’agit de quelqu’un, dieu en est témoin et vous aussi, a fait ce qu’il a pu pour réparer des erreurs qu’il n’avait pas commises ! Car ce régime, ce fameux régime des partis, nous l’avons connu. Où nous a-t-il conduits ? Il nous a conduits … (interruptions inaudibles). Et lorsqu’ensuite, ayant rétabli la liberté des Français, après avoir remis notre pays parmi les vainqueurs, lorsqu’ensuite je me suis trouvé entouré des mêmes partis, hélas ! qu’avaient-ils appris ? Qu’avaient-ils oublié ? Il n’y avait aucune différence !
On a souvent posé la question : pourquoi de Gaulle est-il parti, en janvier 1946 ? A vous, mes concitoyens de Metz, je vais vous répondre. Il n’y avait pas (ovations)… Il n’y avait que deux solutions : ou le coup d’État, en janvier 46, qui, à l’époque, aurait été, j’en suis convaincu, un malheur national et en tout cas international – faites attention à ce que je vous dis – ou bien me mêler au jeu, ce que je n’ai voulu à aucun prix (ovations). Et maintenant (ovations), et maintenant, me voici intact au service de la France !
Oh ! Le régime se défendra ! Le régime se défendra. Il a commencé à se défendre. Il cherche à retirer au peuple le droit qu’il a de voter, en particulier, il cherche à nous retirer le droit que nous avons de nommer nos conseillers généraux, au mois d’octobre [3], parce qu’il redoute une manifestation nationale puissante qui frayerait la route au bon sens ! (ovations).
Cette voie est mauvaise. La France entière le comprend. Et les conditions intérieures et extérieures dans lesquelles nous sommes ne nous permettent plus ces jeux stériles. Il faut nous rassembler sur la France. Il ne faut pas admettre que des partis nous divisent de manière à faire leur loi. Nous ne pouvons accepter aucune de leurs combinaisons, même celles qu’ils viennent de faire, et qui comprennent en somme, quoi ? Des gens qui ont ramassé des voix des électeurs contre le libéralisme, et des libéraux qui ont ramassé les leurs contre une Constitution qu’aujourd’hui ils acceptent pour peu qu’on leur donne des portefeuilles et des présidences ! [4] (Ovations, cris : « Au pouvoir ! Au pouvoir ! Au pouvoir !).
La France passera ! La France passera ! Je vous en réponds ! Je n’ai jamais parlé à la légère. La France passera, c’est-à-dire que nous passerons ! Mais souvenez-vous, Messins et Messines, que votre sort est dans vos mains, que ce que vous pouvez faire, par votre comportement, par vos paroles, par vos votes, quand l’occasion vous en sera donnée, qui que vous soyez, c’est de cela que sortira le destin de la France ! (cris : « Au pouvoir ! Au pouvoir ! Au pouvoir !).
Et je m’en vais rassurer ceux qui ont quelques inquiétudes : je suis tout à fait convaincu qu’une fois le succès remporté, nous trouverons autour de nous tous les concours possibles et imaginables, à commencer par ceux-là qui me donnèrent à moi-même les meilleurs certificats possibles aussi longtemps que je tenais dans mes mains tous les pouvoirs de la France et que je distribuais les postes, et qui, ensuite, n’ont pas pu contenir les alarmes de leurs inquiétudes républicaines, quand je suis rentré chez moi, tout seul, à Colombey-les-Deux-Églises ».
[1] Jules Moch ne se contenta pas de cette mesquinerie. Il donna pour consigne aux stations de radio nationales d’éviter de citer le nom de De Gaulle et de ne rendre compte des manifestations du RPF qu’en cas d’incidents graves. Le Général laissa aux porte-paroles du mouvement (Malraux, Soustelle, Palewski…) le soin de protester mais prit dès lors l’habitude, lorsqu’il rencontrait la presse, de ne plus appeler Jules Moch que « Jules Moche », ce qui amusait beaucoup les journalistes…
[2] Disparue le 6 février 1948.
[3] Deux mois plus tard, en effet, le gouvernement d’Henri Queuille (11 septembre 1948 – 5 octobre 1949) décidera de reporter à mars 1949 les élections cantonales prévues en octobre 1948. En l’absence d’explications claires fournies par l’exécutif, la plupart des commentateurs, y compris ceux hostiles au gaullisme, en concluront qu’il s’agissait d’une manœuvre dilatoire destinée à éviter que se confirme, aux cantonales, la vague RPF enregistrée aux municipales des 19 et 26 octobre 1947 (40% des voix pour le Rassemblement).
[4] De Gaulle fait ici allusion à la « valse des ministères » de l’année 1948 qui vit la France changer quatre fois de présidents du Conseil – y compris pour deux jours, du 5 au 7 septembre 1948 (deuxième gouvernement Schuman) – les principaux ministres MRP, radicaux ou socialistes, théoriquement opposés, se contentant d’échanger leurs portefeuilles sans quitter le gouvernement…
Eh oui, Jules « Moche » ! On l’avait oublié ce social-démocrate qui fit tirer sur des ouvriers en grève …