De Gaulle et les institutions

Charles de Gaulle et Michel Debré

La pratique des institutions telle que de Gaulle l’imaginait est très éloignée de celle de ses successeurs

Lettre de Londres mise en forme par Edouard Husson. Atlantico reçoit régulièrement des textes rédigés par un certain Benjamin Disraeli*, homonyme du grand homme politique britannique du XIXe siècle.

Lugano, Le 6 août 2018,

« Mon cher ami,

Me voici en cénacle, pour quelques jours, avec des amis conservateurs de différents pays européens. Vous vous doutez que le thème de cette année est le Brexit. J’aurai l’occasion de vous en reparler dans quelques jours.

Aujourd’hui, je profite d’une interruption de séance pour vous écrire.

J’ai beaucoup médité sur l’histoire de votre pays depuis que vous est tombé dessus ce qu’on appelle « affaire Benalla ». Par une malheureuse coïncidence, nous sommes à quelques semaines du soixantième anniversaire de la Constitution de la Ve République. Ce devrait être l’occasion de se souvenir de ce que Charles de Gaulle a pratiqué et qu’il avait imaginé pour ses successeurs.

Si de Gaulle a voulu un président et un premier ministre, il avait ses raisons

Le fondateur de la Ve République a voulu un premier ministre. Et tous ceux qui pensent que ce qu’ils appellent la « bicéphalie de l’exécutif » est une anomalie n’ont pas compris l’esprit dans lequel le Général a réfléchi à l’équilibre des pouvoirs.

De Gaulle ne voulait pas d’un « hyperprésident ». Il voulait un président dédié à la vision de long terme, à l’intérêt général, garantissant l’indépendance de la justice, chef des armées, symbole et acteur de l’indépendance française. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle de Gaulle avait voulu garder le septennat. Le temps du Président n’est pas celui du gouvernement. Oui, de Gaulle a bien imaginé le président « irresponsable », au sens juridique ; mais c’est précisément parce qu’il voyait le président en « monarque républicain ». De Gaulle a même joué avec l’idée que le comte de Paris, l’héritier de la branche d’Orléans, se présente aux élections présidentielles de 1965 puis, éventuellement, propose le rétablissement de la monarchie par référendum. Qu’il ait renoncé, par réalisme, à jouer les Général Monck (qui rétablit la monarchie après la mort de Cromwell) , ne doit pas nous empêcher de comprendre que de Gaulle tenait plus que tout à l’intégrité de la fonction présidentielle et sa distance par rapport aux débats politiques quotidiens.

De Gaulle confie au président le soin de proposer un premier ministre. C’est lui qui est responsable devant l’Assemblée. Il doit trouver une majorité. En l’occurrence, il faut bien comprendre que, pour le Général de Gaulle, les partis n’avaient pas d’autre utilité que d’organiser le débat politique pour les élections législatives. Qu’il y ait un parti « présidentiel » est une chose. En revanche que le Premier ministre s’adressât uniquement à ce parti n’était pas dans l’esprit du Général. Il souhaitait que ses gouvernements eussent une large assise au Parlement. Avant les élections de 1967, il avait envisagé ce que, plus tard, on appellera « cohabitation ». Mais, au cas où le parti présidentiel perdrait, il n’était pas question de prendre automatiquement le chef d’une nouvelle majorité partisane ou quelqu’un présenté par elle. De Gaulle avait l’intention de désigner un candidat à l’Hôtel Matignon indépendant des partis ; charge à lui d’obtenir une majorité devant le nouveau parlement. S’il n’arrivait pas à obtenir du parlement cette majorité, de Gaulle pensait avoir le choix entre proposer un nouveau candidat ou bien remettre son propre mandat en jeu. Il pensait en effet que soit la France rétablissait la monarchie qui avait fait sa grandeur et l’intérêt général était durablement garanti, soit il fallait que le président républicain élu au suffrage universel montre l’exemple et s’assure régulièrement avoir la confiance du peuple.

