Soudan du sud : une indépendance à risques
Une tribune de Roland Hureaux
Le 9 juillet dernier, le Soudan du Sud proclamait son indépendance, au prix de révoltes ayant donné lieu à deux guerres. Roland Hureaux analyse cette accession à l’indépendance et émet deux réserves: la première concerne les résultats contestables de la stratégie géopolitique mise en œuvre, la deuxième concerne le précédent que constitue la modification des frontières héritées de la colonisation.
On devrait au premier abord se réjouir de l’accession à l’indépendance, le 9 juillet dernier, du Soudan du Sud, qui regroupe les provinces non musulmanes du Soudan, chrétiennes ou animistes, longtemps opprimées par le pouvoir central de Khartoum, lequel prétendait leur imposer la charia.
La révolte de ces provinces a donné lieu à deux guerres atroces, l’une entre 1956 et 1972, l’autre entre 1983 et 2005 qui ont fait chacune plusieurs millions de victimes.
Il nous faut pourtant émettre au moins deux réserves sur cet évènement.
Une stratégie géopolitique aux résultats contestables
La première est que cette accession à l’indépendance s’inscrit dans une stratégie géopolitique de remodelage de l’Afrique centrale, conduite par les Etats-Unis, le Royaume-Uni et Israël (avec l’aide ponctuelle de la Belgique et de l’Afrique du Sud), inspirée par la théorie de la « guerre des civilisations », et qui s’est avérée une des opérations les plus désastreuses des années récentes.
Le premier but de cette stratégie était d’affaiblir un grand pays musulman, le Soudan, suspect de complaisances pour le terrorisme, et de constituer, en arrière du monde islamique, dans la région des Grands Lacs, un glacis chrétien, susceptible de servir à Israël d’allié de revers. Jusque là, rien à dire.
Mais le second but était d’éliminer l’influence française de l’Afrique ex-belge (Rwanda, Burundi, Congo-Kinshasa), ce qui fut fait entre 1990 et 1995, le passage du Rwanda de la francophonie à l’anglophonie et son adhésion au Commonwealth en 2008 étant le symbole le plus voyant de cette élimination.
Peut-être pourrait-on passer par pertes et profits ce recul français dans la mesure où les territoires en cause se trouvaient hors du pré carré traditionnel constitué par les anciennes colonies françaises et ne représentaient qu’une avancée récente, datant de la période Giscard-Mitterrand.
Mais il y a plus grave : l’opération conduite par les Anglo-Saxons dans la région des Grands Lacs a été aussi la cause directe ou indirecte des deux génocides les plus atroces de la fin du XXe siècle, principalement au Rwanda et au Kivu ( province nord-est du Congo –Kinshasa) lesquels ont fait ensemble plusieurs millions de victimes.
En résumant, on dira que le premier de ces génocides, commis au printemps 1994 est le fait de Hutus et a d’abord visé des Tutsis, le second, qui s’étale de 1994 à 2005 est le fait de Tutsis et a d’abord visé des Hutus. Le premier a fait des centaines de milliers de victimes, le second des millions(1) .
Pour comprendre ces évènements complexes (2) , rappelons qu’au Rwanda (comme au Burundi), les Tutsis représentaient 10 % de la population, les Hutus 90 %. Moins que deux tribus, il s’agissait de deux castes : une minorité guerrière et pastorale qui dominait depuis le Moyen-âge, une majorité cultivatrice, laquelle a pris le pouvoir à l’indépendance en 1962.
Le président Habyarimana, qui n’était ni meilleur ni pire que le reste des dirigeants africains, soutenu par la France, s’appuyait sur la majorité hutu. Un groupe d’exilés tutsi, dirigé par Paul Kagame, ayant entrepris à partir de l’Ouganda, de reconquérir le pouvoir au bénéfice de la minorité, entre dans le pays à partir de 1990, et s’approche de la capitale, Kigali, en 1994, affolant la majorité hutue par des massacres.
L’avion du président Habyarimana, où se trouve aussi le président du Burundi, également hutu, est abattu le 6 avril 1994. Les milices hutues massacrent alors les Tutsis de l’intérieur et aussi beaucoup de Hutus jugés trop tièdes. Dans cette confusion, Kagame prend le pouvoir, exerce des représailles terribles à l’intérieur du pays et envahit bientôt la province du Kivu où se sont réfugiés des centaines de milliers de Hutus. En 1995-1996, il massacre presque tous les réfugiés et, dans la foulée, ses troupes envahissent le Congo-Kinshasa, provoquant, de pair avec l’armée congolaise (passée sous le contrôle des Rwandais) ou différentes milices, la mort de Congolais encore plus nombreux. Ce second épisode fait plusieurs millions de victimes.
