Dans la série “abus” : Gérard Longuet
Les heures supplémentaires du
sénateur Gérard Longuet* chez GDF Suez
- Par Martine Orange
Peut-on être à la fois sénateur et conseiller d’une grande entreprise qui fait l’objet de nombreuses lois? Cette question, qui sera peut-être un jour débattue au Sénat, ne semble pas avoir effleuré l’esprit de GDF-Suez et de Gérard Longuet. Pendant quinze mois, le groupe d’énergie a jugé utile de faire appel aux conseils du sénateur de la Meuse, devenu président du groupe UMP au Sénat.
Jamais de telles relations n’auraient dû être connues publiquement. Mais des proches du sénateur, par mégarde, y ont fait explicitement référence. Interrogés, GDF-Suez et Gérard Longuet ont reconnu la réalité de cette mission de conseil, qu’ils auraient sans doute préféré taire. «Oui, il y a bien eu une mission de conseil», reconnaissent les deux parties.
Un contrat de conseil a été officiellement passé en septembre 2008, deux mois à peine après la création de GDF-Suez. Officiellement, c’est à l’initiative de Gérard Mestrallet, président du groupe, qu’aurait été prise cette décision. Selon nos informations, ce serait plutôt l’homme d’affaires, Albert Frère, deuxième actionnaire du groupe après l’Etat, qui aurait suggéré l’idée. Interrogé sur ce point, le porte-parole du groupe dit ne pas savoir ce qu’il en est.
Selon GDF-Suez, peu bavard sur le sujet, il s’agissait de «mener une réflexion sur le déploiement du nucléaire en France et à l’international». Un contrat a été signé avec Sokrates Group, la holding de conseil de Gérard Longuet, pour conduire cette mission. Gérard Longuet est plus explicite. «On l’oublie mais GDF-Suez est un acteur important dans le nucléaire. A l’époque, Gérard Mestrallet m’a demandé de mener une réflexion sur l’avenir de ce secteur et de nouer des contacts avec des politiques étrangers pour étudier son développement en Europe», explique-t-il.
Ce travail, selon Gérard Longuet, «a donné lieu surtout à des rencontres, à des échanges de vue, des entretiens avec des hommes politiques», rapportés par la suite à Gérard Mestrallet. Le groupe précise que la mission de conseil de Gérard Longuet s’est accompagnée de notes, de rapports, notamment «sur le nucléaire en Turquie».
Ces travaux ont duré jusqu’en décembre 2009, selon les deux parties. «Quand j’ai été candidat à la présidence du groupe UMP au Sénat en juillet 2009, j’ai annoncé à Gérard Mestrallet que je n’aurais plus suffisamment de temps pour m’occuper de cette mission. De plus je trouvais compliqué de poursuivre ce travail, tout en étant président du groupe de la majorité. Tout s’est donc arrêté à la fin de l’année dernière», explique-t-il.
Le président du groupe UMP au Sénat et GDF-Suez n’en disent pas plus. Ils refusent catégoriquement en tout cas de donner le montant de ce contrat. «Secret des affaires», invoquent-ils l’un comme l’autre. «De toute façon, après les charges sociales, les impôts, il ne reste plus grand-chose», grince Gérard Longuet. En 2008, Sokrates, qui jusqu’alors en tant que holding n’avait jamais affiché de chiffre d’affaires, a publié pour la première fois un chiffre d’affaires de 28.000 euros. Mais est-ce bien lié à ce contrat? Et si c’est le cas, cette somme correspond-elle à un versement forfaitaire, trimestriel, annuel? Les comptes de Sokrates pour l’exercice 2009 n’ayant pas été déposés, il est impossible d’en tirer la moindre conclusion.
«Une petite activité personnelle de consulting»
Pour Gérard Longuet, les relations d’affaires avec GDF-Suez pendant quinze mois s’inscrivent dans le cours normal de ses activités. Il est conseiller de longue date, ou plutôt actionnaire principal d’une société de conseil. En 1999, époque où sa carrière politique semblait compromise à la suite de sa mise en examen pour financement illégal du parti républicain, il s’est lancé dans le conseil en rachetant plusieurs sociétés: 100% de Herbemont Cesar et associés (HCA), spécialisé dans la conduite du changement dans les entreprises, 60% de Sanesco, conseil auprès des hôpitaux et institutions médicales, 85% de Francis Vidal.
Ces participations ont toutes été regroupées dans Sokrates group dont Gérard Longuet est l’actionnaire majoritaire. Depuis 2007, il a revendu une à une ces activités. La dernière opération en date est la cession de Sanesco, revendue en mai 2010 à GE Heathcare, la filiale santé de General Electric, pour environ 1 million d’euros. Mais à côté de ces filiales et après leur cession, Gérard Longuet dit «avoir conservé une petite activité personnelle de consulting». C’est dans ce cadre que l’accord a été passé intuitu personae avec GDF-Suez.
Que GDF-Suez fasse appel à lui pour réfléchir sur le nucléaire lui paraît aussi être dans l’ordre des choses. «J’ai toujours été très intéressé par les questions d’énergie. J’ai commencé ma carrière au ministère de l’industrie aux côtés d’André Giraud», explique-t-il. Figure tutélaire du Corps des mines et du nucléaire français, ce dernier, qui fut aussi ministre de la défense en 1986, fut un des défenseurs acharnés d’une politique énergétique ambitieuse, étroitement contrôlée par l’Etat. Il n’est pas sûr qu’il partagerait aujourd’hui les vues du sénateur de la Meuse qui se réclame de lui.