De Gaulle a bien imaginé une séparation des pouvoirs

De tout ce qui précède, il résulte que jamais le Général n’aurait imaginé envoyer le président parler devant l’Assemblée ou devant le Congrès. Cela aurait dévalorisé ses premiers ministres et cela aurait été contraire à la notion d’irresponsabilité du président. il est bien évident que, depuis Nicolas Sarkozy, les présidents français sont fascinés par la Maison Blanche et par le « discours sur l’État de l’Union » du président américain. Mais pourquoi croyez-vous que vos présidents s’épuisent aussi rapidement ? Si le président se prend pour le premier ministre et rabaisse ce dernier au rôle de secrétaire général du gouvernement, alors il court le risque d’essuyer le même type d’impopularité que le premier ministre, pris dans les vicissitudes de la politique quotidienne.

La question de la séparation des pouvoirs, dans la Ve République ne se pose pas de la même manière que dans mon pays ou dans les autres pays de culture politique anglophone. De Gaulle connaissait suffisamment l’histoire de France pour savoir que la concentration du pouvoir n’est pas toujours synonyme d’efficacité. Il attendait du gouvernement qu’il gouverne et de ses ministres qu’ils assument leurs responsabilités. Jamais on n’aurait imaginé des conseillers du Général donnant des ordres à des ministres, comme sous Nicolas Sarkozy. Jamais non plus de Gaulle n’aurait joué avec l’idée de disposer d’un service de sécurité indépendant de celui que pouvait lui fournir le Ministère de l’Intérieur. Le meilleur exemple du respect qu’avait de Gaulle des compétences de chacun, on le trouve dans cette histoire véridique : après qu’un de ses conseillers lui eut remis, en 1963, une anticipation de la crise universitaire à venir, du fait de l’entrée en nombre de nouveaux bacheliers dans l’enseignement supérieur, de Gaulle fit passer la note à Pompidou. Celui-ci s’esclaffa et demanda au Général de faire confiance au spécialiste du sujet qu’il était ; il ne fallait pas être alarmiste, tout se passerait bien. De Gaulle laissa Pompidou assumer ses responsabilités. Lorsque, cinq ans plus tard, la crise universitaire fut là, de Gaulle dut bien, finalement, reprendre la situation en mains ; parce qu’il était le président et que son premier ministre avait fait une grossière erreur d’appréciation.

De même que le Général souhaitait des ministres qui ne fuient pas leur responsabilité, il attendait de l’Assemblée nationale qu’elle assumât les siennes. Et le projet de réforme de la Constitution de 1969 le souligne abondamment: plutôt que de continuer avec un sénat qui fût simplement une Chambre bis, de Gaulle voulait ce dernier représentatif des régions et des forces socio-économiques – afin que le pays se sente mieux représenté et que l’Assemblée joue tout son rôle national.

Je vous concéderai que cette vision est différente de la séparation des pouvoirs selon la Constitution américaine. Mais de Gaulle connaissait l’histoire de votre pays et il savait parfaitement qu’un président laissé seul face à l’Assemblée, cela pouvait mal se finir. Voir 1852, où l’exécutif entreprit de museler le pouvoir législatif. Ou bien 1877 et 1924, où le Parlement fit capituler les présidents. Vous avez remarqué comme des députés ont réclamé à votre hyper-président de venir répondre aux questions des commissions parlementaires sur l’affaire Benalla. À trop s’exposer, les présidents français se rendent vulnérables.

Mon cher ami, votre constitution a fait la preuve de sa solidité, depuis soixante ans. Elle est pleine de ressources pour mener votre pays vers une stratégie ambitieuse et des politiques courageuses. Mais il faut faire attention à en respecter l’esprit et à se souvenir de la pratique qu’en avait le Général de Gaulle, qui ne se voulait ni hyper ni hypo-président mais président, tout simplement, garant de l’efficacité du gouvernement, respectant les prérogatives de l’Assemblée et protégeant l’indépendance de la justice.

Une utopie? Non, la boussole de celui ou celle qui assumera, désormais, la responsabilité politique suprême.

