Elisabeth Badinter : « Je ne pardonne pas à la gauche d’avoir abandonné la laïcité »

« Marianne » consacre un hors-série à la laïcité qui rassemble une sélection de grands textes sur le sujet signés de figures historiques comme Clemenceau, de Gaulle, Gambetta ou encore Hugo. Ce trimestriel réunit aussi des textes inédits comme cet entretien d’Elisabeth Badinter qui juge « désolant » le pouvoir accordé par la gauche aux curés, imams et rabbins et dénonce les lâchetés des socialistes depuis vingt-cinq ans à propos du voile.

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Helene Bamberger/AP/SIPA

Marianne : En 1989, lors de la première affaire médiatisée de voile à l’école, à Creil, vous avez, avec quelques autres, lancé dans le Nouvel Observateur un appel à défendre la laïcité. Où en sommes-nous un quart de siècle plus tard ?

Elisabeth Badinter : Il s’est produit un renversement à gauche sur la laïcité, produit d’une gêne considérable face à la montée de l’islamisme. Tétanisée à l’idée d’être taxée de stigmatisation d’une population d’origine immigrée, la gauche s’est empêchée de traiter cette situation nouvelle, mais pas si différente de l’affrontement avec l’Eglise un siècle plus tôt. C’est la phrase stupéfiante de Lionel Jospin à l’Assemblée : « Nous essaierons de les convaincre d’ôter ce signe religieux, mais, si elles ne veulent pas, nous les accepterons. » La gauche, à rebours de sa longue tradition, admettait que la religion entre à l’école publique, et son Premier ministre se défaussait sur l’avis du Conseil d’Etat qui l’organisa.

Etait-ce un oubli du sens de la laïcité ou une décision d’y mettre un terme ?
Je ne crois pas à l’oubli. Si cela avait été une provocation de catholiques intégristes avec de grosses croix, cela ne se serait pas passé ainsi. Le complexe de culpabilité face à des populations symbolisant les anciens colonisés a été le plus fort dans cette génération de socialistes qui ont ainsi favorisé, dans leurs propres rangs, la montée du communautarisme, cette idée que tous les rituels culturels ou religieux, y compris les plus intégristes, sont respectables et doivent être respectés. 

CE FUT UN CHOC, À L’ÉPOQUE, DE SE DÉCOUVRIR SOUDAIN MINORITAIRE À GAUCHE

A cette époque, je me suis sévèrement fait taper sur les doigts pour délit d’« ethnocentrisme » par Mme Mitterrand et Jack Lang parce que je combattais l’acceptation de la polygamie et de l’excision ! Nous n’en sommes heureusement plus là, mais il me semble aussi désolant que la gauche accorde un tel pouvoir aux curés, aux imams et aux rabbins : c’est religieux, c’est sacré ! Ce fut un choc, à l’époque, de se découvrir soudain minoritaire à gauche.

Pourquoi cette minorité, dont vous faisiez partie à gauche, est-elle restée fidèle à sa tradition laïque ?
Il y a plusieurs raisons en ce qui me concerne. Je suis d’abord, philosophiquement, universaliste. Je crois aux bienfaits des valeurs universelles : on a toujours intérêt à mettre en avant nos ressemblances plutôt que nos différences. Je ne crois pas à la différence heureuse.
Ensuite, je suis juive : l’histoire familiale m’a appris que l’on avait tout intérêt à ne former qu’une seule humanité. Je regrette d’ailleurs que, en réaction à l’abdication de la laïcité face à l’intégrisme musulman, la partie communautariste des juifs se soit renforcée, développant le port de la kippa en public, et que certains catholiques réagissent de même, comme on vient de le voir à propos des crèches dans les mairies.
Enfin, je suis féministe et je me méfie extraordinairement du pouvoir des religieux et de leur vision de la femme. Que l’on impose aux femmes de cacher leurs cheveux parce que des hommes les tiennent responsables d’un désir sexuel qu’ils ne savent pas maîtriser me fait bondir. Il m’est insupportable que la gauche l’accepte, notamment au sein de l’école publique, censée avoir pour objectif de développer la raison et de lutter contre les préjugés !

