Au général Eisenhower

11 mars 1959

 

Cher monsieur le président,

Cher général Eisenhower,

Dans la crise ouverte au sujet de Berlin, je tiens à vous préciser ce qui me paraît essentiel, quant à l’attitude que nous, Occidentaux, devrions adopter en commun.

À mon sens, il importe, par-dessus tout, que nous ne cédions à aucune mise en demeure, notamment en ce qui concerne les allées et venue de nos forces et de nos ravitaillements entre Berlin et la zone occidentale de l’Allemagne. Nous avons le droit de passer. Le fait que qui que ce soi s’opposerait à notre passage serait donc un acte de force délibéré contre nous. Nous aurions à y répondre par des moyens de même nature. La responsabilité de ce qui pourrait suivre incomberait à ceux qui, les premiers auraient employé la force pour nous empêcher d’aller là où c’est notre droit d’aller. A mon avis, ce point est capital. Il pourrait aussi être décisif car j’ai le sentiment que les dirigeants soviétiques ne veulent pas qu’or en vienne à la guerre.

Cela dit, je ne crois pas que nous devions repousser une négociation par la voie normale sur tous problèmes que les Russes voudraient, ou que nous-mêmes voudrions, poser. Non que je me fasse beaucoup d’illusion, sur la probabilité d’un règlement effectif. Mais, compte tenu des inquiétudes universelles, l’attitude qui consisterait à refuser la conversation présenterait, suivant moi, plus d’inconvénients que d’avantages. Il va de soi qu’avant de se lancer dans une conférence « au sommet », et même d’en fixer la date, il faudrait réunir et laisser longuement siéger une conférence des ministres des affaires étrangères. On devrait s’en tenir là, si celle-c ne pouvait dégager de sérieuses probabilités d’accord sur quelques points importants.

En ce qui concerne l’ensemble du problème allemand, nous ne saurions, évidemment, revenir sur le principe que la réunification devrait avoir lieu dès lors que les circonstances permettraient de la réaliser. C’est en vertu de ce principe qu’il nous faut nous refuser à reconnaître la « République démocratique allemande » comme un État souverain. Mais, l’idéal une fois salué et le but lointain désigné, c’est un fait que la réunification n’est pas actuellement possible. Pour qu’elle le devienne, il faudrait, ou bien que nous l’imposions par la force à la Russie soviétique – ce qui n’est pas notre intention – ou bien que la Russie accepte l’unité allemande sur la base de la liberté – ce qu’elle ne fera, certes, pas. Mais, sans cesser de stigmatiser l’oppression grâce à laquelle le système communiste empêche les habitants de la Prusse et de la Saxe d’exprimer leur volonté, nous pourrions recommander très haut et d’une manière très pressante l’établissement de rapports aussi nombreux et étendus que possible entre les deux fractions de l’Allemagne.

Ces rapports ne viseraient pas, sans doute, à instituer un régime politique commun et seraient délibérément limités à des domaines pratiques : transports, postes, coopération économique, ravitaillements, culture, allées et venues des personnes, etc. Mais le fait même que se multiplieraient les contacts entre Allemands, à l’intérieur et au profit de la « chose allemande », entretiendrait l’espérance du peuple en l’avenir de son unité.

En tout cas, cette attitude des puissances occidentales donnerait à leur politique un caractère constructif.

Quant au régime de Berlin, il y a lieu, à mon avis, de tenir en tout cas la position suivante : Berlin-Ouest est une ville occidentale et qui veut rester telle. Nous ne saurions accepter qu’il en soit autrement. C’est pourquoi rien ne serait pire que de laisser supposer que nous pourrions, a priori, envisager le retrait de nos forces. Notre présence est un droit dont nous *avons pas à débattre, même si les Russes affectent d’y renoncer pour leur compte. Si, par la suite, ils en viennent à proposer pour Berlin-Ouest 2s mesures et des garanties qui nous satisfassent réellement, il sera bien temps, alors, d’examiner la question de nos garnisons.

L’affaire du « désengagement » se présenterait d’une façon complètement différente suivant qu’il s’agirait d’une limitation contrôlée des armements de toute espèce dans une zone de très vaste étendue, par exemple : la totalité de l’Europe, l’ensemble arctique, etc., ou bien d’une démilitarisation, c’est-à-dire d’une neutralisation, de l’Allemagne, avec pour apparente contrepartie un régime semblable appliqué à l’Allemagne de l’Est, à la Pologne et à la Tchécoslovaquie. Dans le premier cas, nous n’aurions pas de raison pour refuser de discuter. Dans le second, nous ne devrions le faire que si les États destinés à devenir tampons étaient au préalable rendus à leur propre peuple par de libres élections donnant lieu à la formation de libres gouvernements faute de quoi, leur neutralisation ne serait, pour nous, qu’une duperie.

De toute manière, il m’apparaît que vous-mêmes Américains, les Anglais et nous Français sommes assez mal accordés dans cette grave conjoncture internationale. Sans doute est-il vrai que, pour maintes raisons politiques et géographiques, nous sommes portés à considérer les choses d’un point de vue quelque peu différent. D’autre part, c’est vous, Américains, qui détenez actuellement les moyens les plus puissants – et de beaucoup ! – de la force occidentale. Je crois, cependant, comme je vous l’ai écrit naguère, qu’il serait, pour le monde libre, d’un intérêt essentiel que notre coopération sur le plan mondial soit organisée, dans le domaine politique dès lors qu’il s’agit de questions susceptibles d’entraîner la guerre et dans le domaine stratégique.

Si les événements vous amenaient personnellement à venir en France dans un avenir rapproché, il y aurait là un sujet que, si vous le vouliez bien, nous aurions à étudier ensemble de la manière la plus approfondie.

Je vous demande de croire, cher monsieur le président, à mes sentiments de haute considération et de fidèle amitié.

Charles de Gaulle

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