Bien fidèlement à vous, Benjamin Disraëli « 

 


*Disraeli Scanner

Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des « lettres de Londres » signées par un homonyme du grand homme d’État.  L’intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincu l’historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre « conservateurs » et « libéraux »

6 commentaires sur De Gaulle et les institutions

  1. à cording // 6 août 2018 à 17 h 27 .

    Exact, mais il nous faut encore toucher le fond, c’est pour bientôt, car quand on touche le fond avec lucidité, avec une bonne impulsion on remonte à la surface.

  2. La mariée est-elle trop belle ?

    De nombreux observateurs de la politique française considèrent que les successeurs du Général de Gaulle ont eu jusqu’à présent une pratique très éloignée des institutions.

    Pour en juger, il est d’abord utile d’avoir à l’esprit le contexte politique français du moment, à savoir que le Président Macron s’est exprimé le 9 juillet 2018 devant le Congrès réuni à Versailles pour annoncer une réforme des institutions.
    Cette journée, pour un coût qui fleurte les 300 000 euros, a été boycottée par de nombreux parlementaires.
    L’enjeu de son discours, (considéré par certains comme une opération de communication-séduction) est potentiellement lourd de conséquences puisqu’il est question très concrètement d’une révision constitutionnelle qui s’annonce et qui ne se limiterait pas un simple petit toilettage.

    Peut-on dès lors craindre que le Président actuel fera un mauvais usage de la boussole dans la pratique future de nos institutions ?

    Même si comparaison n’est pas raison, notre imaginaire collectif se projette inévitablement vers des perspectives d’avenir sur ce que serait l’exercice des pouvoirs institutionnels tout en gardant à l’esprit quelques repères historiques.
    J’en citerai personnellement deux qui résument bien la pensée du Général sur ce sujet :

    Lors de sa conférence de presse du 31 janvier 1964 il déclarait :

    « Une Constitution, c’est un esprit, des institutions, une pratique.
    Notre Constitution est bonne. Elle a fait ses preuves (…) aussi bien dans des moments menaçants pour la République qu’en des périodes de tranquillité.

    Sans doute, d’autres circonstances et d’autres hommes donneront – ils plus tard à son application un tour, un style plus ou moins différents. Sans doute l’évolution de la société française nous amènera – t – elle, en notre temps de progrès, de développement et de planification, à reconsidérer l’une de ses dispositions. Je veux parler de celle qui concerne le rôle et la composition du Conseil économique et social. Mais, en dehors de cette précision, qui ne bouleversera pas l’économie de la Constitution, gardons celle – ci telle qu’elle est. Assurément, on s’explique que ne s’en accommodent volontiers ni les nostalgiques, avoués ou non, de la confusion de naguère, ni cette entreprise qui vise au régime totalitaire et qui voudrait créer chez nous un trouble politique d’où sa dictature sortirait. Mais le pays, lui, a choisi, et je crois, pour ma part, qu’il l’a fait définitivement.

    Deux ans plus tôt il déclarait « La Constitution évoluera, à l’avenir, d’autant mieux que nous aurons, cette fois, montré la voie d’un amendement par référendum pour un objectif précis et limité. Nous aurons montré qu’elle n’était pas immuable. Une Constitution, comme disait Solon, est bonne « pour un peuple et pour un temps. Il ne faut pas la momifier ».

    François Mitterrand lors de son arrivée au pouvoir en 1981, qui a vécu deux cohabitations avec Chirac et Balladur et qui a combattu la constitution de 58, considéra opportunément, dans sa pratique des institutions, qu’il fallait respecter « la Constitution, rien que la Constitution, toute la Constitution ».

    Le peuple dans toute sa diversité s’interrogera sous peu bien évidemment sur les notions d’équilibre et de séparation des pouvoirs, sur l’efficacité, la stabilité et la responsabilité des pouvoirs publics.

    Et comme le diable se cache dans les détails, il s’interrogera probablement, sur une citation de Napoléon Bonaparte « Il faut qu’une constitution soit courte et obscure. Elle doit être faite de manière à ne pas gêner l’action du gouvernement ».

    Notre Constitution est visiblement un TNT très explosif à manier avec précaution lorsqu’il sera question d’ôter sa jarretière !

