Sauvetage du patrimoine culturel français
POUR LA CREATION D’UN FONDS DE SAUVETAGE DU PATRIMOINE CULTUREL FRANÇAIS
Si, de toutes parts, de trop nombreuses atteintes sont régulièrement portées à l’intégrité du patrimoine culturel de la France, commises trop souvent dans l’indifférence de nos compatriotes, l’actualité réserve parfois à l’observateur attentif d’heureuses surprises qui démentent cette idée, communément répandue, que notre pays aurait décidément perdu foi dans sa capacité à préserver avec fidélité son héritage historique.
Chacun se souvient ainsi de l’appel à la générosité du public lancé avec succès le 13 novembre 2010 par le musée du Louvre pour conserver en France Les Trois Grâces, l’une des œuvres picturales majeures du peintre et graveur allemand Lucas Cranach l’Ancien (1472-1553), que son propriétaire privé avait mis en vente pour le prix de 4 millions d’euros. Cinq mille donateurs, essentiellement français, avaient rapidement répondu présents, permettant ainsi au musée parisien de réunir in extremis la somme de 1 million d’euros qui lui avait cruellement manqué à l’origine pour se rendre acquéreur, avant le 31 décembre, de cette admirable peinture. A la faveur de cette souscription qui fit alors grand bruit, ce chef d’œuvre de la Renaissance, réalisé en 1531, entrait ainsi dans les collections publiques du Louvres, pour y figurer en bonne place aux côtés du Saint Thomas à la pique de Georges de la Tour qui avait bénéficié, 23 ans plus tôt, d’un semblable appel aux dons.
Plus récemment, la communauté des historiens s‘était émue de la mise en vente aux enchères par Sotheby’s, le 19 mai 2011, d’un ensemble exceptionnel de documents de travail de Maximilien de Robespierre (1758-1794), composé de deux lots, dont l’un provenant d’un fonds privé pieusement conservé deux siècles durant par les descendants du député montagnard du Pas-de-Calais, Philippe Le Bas. La gauche française, du parti communiste au parti socialiste, était aussitôt montée au créneau pour réclamer avec véhémence de la puissance publique qu’elle se portât sans hésitation acquéreur de ces manuscrits inédits, écrits durant la Terreur entre 1792 et 1794. Ce branle-bas de combat, scientifique autant que politique, fut couronné de succès : l’Etat français vient tout juste d’exercer en effet son droit de préemption, au nom des Archives de France, en se portant adjudicataire, lors de cette vente publique, des deux lots pour un prix de 979.400 euros. D’une valeur historique inestimable, ces documents rarissimes, que des institutions américaines convoitaient de longue date, resteront donc en France, ce dont chacun ne peut au fond que se réjouir en dépit de la réprobation légitime que suscitent encore, du point de vue de la postérité historique de l’intéressé, l’action et la figure toujours aussi controversées de l’Incorruptible.
Pour encourageantes qu’elles soient, ces initiatives n’augurent toutefois en rien d’une politique de veille systématique qui permettrait, à l’échelle nationale, de s’opposer avec succès à la dispersion de notre patrimoine artistique, que l’impécuniosité des finances des institutions culturelles publiques françaises laisse malheureusement trop souvent échapper au profit de fonds privés, pour la plupart d’origine étrangère.
De trop nombreux éléments du patrimoine historique français sont ainsi régulièrement vendus à l’encan sans retenir aussi peu que ce soit l’attention du grand public, faute de bénéficier à chaque fois, à l’instar des deux contre-exemples cités plus haut, de la protection, somme toute salvatrice, apportée par la mobilisation d’une opinion publique toujours prête à s’emparer de nobles causes, pour peu qu’elle en soit alertée à temps…
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Avec la vente aux enchères du mobilier du Palais abbatial de Royaumont, programmée à Paris à la rentrée 2011, la France saura-t-elle éviter, de ce point de vue, la dispersion annoncée d’un ensemble patrimonial dont chacun s’accorde à reconnaître les plus hauts mérites artistiques ?
