Quand De Gaulle donnait la première conférence de presse présidentielle
par Clément Mathieu*
Il y a 60 ans, Charles de Gaulle donnait la première conférence de presse d’un président de la République… Avec Rétro Match, suivez l’actualité à travers la légende de Paris Match.
Le 25 mars 1959, Charles de Gaulle donnait la première conférence de presse d’un président de la République. Avant lui, le chef d’État français, à la tête d’un régime parlementaire, n’avait pas à prendre la parole. Match écrit : “Depuis trois quarts de siècle, l’Élysée était le temple de la République. C’est-à-dire un lieu sacré réservé à la méditation et à l’apparat. On n’y parlait qu’à voix basse, de peur sans doute de réveiller des souvenirs. Et encore ce qu’on y disait n’avait-il pas grande importance. Quand le Président tranchait, c’était le ruban tricolore d’une nouvelle route ; quand il brisait quelque chose, c’était une bouteille de champagne sur l’étrave d’un navire. Il était roi de la République, mais un roi qui ne gouvernait pas et qui régnait peu. Et voilà de Gaulle qui couche dans le lit, trop petit pour lui, de Jules Grévy et d’Albert Lebrun.”
Le Général, revenu aux affaires en 1958, s’était déjà prêté à l’exercice à Matignon, alors qu’il était président du Conseil dans les mois précédant la naissance de la Vème République. Mercredi 25 mars 1959, devenu le premier Président sous cette nouvelle constitution, Charles de Gaulle convoque 500 journalistes dans le salon Murat du Palais. Au menu de cette conférence de presse, la première d’une tradition qui a perduré : la crise de Berlin, l’Algérie, l’Europe ; et ce bel aphorisme : « La seule querelle qui vaille est celle de l’homme ».
Voici le reportage consacré à la première conférence de presse du président de la République, publié dans Paris Match en 1959…
Ce qu’il y a derrière la conférence De Gaulle
Dans le salon des fêtes de l’Élysée, De Gaulle a parlé durant 55 minutes, entouré des membres de son gouvernement et devant 500 journalistes. C’était la première fois en France qu’un président de la République donnait une conférence de presse.
Par Jean Farran
Les chaises de bal, les lustres, les tapisseries de musée, la paisible table recouverte d’un drap vert, les gardes républicains en gants blancs n’ont pas retiré à la conférence de presse du général de Gaulle son aspect insolite. Depuis trois quarts de siècle, l’Élysée était le temple de la République. C’est-à-dire un lieu sacré réservé à la méditation et à l’apparat. On n’y parlait qu’à voix basse, de peur sans doute de réveiller des souvenirs. Et encore ce qu’on y disait n’avait-il pas grande importance. Quand le Président tranchait, c’était le ruban tricolore d’une nouvelle route ; quand il brisait quelque chose, c’était une bouteille de champagne sur l’étrave d’un navire. Il était roi de la République, mais un roi qui ne gouvernait pas et qui régnait peu. Et voilà de Gaulle qui couche dans le lit, trop petit pour lui, de Jules Grévy et d’Albert Lebrun. Il convoque cinq cents journalistes et il annonce qu’il va leur parler de la politique qu’il a arrêtée pour la France. C’est bien une révolution et ce temple Élysée ressemble fort, ce mercredi 25 mars à l’une de ces églises de 1792 où l’on chantait La Marseillaise devant des socles vides.
Mais asseyons-nous sur une de ces chaises dorées, au cœur du salon Murat. A main gauche, en regardant la petite estrade où va parler le général, une trentaine de confortables chaises des Gobelins pour les ministres. Autant à droite, pour les collaborateurs du président de la République. Côté gouvernement, M. Debré est au premier rang, le regard sérieux et tendre comme à l’habitude; à côté, M. Malraux, grave comme le dalaï-lama — qu’il est — du régime; derrière, M. Michelet, garde des Sceaux, un peu distrait, qui regarde les fresques du plafond en pétrissant son menton; puis M. Soustelle, au quatrième rang, tout bruni de ses voyages au Sahara, cachant M. Frey, ministre de l’Information, qui se tient si loin par modestie, à moins qu’il ne soit arrivé en retard. Côté collaborateurs de l’Élysée : M. Brouiller, directeur du Cabinet, visage fin qui s’écarquille soudain en un long sourire; M. Geoffroy de Courcel, qui ressemble au nom qu’il porte et qui a l’air de sortir d’un livre d’heures; puis M. Guichard, immense, attentif, écrasé sur son siège par une grosse tête blonde pleine de problèmes politiques.