    René Floureux 8.08.2018

  3. Le mot irresponsabilité veut préciser que le Président n’est pas responsable devant le parlement. Il ne faut pas prendre ce qualificatif dans le sens négatif.

  4. Jean-Dominique Gladieu // 7 août 2018 à 11 h 00 min //

    Plusieurs remarques à propos de ce texte de M. Disraeli :

    1) Par rapport à « l’irresponsabilité » du Président.
    Certes, dans la Constitution de la Vème République, le Président ne peut être renversé par le Parlement. Est-il, pour autant, « irresponsable » ?
    La pratique instauré par le Général inciterait plutôt à répondre par la négative. Il n’est qu’à constater, à cet égard, le recours au référendum où à chaque fois il remet en jeu sa légitimité (c’est, d’ailleurs, suite à l’échec du référendum de 1969 qu’il se retire).
    D’aucuns ont parlé de « pratique plébiscitaire », de « bonapartisme » ou autres balivernes alors qu’il s’agit tout simplement de responsabilité du président devant l’instance à laquelle il doit sa nomination, à savoir : le PEUPLE !
    Il conviendrait aujourd’hui, si l’on tient à conserver la Vème République, que cette responsabilité soit renforcée par la possibilité d’un référendum d’initiative populaire. Ce qui ne semblait pas une impérieuse nécessité du temps du Général, car il mettait de lui-même sa responsabilité et sa légitimité en jeu.
    Mais à présent, la « poltronité » (pardon pour ce « gladieusisme » !) de nos présidents (qui, d’une part, répugnent à l’usage du référendum et, d’autre part, n’en tirent pas les conclusions les rares fois où ils y recourent) imposerait cette réforme.

    2) Sur les relations entre Président et Premier Ministre.
    La logique gaulliste est très claire : le Président est issu du suffrage universel, il détermine donc la ligne politique à suivre au cours de son mandat. Quant au Premier Ministre, son rôle est de la mettre en œuvre.
    Il ne saurait donc être question de « cohabitation ». Si le Premier Ministre ne dispose plus du soutien de L’Assemblée Nationale, il appartient alors au Président soit d’en nommer un autre susceptible de regagner la confiance du Parlement soit de remettre son mandat en jeu voire de se retirer purement et simplement.
    Quoi qu’il en soit, il parait normal que le temps du Président constitue un temps plus long que celui du Premier Ministre. Le retour au septennat parait donc s’imposer.
    Il faudrait également envisager une réflexion en vue de constitutionnaliser (si cela s’avère possible) la « non-cohabitation ».

    3) La place des partis politiques.
    Pour le Général, leur rôle consiste à nourrir le débat politique lors des campagnes électorales. Ensuite, les élus du Peuple doivent faire le travail pour lesquels ils ont été désignés sachant qu’ils sont au service du Peuple, qui les a choisis, et non des partis dont ils sont membres.
    Peut-être devrait-on envisager l’impossibilité pour un élu du Peuple de cumuler son mandat avec une fonction de membre d’un parti politique ni d’exercer la moindre activité liée à des intérêts privés.

    Voici donc quelques pistes de réflexion. A quel enjeu sommes-nous confrontés ? Celui de la Souveraineté du Peuple. Comment l’organiser ? Soit on « sauve » la Vème République en renouant avec le Gaullisme (car il faut bien voir les choses en face : elle n’a actuellement plus rien de gaullisme et est même carrément antigaulliste !). Soit on se donne une autre Constitution … mais en évitant un retour à la Vème !!!

  5. Une brillante exception de notre vie politique entre 1958 et 1969 sans suite puisque l’auteur montre que Pompidou était déjà bien en deçà du Général.

  6. Soixante ans après il faut faire le constat que de Gaulle fût une brillante exception dans la vie politique de notre pays. Déjà l’article met, par un exemple qui ne fût pas le seul, en évidence le caractère limité de Pompidou par rapport aux ambitions gaulliennes. Cela n’a été que de mal en pis pour aboutir à Macron. Jusqu’au devrons-nous descendre pour susciter des ardeurs nouvelles comme entre 1958 et 1969 ?

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