« Le charme discret de l’immunité ouvrière »

Par Natacha Polony

Ils ont percé l'écran !

Natacha Polony

Les commentateurs au grand cœur ont fustigé le «mépris de classe» envers un ouvrier très fier d’aligner les mots grossiers, tout en exprimant leur propre mépris pour un peuple jugé raciste, beauf, enraciné et trop peu ouvert à leur belle modernité.

Que retiendra-t-on de cette pathétique campagne? Les costumes de François Fillon ? Le maillot de Philippe Poutou, dont la dénomination fluctuante démontre combien il n’entre pas dans les codes vestimentaires de ces circonstances? Ah, quelle merveille, ce maillot sans col ni cravate qui tout à coup ravit les médias conscients, ceux qui luttent contre le fascisme à coup de T-shirt à message. Ceux qui hésitent entre voter Benoît Hamon parce qu’ils sont de gauche, tout de même, et que Christiane Taubira le soutient, et voter Emmanuel Macron parce qu’ils ont une excuse: il faut faire barrage au FN. C’est d’ailleurs ce qui les a transportés d’aise: Philippe Poutou a mouché Marine Le Pen. Il a déballé les affaires. Les procédures, les convocations… Il l’a fait en lâchant ce qu’il fallait de mots grossiers pour avoir l’air transgressif, et sur cet air du «tous pourris» qui scandalise les mêmes médias quand l’extrême droite l’entonne.

Poutou a exprimé sa détestation d’une démocratie que les trotskistes jugent illégitime. Mais il l’a fait en attaquant Marine Le Pen, il est donc un héros

Il fut un temps où les ouvriers choisissaient pour les représenter les meilleurs d’entre eux, et ce fut cette élite qui arracha les plus belles conquêtes sociales. Autres temps, autre mœurs. Car le candidat du NPA n’a pas seulement déversé sa noble colère sur les candidats qu’il estime corrompus.

Il a mis dans le même sac un Nicolas Dupont-Aignan ou un Jean-Luc Mélenchon, qui aspirent, à tort ou à raison, à remettre en cause le système économique et institutionnel qui interdit de penser une alternative, et ceux qui, au contraire, estiment qu’il n’y a pas d’alternative à l’idéologie gestionnaire et libre-échangiste.

Il n’a pas seulement craché au visage des riches et des puissants, il a exprimé sa détestation d’une démocratie que les trotskistes jugent illégitime. Mais il l’a fait en attaquant Marine Le Pen, il est donc un héros.

Tout à coup, l’immunité parlementaire devenait un privilège usurpé et non plus la garantie de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance des élus du peuple, qui fut largement utile quand des puissances politiques et financières auraient pu tenter d’empêcher des députés du mouvement ouvrier de défendre le progrès social. Tout à coup, le problème n’était plus qu’il y eût davantage d’ouvriers parmi les électeurs de Marine Le Pen que tout ce que le NPA peut compter d’adhérents. Il n’était plus nécessaire de se demander pourquoi ce parti trotskiste n’a pas d’élus nationaux (qui jouiraient bien sûr de l’immunité parlementaire qui n’est pas un privilège de classe) et si peu d’électeurs. Tout à coup, la politique disparaissait, il n’y avait plus que la lutte du Bien contre le Mal.

«Ce débat a replacé l’élection dans le contexte mondial d’une prise de pouvoir par la finance et les multinationales, avec la bénédiction de technocrates bruxellois et d’oligarques progressistes»

Colère des oubliés

La colère d’un ouvrier se faisant le porte-voix des oubliés, de tous ceux que ce système oligarchique traite comme des données statistiques, est éminemment respectable. En l’occurrence, c’est toute une part du peuple français, ouvriers, mais aussi artisans, petits commerçants, paysans, employés modestes, classes moyennes menacées de perdre leur dernière assise, qui cherchent un moyen de faire entendre leur colère et d’user de ce qui leur reste, le vote, pour peser sur les décisions qui engagent leur destin individuel et collectif, leur possibilité de préserver leur dignité, leur culture, leur mode de vie. Mais Philippe Poutou a-t-il porté leur voix?

Pour la première fois dans cette campagne ont surgi les enjeux cruciaux. La présence de ces candidats qui semblent insupportables aux commentateurs autorisés a permis de poser la question centrale: de quel pouvoir voudra bien disposer le président que nous nous apprêtons à élire? Alors que le précédent débat n’avait pas même évoqué Donald Trump, la Chine ou l’Allemagne, alors qu’il n’avait pas passé cinq minutes sur l’Europe, celui-ci a replacé l’élection dans le contexte mondial d’une prise de pouvoir par la finance et les multinationales, avec la bénédiction de technocrates bruxellois et d’oligarques rebaptisés progressistes. Par la grâce d’une improbable polyphonie, il s’est agi de savoir si l’on pouvait réformer ce système ou s’il fallait le dénoncer pour poser les bases d’une nouvelle démocratie.

«Philippe Poutou a fracassé par la magie du spectacle les alternatives proposées par quelques uns, afin que rien ne vienne perturber la reconduction de ceux qui ont échoué»

Heureusement, Philippe Poutou vint mettre fin à ce scandale. Il renvoya dos à dos les plaisantins, les dangereux agitateurs. Il rappela que le but de la politique est de faire barrage au Front National sans jamais se demander pourquoi il progresse. De permettre à des commentateurs au grand cœur de fustiger le «mépris de classe» envers un ouvrier très fier d’aligner les mots grossiers et les «punchlines», tout en exprimant à longueur de déclarations leur propre mépris pour un peuple qu’ils jugent depuis longtemps raciste, beauf, enkysté dans ses racines et sa nostalgie et trop peu ouvert à leur belle modernité. Philippe Poutou fracassa par la magie du spectacle les alternatives proposées par quelques-uns, afin que rien ne vienne perturber la reconduction de ceux qui ont échoué. Il écrasa de son ode à l’Europe la révolution mélenchonienne appuyée sur la souveraineté de la nation, il affirma qu’il n’y avait de choix qu’entre ses rêves de dictature du prolétariat et le néolibéralisme triomphant.

Les PME, les paysans, continueront de crever, les grands groupes continueront de délocaliser avec la bénédiction de l’Union Européenne, mais certains se feront croire qu’un ouvrier aura eu la parole dans cette campagne.

 

2 commentaires sur « Le charme discret de l’immunité ouvrière »

  1. Jean-Dominique GLADIEU // 10 avril 2017 à 10 h 07 min //

    D’accord avec J. Payen pour convenir qu’il s’agit « une fois encore » d’une « remarquable démonstration » de « Madame Polony » !
    Qu’il me soit cependant permis de soulever un minuscule « point de détail » : Natacha Polony écrit que l’immunité parlementaire constitue « la garantie de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance des élus du peuple ». Soit.
    Rappelons toutefois que lorsqu’elle a été instituée, pendant la Révolution Française, l’immunité parlementaire avait pour but de garantir une totale liberté d’expression aux députés afin qu’ils ne puissent être inquiétés pour les propos tenus dans l’exercice de leurs fonctions.
    Dans ces conditions, l’immunité parlementaire ne « couvrait » donc absolument pas les délits éventuels commis par les députés pendant leur mandat.
    Ceci dit, bravo à Natacha Polony.

  2. Remarquable démonstration madame Polony…Une fois encore.

    On se prend à rêver. Une aussi bonne tête, avec tel un caractère si bien trempé, qui aurait franchi la censure des « parrainages » et qui s’adresserait à nous, peuple français, pendant la présente campagne électorale, avec cette logique, cette clarté et cette force !

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