Avec de Gaulle, l’Europe semble avoir enfin un avocat
Tout est donc en place. Avec une exactitude qui tient davantage de la politesse monarchique que de la rigueur militaire, le général fait son entrée. Il est 15 heures. Chacun règle sa montre. Derrière lui se referme la porte de tapisserie. Tout le monde s’est levé ; il salue et il s’assied, les yeux fixés sur la petite scène en face de lui, où, il y a quelques semaines, les comédiens du Français donnaient “La Poudre aux yeux” et qu’occupent maintenant les caméras du cinéma et de la télévision.
Comment ne pouvait-il pas sentir le climat insolite de ce moment ? Il le sentit et il le dit : « Je me félicite de vous voir dans un cadre qui a quelque peu changé. » Tout de suite, il porta la température à son point de fusion en faisant, à propos de Berlin, une longue déclaration préalable. Il y avait bien longtemps que la France n’avait parlé si sèchement et si clairement. D’ailleurs, ce n’était même plus la France qui parlait, mais l’Europe qui, avec de Gaulle, avait trouvé son avocat.
L’Europe telle qu’il la voit, « contractuelle » et non intégrée, l’Europe des 17 plus que celle des 6, mais une Europe qui ne serait plus à l’heure britannique. Non seulement, il ne prononça pas le nom de l’Angleterre, mais il fit l’éloge de l’Allemagne qui, « avec ses capacités, son énergie, ses ressources, constitue un élément essentiel de la vie et du progrès de l’Europe et du monde entier ».
Cette Europe-là refuse de céder Berlin, elle s’écarte de toutes les thèses transactionnelles formulées par M. Macmillan. Les Occidentaux ont le droit de passage à Berlin et si les Russes ou les Allemands de l’Est le leur refusaient, ils seraient responsables des « chocs » qui pourraient s’ensuivre, c’est-à-dire de la guerre. On est loin de l’Europe radicale – britannique de 1938, quand Berlin s’appelait Prague ou Dantzig.
De Saint-Cloud, Bidault juge la politique française : » Du diamant ! «
De Gaulle est épidermiquement un anti-munichois ; il n’a jamais cru à l’effet des concessions en politique, quel que soit l’état de ceux qui les consentent : elles ne font, selon lui, qu’en entraîner de nouvelles jusqu’à la guerre dans le déshonneur. Il ne s’est pas courbé à Londres, ni à Alger pendant l’occupation ; pourquoi l’Occident s’inclinerait-il aujourd’hui ? D’autant qu’il ne croit pas à la guerre, il ne croit pas que les Russes soient prêts à prendre ce risque : « Ils feront des moulinets jusqu’au bout », a-t-il dit en conseil des ministres.
Cette fermeté sur Berlin, au nom de l’Europe et de l’Occident, a eu dans le monde un immense retentissement et constitue indiscutablement le fait le plus important de la déclaration du général de Gaulle. Tous les journaux du monde, si discrets jadis sur les discours des ministres français, ont largement fait état de la conférence de l’Elysée, et même le New York Times l’a reproduite intégralement. M. Georges Bidault, qui ne s’est jamais bien réconcilié avec l’homme de Colombey mais qui, sous la IVe République, fut un des rares hommes politiques à considérer l’intransigeance comme une vertu, a laissé tomber des hauteurs de Saint-Cloud, d’où il observe maintenant la politique française, un jugement bref imagé et concluant, qui tient en un mot : « Du diamant : »
Sur l’autre affaire qui préoccupe notre pays, et avec lui l’Occident et toute la terre, à savoir l’Algérie, le général de Gaulle n’a pas apporté de solution miracle. Il l’a dit franchement. Il a repoussé le mot « intégration », comme si ce « slogan », s’est-il exclamé, « pouvait faire disparaître comme par enchantement les causes intérieures et extérieures de la guerre d’Algérie! ». Mais à travers ses silences, ses allusions et aussi les dix minutes de monologue qu’il a consacrées à ce grand drame, à travers ce qu’on sait de sa pensée se dissipe un peu ce qu’on a appelé « le mystère de Gaulle ».
Le président de la République ne croit pas qu’il y ait, en ce moment, de solution à la guerre d’Algérie. « Les incertitudes algériennes » que la France traîne derrière elle, depuis cent trente ans, sont ses rhumatismes. Mais s’il n’y a pas de solution à ce problème, alors il faut changer les données mêmes du problème.