LE PIRE DE CETTE GAUCHE COMMUNAUTARISTE EST D’AVOIR ACCEPTÉ LE CONCEPT D’“ISLAMOPHOBIE”

On est passé ducogito ergo sum – « Je pense donc je suis » – au credo – « Je crois, donc j’existe »… C’est une trahison bouleversante pour ma génération, qui avait une autre conception de l’école comme outil d’émancipation, en particulier des filles.
Le pire de cette gauche communautariste est d’avoir accepté le concept d’« islamophobie » – qui a foutu en l’air le principe de laïcité, car s’élever contre des signes religieux devenait un crime – et l’invention de ce terme au sens propre insensé de « racisme anti-musulman ». D’où l’intimidation, qui a fonctionné sur de plus en plus de gens à gauche, se taisant par peur d’être dénoncés parce que la laïcité, devenue synonyme d’islamophobie, a été abandonnée à Marine Le Pen. Cela, je ne le pardonne pas à la gauche.

Ce revirement, empreint de gêne et de malaise, n’est pas franchement revendiqué : durant ces vingt-cinq années, la plupart des élus de gauche ont voté ou ne se sont pas opposés – se réfugiant dans l’abstention – aux lois de laïcité proposées par la droite…
Parce que, globalement, la gauche n’est pas au clair, qu’il n’y a plus de position majoritaire en son sein sur le sujet et qu’elle fait tout pour ne pas en débattre franchement. D’abord par manque de courage. Sur l’interdiction de la burqa, par exemple, il y avait à l’Assemblé nationale des pour et des contre qui ne s’assumaient pas : c’est pour cela qu’à sept exceptions près, ils se sont tous abstenus… Ce manque de courage prend de plus en plus la forme du déni : pour avoir la paix, on pense qu’il suffit de nier les problèmes. Comme la position comique du nouvel Observatoire de la laïcité, cet édredon qui a remplacé le Haut Conseil à l’intégration : il n’y a pas de problèmes, c’est vous qui les inventez, c’est pas si grave…
Mais il ne faut pas sous-estimer dans cette hésitation le rôle du calcul politique, électoral : le Parti socialiste a quand même gagné les élections avec les voix des musulmans des banlieues, donc, après les effets de la théorie du genre, ce n’est pas le moment de se les mettre à dos !

AVEC LES MÈRES VOILÉES EN SORTIE SCOLAIRE, ON RECOMMENCE COMME EN 1989

C’est pourquoi on laisse la laïcité, déjà bien attaquée par Sarkozy, se vider de son contenu originel : « laïcité ouverte », « laïcité positive » : la laïcité aujourd’hui, c’est « chacun fait ce qu’il veut » et, au nom de la religion, « on a tous les droits ». Le comble est de voir des défenseurs de la laïcité plaidant pour que les religions soient plus discrètes se faire traiter d’« ayatollahs de la laïcité » ou de « laïcards », le terme de Maurras… Voilà pourquoi pour les mères voilées en sortie scolaire, on recommence comme en 1989 : la gène, la confusion et la défausse sur les juges au nom du « cas par cas » !

Vous n’êtes guère optimiste sur l’avenir…
Je suis moins optimiste à court terme qu’à moyen terme. Je pense que l’on va redécouvrir que l’on ne peut pas se passer du concept de laïcité, nécessité absolue pour la paix sociale entre personnes d’origines différentes. Les religions peuvent devenir des facteurs de guerre épouvantables, on en a d’ailleurs la preuve tous les jours dans le monde. Et il y a une telle exaspération qui monte à l’égard des exigences des uns et des autres, de la constitution de séparatismes culturels revendiqués – par exemple pour éviter de côtoyer « l’impureté » – que l’observation rigoureuse des règles laïques va redevenir un impératif pour le bien commun, pour vivre en paix les uns avec les autres.