Libéral convaincu, Gérard Longuet l’est naturellement pour le secteur de l’énergie. Bien qu’il ait postulé à la présidence d’EDF en 2004 et tenté à nouveau sa chance en 2009 pour remplacer Pierre Gadonneix, il se dit partisan de la dérégulation totale du secteur. Comme son vieil ami Philippe Ladoucette, président de la Commission de la régulation de l’énergie (CRE), il est favorable à une mise en concurrence totale de l’énergie, la fin des tarifs régulés, une augmentation des prix afin de soutenir la concurrence, une libéralisation totale du nucléaire en France. Des positions pas très éloignées non plus de celles de GDF-Suez.
Mais une chose est d’avoir des convictions. Une autre est de courir le risque de pratiquer le mélange des genres. Car l’enrôlement d’un sénateur par GDF-Suez n’est pas totalement dénué de calcul et d’arrière-pensées. Pour certains, ce cas est la première manifestation des effets induits de la libéralisation de l’énergie en France. Il préfigure une situation «qui sera d’une ampleur dix fois supérieure à ce que l’on a connu dans l’eau dans les années 1990», pronostique un observateur.
Au moment où le gouvernement fait voter loi sur loi – de la privatisation de GDF à la loi Nome accordant un partage de la rente nucléaire aux groupes privés – pour accélérer la déréglementation du secteur, est-ce que cela ne pose pas problème de mener en parallèle la fonction de législateur et une activité de conseil auprès d’une des parties prenantes à ce dossier? «D’abord, je ne vote pas la loi tout seul. Ensuite, je ne suis pas né de la dernière pluie. Je ne suis jamais intervenu dans les débats parlementaires sur les questions du nucléaire, de la libéralisation de l’énergie, les tarifs ou autres. Le seul débat où j’ai pris position est celui sur la gestion des déchets nucléaires à Bure (Meuse) car cela concerne directement mon territoire et c’est un sujet d’intérêt général», insiste Gérard Longuet. Les comptes-rendus des débats l’attestent: expert à l’extérieur, Gérard Longuet est muet sur les questions d’énergie, quand elles viennent en discussion au Sénat. Ce silence, pour le président du groupe UMP, est la preuve de sa bonne conduite.
«Le conflit d’intérêts est réel»
Le code électoral, très sensible à ces questions d’indépendance du législateur par rapport à toutes les forces de pression, dit un peu autre chose: un élu ne peut pas décider seul de la conduite à tenir en cas de situation de litige potentiel. Un membre de l’entourage du président du Sénat, Gérard Larcher, rappelle l’esprit de la loi: «Les règles d’incompatibilité sont extrêmement fines, elles se jugent au cas par cas. Tout repose sur un système déclaratif sur l’honneur en début de mandat ou en cours de mandat, s’il y a un changement. C’est le bureau qui examine alors les situations personnelles de façon totalement discrète et demande si nécessaire une régularisation. Dans le cas présent, il faut savoir si cette mission de conseil a été déclarée.»
A cette intéressante question, Gérard Longuet a fait répondre par son secrétariat que son activité de conseil avait naturellement été déclarée au début de son mandat de sénateur. En revanche, le contrat avec GDF Suez n’avait pas été déclaré «puisqu’il s’inscrivait dans l’activité normale de sa société».
C’est une façon de présenter le dossier. Dans les faits, le contrat n’a été pris par une de ses sociétés de conseil mais par Gérard Longuet lui-même. Dans les cas d’incompatibilité, la loi retient notamment les fonctions de conseil au privé : «Il est interdit à tout parlementaire de commencer à exercer une fonction de conseil qui n’était pas la sienne avant le début de son mandat. Toutefois, cette interdiction n’est pas applicable aux membres des professions libérales soumises à un statut législatif ou réglementaire ou dont le titre est protégé (les avocats ou les experts-comptables, par exemple).» Le président du groupe UMP au Sénat relève-t-il d’une de ces exceptions ? La question n’ayant pas été posée au bureau du Sénat, il n’est pas possible d’apporter une réponse.
«Ce mandat de conseil n’est peut-être pas illégal. Néanmoins le conflit d’intérêts lui est réel et demeure. Se défendre en disant qu’il n’intervient pas dans les débats sur les questions d’énergie est un piètre argument. D’abord, ce n’est pas le rôle d’un président de groupe de prendre position dans les discussions. Ensuite, il passe sous silence son rôle d’organisateur de la majorité au Sénat. C’est lui qui choisit les rapporteurs des textes, désigne les animateurs dans les commissions. Ce sont des choix décisifs pour la suite des discussions», explique un parlementaire de l’opposition, qui refuse d’être nommé pour «ne pas en rajouter dans le climat actuel».
Gérard Longuet, lui, dément tout conflit d’intérêts. Il ajoute même que lorsqu’il a cessé sa mission de conseil avec GDF-Suez, il a déclaré à Gérard Mestrallet que «quand il serait plus libre, il serait tout à fait disposé à reprendre sa mission».
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