Jacques Sapir, économiste souverainiste
Jacques Sapir n’est pas un économiste comme les autres. Passionné de géopolitique, ses écrits offrent également une lecture politique passionnante qui éclaire particulièrement bien les enjeux d’aujourd’hui et le « retour des nations » qu’il annonce.
L’illusion du droit d’ingérence
Dans la novlangue bien pensante, le « droit d’ingérence » est un morceau de choix. Il faut dire que le vocabulaire a été bien choisi pour éviter toute contestation. Mais ce n’est pas ce qui arrête un Jacques Sapir qui n’a que faire des convenances et attaque bille en tête. Il souligne que « l’ingérence humanitaire ne peut être que le fait du fort sur le faible, alors qu’un principe de droit doit par essence pouvoir être appliqué tout autant au fort qu’au faible » devenant au passage un « colonialisme humanitaire ».
Il souligne que cela « introduit une division immédiate au sein des nations entre celles dont les moyens de défense les protègent de toute tentative d’ingérence et celles dont les moyens de défense sont suffisamment faibles pour qu’elles puissent devenir, le cas échéant, des cibles dans une guerre humanitaire ». Pire, pour lui, cela incite à « monter en puissance dans ses moyens de défense, l’échelon ultime (…) étant la possession d’armes de destruction massive »…
Au contraire, c’est « en rétablissant le principe de la souveraineté dans toute sa force (…) que l’on pourra réellement s’opposer au processus de prolifération des armes nucléaires ». Il souligne que cette violation de la souveraineté suspend « les conditions rendant possibles la production et la légitimation des institutions, la possibilité d’un enracinement légitime des institutions importées devient extrêmement problématique. L’ingérence devra donc soit être renouvelée, soit être étendue dans le temps ».
L’auteur souligne que l’intervention occidentale au Kosovo a plutôt empiré les choses dans un exposé très documenté et critique. Il affirme que « derrière le discours humanitariste (…), on retrouve la cruelle vérité de l’adage bismarckien : la force prime le droit »… Avec Guantanamo et le Patriot Act, il souligne que pour les Etats-Unis « la défense des libertés démocratiques n’a sa place que si elle peut affaiblir un adversaire. Elle cesse d’être un principe d’action si tel n’est pas le cas ».
Le siècle du retour des nations ?
Pour lui, c’est la défense des intérêts nationaux qui est la solution. Il souligne à quel point l’économie russe a réussi à se relance à la fin des années 90, en renonçant en partie à la potion amère néolibérale qui lui avait été imposée, provoquant un effondrement de 40% du PIB, en recourant à un cocktail de dévaluation, baisse des prix de l’énergie pour les consommateurs russes, contrôle des changes et aides publiques. Ainsi, l’économie est repartie avant même la hausse du prix des matières premières.
Il cite de larges passages d’un discours de Poutine à Munich en 2007 où celui-ci affirme que « nous sommes témoins d’un mépris de plus en plus grand des principes fondamentaux du droit international. Bien plus, certaines normes et, en fait, presque tout le système du droit d’un seul Etat, avant tout, bien entendu, des Etats-Unis, a débordé de ses frontières nationales dans tous les domaines, dans l’économie, la politique, et dans la sphère humanitaire, et est imposé à d’autres Etats ».
Pour Sapir, il s’agit d’une « critique radicale de l’idéologie de la mondialisation ». « La souveraineté est une et indivisible » et « le droit international est nécessairement un droit de coordination, et non un droit de subordination » et « il ne peut y avoir de légalité (le droit international) sans légitimité, et que cette dernière ne saurait se construire, dans un univers structuré par des intérêts divergents et des valeurs multiples, que sur la base de la souveraineté ». Souveraineté et démocratie sont intrinsèquement liées.
Pour lui, la solution serait de construire des instances « régionales et politiques, au mieux coordonnées à l’échelle mondiale ». Mais « elles devront faire la place aux intérêts des Etats en raison de la dimension étatique des politiques économiques ». Il y a pour lui un motif d’espoir dans le discours finalement peu orthodoxes des principaux candidats à l’élection présidentielle de 2007, qui ont tous emprunté au discours alternatif en dénonçant les délocalisations par exemple.
L’auteur termine par une conclusion très gaullienne, où, s’il souligne que « la grandeur nationale ne se mange pas en salade », il appelle les Français à embrasser ce nouveau 21ème siècle, qui sera celui des nations et à préparer une alternative bienvenue pour 2012.
Laurent Pinsolle
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Source : Jacques Sapir, « Le nouveau 21ème siècle », Seuil
Le Mot de l’éditeur : Le nouveau XXIème siècle
En 1991 (dissolution de l’URSS, guerre du Koweït) s’est ouvert un premier XXIe siècle. On croyait qu’il serait dominé par l’hyperpuissance militaire et économique des États-Unis. Mais ce « siècle américain » avorte à partir de 1997-1998. La crise financière internationale et l’incapacité américaine à maîtriser la mondialisation suscite un sursaut nationaliste de la Russie, la rupture de nombreux pays avec le modèle américain et l’émergence de la Chine comme pivot de la stabilité en Extrême Orient. En tentant de restaurer leur hégémonie par la force, les États-Unis n’ont obtenu que deux désastres militaires et politiques (Afghanistan et Irak) et l’isolement diplomatique. Ainsi nait un second XXIe siècle, sans puissance régulatrice, marqué par un monde multipolaire et où la
souveraineté nationale redevient un axe clé de la pensée politique. Las, les élites européennes tardent à reconsidérer leurs politiques à l’aune de cette nouvelle donne. Déjà leurs aînées avaient tardé à comprendre le second XXe siècle ouvert par la « Grande Guerre » ; en raisonnant au travers du prisme obsolète du premier XXe siècle, elles ne purent anticiper et prévenir les catastrophes du second. Pour combattre la répétition de cette funeste erreur, Sapir s’attache à montrer comment la France et l’Europe devraient tirer les leçons d’une perception plus juste du siècle qui vient.
L’auteur : Jacques Sapir, directeur d’Études à l’EHESS et professeur à l’École économique de Moscou, a notamment publié : Les Trous noirs de la science économique (Points-économie, Seuil, 2003), Les Économistes contre la démocratie (Albin Michel, 2002), Quelle économie pour le XXIe siècle ? (O. Jacob, 2005), La Fin de l’euro-libéralisme (Seuil, 2006).
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