 Propos recueillis par Eric Conan

8 commentaires sur Elisabeth Badinter : « Je ne pardonne pas à la gauche d’avoir abandonné la laïcité »

  1. Ghislain. Dire que la laïcité est une idée inepte et absurde est ridicule. Je suis croyant et j’ai beaucoup fréquenter des milieux spirituels je vous assure que votre raisonnement est complètement nul.
    La laïcité est une chance pour l’être humain et bien comprise elle le valorise. Les dogmes religieux sont des systèmes pires que la politique qui asservissent les êtres et les manipulent nous le voyons tous les jours actuellement. Il serait tant que l’homme grandisse et se débarrasse de ses béquilles religieuses. Pour parler de Dieu il faut le connaître ….et là la route est difficile et longue.

  2. A nous de savoir faire fi de tous les anathèmes d’où qu’ils viennent, fussent-ils des anti cléricaux, des libre penseurs ,des sectes ou des fous de Dieu ! Et de côté là, les actuels bien-pensants socialos franc-maçon ne sont pas en reste !!!!

  3. La laïcité est une idée inepte et absurde. Prétendre que le religion n’est pas un enseignement et ne fait pas intimement partie de l’être humain est inepte.
    La laïcité est l’invention des cancres révolutionnaires français pour masquer leur médiocrité et leur incapacité à imaginer le monde.
    La raison est la fille de la pensée catholique, de sa conception du monde. Elle est née en Europe, en France et nulle part ailleurs, ni en Inde, ni en Chine, civilisations pourtant brillantes, riches et anciennes. Elle n’est pas née du matérialisme, et n’est pas née du rejet.
    Tous les chantres de la laïcité sont des idiots déficients et manquent totalement de… raison car ils n’en ont pas compris la nature profonde.
    « Quand le sage montre la Lune du doigt, l’imbécile regarde le doigt » Les sois disants rationnalistes (ils sont la honte de la raison) et athées n’ont jamais regardé que le doigt, ils en ont fait l’objet de leur adoration, surtout quand il leur sert à se masturber.
    La laïcité, comme l’obsession de vouloir diriger le monde à coups de lois et de ‘droits’, est devenue la charia des athées et de la gauche socialo nazie. Il n’y a plus aucune, – il n’y en a jamais eu-, différence fondamentale entre le socialisme laïc et le nazisme.
    Pour d’autres raisons, mais avec la même résultat, l’athéisme capitaliste ambiant, son adoration du marché et de l’argent n’en est pas différent.

  4. mailly monique // 7 février 2015 à 12 h 45 min //

    Bravo Mme BADINTER vous avez tout à fait raison

  5. mailly.monique // 7 février 2015 à 10 h 55 min //

    Michel vous avez tout à fait raison , mais la droite ne peut pas bouger elle est coincée par le FN et la gauche et la politique prend le dessus. Mme Badinter parle pour la gauche qui est sa sensibilité politique et dont elle espèrait mieux .

  6. mailly.monique // 7 février 2015 à 10 h 51 min //

    BRAVO Mme Badinter, votre raisonnement est parfait. Je suis tout à fait d’accord avec vous, comme je l’étais pour le voile. J’admire votre courage de dénoncer l’hypocrisie et la couardise des gens qui nous gouvernent et n’ont pas la volonté de défendre nos valeurs républicaines.

  7. Laïc ou religieux, quand on vise le pouvoir, il faut certes compter sur ses troupes mais aussi sur sa bonne fortune. Ainsi donc la chance que connaissent actuellement les socialistes français au pouvoir ,c’est la version laïque du miracle cher aux religieux. Vivre en paix c’est donc d’un certain point de vue faire sienne la formule des la Française des jeux, que l’on soit laïc ou religieux,
     » 100% des gagnants ont tenté leur chance ». A nous de savoir la saisir et faire fi de tous les anathèmes d’où qu’ils viennent, fussent-ils des anti cléricaux, des libre penseurs ,des sectes ou des fous de Dieu !

  8. Bizarrement..ELLE oublie la DROITE qui elle , aussi ,est responsable de se désastre et le plus dur…est a venir.

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