Non seulement Kagame est l’auteur direct du plus grand des deux massacres, le second, mais il est aujourd’hui établi qu’il a organisé l’attentat contre les deux présidents qui a déclenché le premier de ces massacres. De toutes les façons, s’il n’avait pas tenté de reprendre le pouvoir au nom de la minorité tutsi, rien ne serait arrivé.
Mais on n’aura pas une vue complète de ces épisodes horribles si l’on ne considère pas la manipulation extraordinaire de l’opinion à laquelle ils ont donné lieu. Si l’opinion internationale a été immédiatement informée du premier génocide, au point qu’elle ne connaît toujours que celui-là, elle a dû attendre la fuite d’un rapport du haut commissariat aux réfugiés de 2010, dit rapport Mapping , pour commencer à soupçonner le second, encore plus grave. Un premier rapport de 1995, produit par le même commissariat aux réfugiés, avait été détruit au point de devenir introuvable. L’appel du commissaire européen Emma Bonino en 1997 était passé inaperçu. Kagame put ainsi, aux yeux de tous ceux qui ne connaissent que le premier épisode, se faire passer pour un justicier. Sa stratégie de communication lui a même permis de faire porter à la France la responsabilité de ces massacres alors que l’intervention militaire de celle-ci à l’été 1994 , dite opération Turquoise, sur mandat de l’ONU, n’avait pour but que d’en limiter l’ampleur, sans considération de partis. Malgré la fausseté évidente de ces allégations, les organes de presse les plus sérieux ont relayé en France cette version (3), déshonorante pour l’armée française et le gouvernement n’a pas daigné répondre.
Autre point capital : le fait que la sinistre équipée de Kagame, au Rwanda d’abord, au Congo ensuite, n’aurait pas été possible sans l’appui indirect et parfois direct des Etats-Unis et de leurs alliés : fourniture d’armes, de conseillers (en particulier de conseillers en communication !), renseignement. Des témoins crédibles ont même vu des militaires américains apporter un soutien logistique au second génocide, le plus important (4). Dans la mesure où les Etats-Unis demeurent une démocratie, on peut présager qu’une grave crise morale surviendra le jour, désormais plus si lointain , où l’opinion de ce pays prendra pleinement conscience de la responsabilité de l’Amérique, en premier lieu du président Clinton, dans les massacres d’Afrique centrale.
Dernier point important : l’entrée des forces rwandaises tutsi ( et aussi ougandaises) au Congo n’a pas seulement abouti à des massacres effrayants mais aussi à une mise en coupe réglée des immenses richesses, principalement minières, du Kivu et du reste du Congo où ont accouru des aigrefins de tout acabit , sous l’égide du gouvernement de Kagame , en liaison avec plusieurs multinationales . L’actuel président du Congo-Kinshasa, Kabila le jeune, trop faible et qui semble entièrement inféodé à Kagame (5), n’a d’autre choix que de laisser faire. Ce pillage, sur fond de travail forcé des indigènes, dont le pays n’a aucune retombée, laisse loin derrière lui les pires horreurs de la période coloniale.
Quand on sait que le organisateurs anglo-saxons et israéliens de l’opération Sud-Soudan, agents de tout statut , public ou privé, civil ou militaire, diplomatique ou spécial, généralement sous couverture humanitaire, sont les mêmes que ceux de l’opération Rwanda-Kivu , on comprendra qu’il n’y ait pas lieu de s’enthousiasmer pour l’indépendance du nouvel Etat. On comprendra aussi qu’on puisse craindre le pire pour ce qui est de l’exploitation des ressources de cet Etat, riche, lui, non point en minerais mais en pétrole.