Situé à deux pas de l’abbaye cistercienne de Royaumont, édifiée sous le règne de Louis XI, entre 1228 et 1235, le Palais abbatial éponyme fut construit en 1780, suivant le style néo-classique des villas conçues par l’architecte italien Palladio, à la demande de l’abbé Le Cornut de Balivières, aumônier de Louis XVI, sur les plans de l’architecte Louis Le Masson, élève de Claude-Nicolas Ledoux. Préservé des vicissitudes de l’Histoire, comme par l’effet de la Providence, ce magnifique édifice a traversé les siècles sans guère souffrir d’aucunes des grandes destructions qui, des tourments de la Révolution française aux dévastations des deux conflits mondiaux du XXème siècle, ont ravagées ailleurs bon nombre de monuments français. Tel un délicat écrin, ce bâtiment abrite, à l’intérieur de ses murs vénérables, un mobilier conservé intact et de splendides œuvres d’arts.
Autrefois propriété de la famille Gouïn puis de celle des Fould Springer, jadis fréquentée par de grands esprits, de Marcel Proust à Sacha Guitry, le Palais abbatial de Royaumont appartient à présent à la famille Rothschild, qui en occupa régulièrement les lieux jusqu’à la fin des années 70 : résidant davantage aux Etats-Unis qu’en France, Nathaniel Rothschild, qui a hérité de la propriété de l’édifice, a choisi voici peu de transformer celui-ci en un centre de séminaires haut de gamme et d’en défaire l’intégralité de son mobilier….
Comportant par moins d’un millier d’œuvres, qui forment un ensemble historique harmonieux, inséparable de l’esprit des lieux, ce mobilier suscite d’intenses convoitises, ce qui n’est certainement pas pour déplaire à la maison Christie’s, sous les auspices de laquelle cette vente sera organisée avenue Matignon, trois jours durant, du 19 au 21 septembre 2011. Cette « house sale », la grande presse l’évoque mezzo voce dans l’immédiat, sans autrement s’en indigner (Le Figaro, vendredi 20 mai 2011), sans doute parce que cette affaire a été divulguée depuis peu et qu’elle n’a donc pas suscité pour l’heure, parmi le grand public, la moindre réaction d’envergure.
Si nul ne discute le statut de propriété privé attaché au Palais abbatial et au mobilier qui le garnit et ne conteste dès lors le droit intangible appartenant à ses détenteurs d’en disposer comme bon leur semble, il n’en demeure pas moins vrai que la vente aussi soudaine de ce riche mobilier historique, pour la cession duquel les pouvoirs publics ne semblent pas avoir été approchés, ne peut que soulever tristesse et colère de la part de celles et ceux qui, tel l’auteur de ces lignes, demeurent indéfectiblement attachés à la préservation sourcilleuse du patrimoine de la France.
L’indignation doit surgir de toute part et ne pas faiblir : à défaut de convaincre la famille Rothschild à renoncer à son malheureux projet, les pouvoirs publics se doivent d’apporter aux Français, ces prochaines semaines, la garantie que le mobilier du Palais abbatial de Royaumont sera précieusement conservé sur le sol français, dans son ensemble, au sein d’une institution culturelle publique ou privée, qui devra permettre à nos compatriotes de pouvoir demain l’admirer sans entraves.
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Aujourd’hui comme demain, la France demeure comptable, à chaque instant, de la préservation de l’héritage historique indivis qu’elle a reçu, siècle après siècle, des générations passées : est-ce trop que de demander à nos pouvoirs publics de veiller au respect scrupuleux de ce devoir insigne ? En proie à la cupidité des uns et aux intérêts mercantiles des autres, la France doit sanctuariser son patrimoine artistique et culturel pour mieux le protéger, dans le noble dessein de toujours promouvoir son rayonnement universel. Confronté au risque permanent de voir ses richesses, accumulées au fil des siècles, se dissiper au gré des aléas de ventes aux enchères qui se multiplient partout, notre pays doit se doter d’un bras armé qui mettra enfin nos trésors culturels à l’abri des appétits prédateurs de toute espèce. Sur le modèle du Fonds Stratégique d’Investissement, crée en 2008 par l’Etat français au plus fort de la crise financière, notamment pour sécuriser le capital de nos entreprises stratégiques, notre pays se doit de disposer sous peu d’un Fonds de sauvegarde du patrimoine culturel français, durablement alimenté par des ressources publiques et par la contribution volontaire de fonds privés, qui se portera acquéreur en tant que de besoin de tous biens culturels de valeur qui risqueraient à l’avenir de quitter abusivement le sol français.
C’est à ce prix que la France échappera en définitive au pillage silencieux de son patrimoine artistique et culturel.
Karim Ouchikh 22 mai 2011
D’accord avec vous.