Quand surgira, dans un monde que nous constatons en pleine évolution, une autre Algérie, alors la réconciliation sera peut-être possible entre les deux communautés. Quand ? « Je dis aux Algériens : regardez votre pays tel qu’il est aujourd’hui, matériellement, et je vous réponds que, bientôt, il sera très différent. »
Imbécile, avez-vous déjà vu de Gaulle abandonner quelque chose ?
Comment ? Il est hors de doute que le président de la République attend beaucoup des élections municipales qui vont se dérouler ce mois-ci en Algérie. Les élus seront, dans leur immense majorité, des musulmans. Sur 1500 communes, une seule, Oran-Ville, est à majorité européenne. La France trouvera peut-être, parmi les milliers d’élus musulmans, les hommes sages, libéraux, qui seront les interlocuteurs que nous recherchons en vain. Car, d’expérience, nous savons en métropole la valeur des élus municipaux : ils ne sont pas prisonniers de slogans ou de formules. L’Algérie, pour eux, c’est un champ, une vigne, une palmeraie ; c’est la route, le canal d’irrigation, l’école, l’hôpital, l’usine et le chantier. Dans cette langue de paysan, la France parviendra peut-être à se faire mieux comprendre que dans la phraséologie des idées générales.
Qu’on n’interprète pas le silence sur le mot intégration comme un signe quelconque de renoncement. On n’imagine pas que la France soit moins ferme sur Alger que sur Berlin. « Imbécile, répondait l’an passé le général à un jeune officier qui parlait d’abandon devant lui; avez-vous vu déjà de Gaulle abandonner quelque chose ? » L’Algérie reste sa pensée constante; et si, d’aventure, un conseil des ministres n’en a pas dit un mot, il s’écrie, avec une obstination romaine : « Ne terminons pas, messieurs, sans parler de la situation algérienne. »
Pendant un quart d’heure l’atmosphère délicieuse des couloirs de l’Assemblée
Il y a eu, dans tous les sujets qui ont été abordés à l’Elysée, une même préoccupation singulière, rare chez un homme politique qui est la volonté exprimée de ne jamais oublier l’homme. Qu’il s’agisse de Berlin et des inquiétudes que suscite son absurde querelle, de l’Algérie et des combats qui s’y déroulent, qu’il s’agisse enfin du plan de mise au service des pays sous-développés d’une partie des biens de ceux qui sont riches. En soulignant sans cesse « l’absurdité » — c’est le mot qu’il a employé — des exigences territoriales, ‘des prétentions idéologiques, des ambitions impérialistes, comparées au « cataclysme » qu’elles peuvent déclencher, il s’est comporté en homme du xxC siècle et a inscrit un grand morceau lyrique.au répertoire politique des temps nouveaux.
Les journalistes, saisis d’une sorte de crainte révérencielle, ne posèrent pas beaucoup de questions. La conférence dura une petite heure. Aussi soudainement qu’il était entré, le général disparut derrière son rideau de tapisseries et regagna son bureau par le jardin. Dans le salon, ministres et journalistes, délivrés, bavardaient, retrouvant, pour un quart d’heure, l’atmosphère délicieuse et défunte des couloirs de l’Assemblée nationale. Il faisait très beau. Cette heure avait vite passé, l’Élysée allait retourner à ses secrets. Il n’y avait plus maintenant, au milieu des chaises en désordre, dans la mélancolique atmosphère d’un bal qui vient de se terminer, qu’un pompier en grande tenue errant à la recherche de quelque hypothétique incendie.
C’ est effectivement de Gaulle qui a « inventé » les conférences de presse. Elles s’adressaient aux journalistes dans le salon Murat qu’on surnommait le « saint des saints ». Le Général disait faire ces conférences de presse pour la « journaille » puisque tel était le qualificatif qu’il donnait à la presse. Si les Anglos-saxons se montraient plutôt critiques, les Allemands au contraire se montraient plutôt en accord avec de Gaulle, malgré quelques différents notamment sur la position de la France envers l’OTAN et sur l’accord franco-allemand. La quasi totalité des autres journalistes étrangers soutenaient le Général car pour eux, il était celui qui avait le destin du monde entre ses mains en tenant tête à la fois aux Etats-unis et à l’URSS. Pour l’ensemble de la presse française, il y avait d’ un côté la presse régionale qui était généralement d’accord avec de Gaulle et la presse parisienne qui était plus sévère.