Un fâcheux précédent
La seconde réserve qu’inspire la toute nouvelle indépendance du Soudan du Sud, c’est qu’elle constitue un fâcheux précédent : pour la première fois depuis le temps des indépendances, est ouvertement violée la règle posée alors : le caractère intangible des frontières héritées de la colonisation (6) . On a critiqué ces frontières tenues pour artificielles ; mais quelle frontière ne l’est pas, peu ou prou ? Les pires tragédies du continent ont eu lieu au Rwanda (ou autour), un des rares pays dont les frontières, loin d’être artificielles, sont bien antérieures à la colonisation. Mais désormais, la boîte de Pandore est ouverte. Toute sécession pourra revendiquer ce précédent. Les plans américains prévoyaient aussi la partition du Congo ex-belge, notamment pour pouvoir placer de jure le Kivu sous l’autorité de Kagame. Mais comme tout finit par se savoir, les révélations sur la responsabilité indirecte ou directe de plus en plus évidente du personnage dans les tragédies d’Afrique centrale, qui le rendent de moins en moins fréquentable, risquent de remettre en cause ces plans. On peut craindre néanmoins que si l’indépendance du Soudan du Sud doit améliorer la situation des chrétiens de ce pays, elle ne serve pas nécessairement à moyen terme la paix du continent.
(1) C’est le propre des massacres de masse du XXe siècle que le nombre des victimes n’est jamais connu exactement. On doit se contenter le plus souvent du nombre de zéros…Pour le premier génocide, le chiffre le plus vraisemblable est de 600 000, dont environ une moitié de Tutsis. Le régime de Kagame, peu crédible, parle de un million, tous tutsis. Pour le second, on parle de 4 millions, dont plusieurs centaines de milliers de Hutus et des Congolais de différentes ethnies. Dans la mesure où, stricto sensu, un génocide vise à éliminer un génos (race, ethnie etc.), une partie des victimes seulement se rattache à ce concept. D’autre part beaucoup de victimes, surtout parmi les Congolais, sont mortes de faim ou de maladies du fait de la guerre et non d’assassinat direct. Mais l’aboutissement est le même, quel que soit le concept utilisé…
(2) Cf. les ouvrages de Pierre Péan, Noires fureurs, blancs mensonges (2005) et Carnages (2010). Ceux qui défendent une thèse différente, telle Colette Braeckmann, Histoire d’un génocide, 1996, ont pour la plupart révisé leur position.
(3) En Afrique, où tout le monde sait ce qui s’est vraiment passé, ces allégations ont eu beaucoup moins de crédit que dans l’establishment français. Le prestige de la France a néanmoins été atteint du fait de sa maladresse à répondre à ces attaques et des bassesses du gouvernement français à l’égard de Kagame.
(4) Les nombreux militaires français qui ont participé à des opérations dans la région connaissent cette implication américaine. « La France est en guerre, mais elle ne le sait pas », disait le président Mitterrand en 1995, sans préciser contre qui.
(5) En 1997, après la chute de Mobutu, les Rwandais imposèrent la tête du Congo Laurent Kabila. Celui-ci s’émancipe de ses tuteurs et est assassiné en 2001 ; il est remplacé par son fils présumé, Joseph Kabila qui est probablement tutsi.
(6) Seule exception antérieure : le rattachement du Sahara occidental au Maroc. Mais, en l’espèce, le Maroc peut invoquer des frontières précoloniales. La Somalie qui regroupait une ancienne colonie italienne et une ancienne colonie britannique connait aujourd’hui une partition de fait.
Excellent article qui rappelle de nombreuses vérités méconnues en France à propos de la RDC. Rappelons les stocks d’or en hausse constante et déclarés par la banque centrale de l’Ouganda qui n’en produit pas… Le pillage du coltan etc.
Avant de chasser les Rwandais du Congo (du moins de la capitale et de ses alentours), Kabila père n’avait d’ailleurs pas manqué de rappeler que les Rwandais « avaient trouvé trop de bon miel au Congo ».
Et le droit du référendum reconnu par le Nord Soudan pour un Sud Soudan indépendant ? Qui peut encore aujourd’hui dire que cette indépendance viole le caractère intangible des frontières héritées de la colonisation ?
Ce raisonnement n’est pas conforme aux valeurs de la France qui par le général de Gaulle a rejeté le colonialisme.
La France ne peut que se féliciter quand deux peuples d’un même Etat se reconnaissant mutuellement le droit à l’autodétermination, mettent un terme à la guerre. Peu importe le fait que ce nouvel Etat indépendant ne soit pas francophone et est été soutenu, avant la France, par les Britanniques et Israël qui n’ont fait que leur devoir.
Robert Max HADJADJ