Grand emprunt ou petit chantage ?
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par Philippe Cohen (marianne2)
Transformé en bataille d’ego — Rocard contre Guaino — le grand emprunt risque de se retrouver cantonné à un genre difficile: la grande idée mesquine.
Trente cinq milliards, c’est la faute à Rocard. Cinquante, c’est la faute à Guaino. Par un curieux serpentin médiatique, le débat sur le Grand Emprunt semble basculer dans la discussion de comptables de bistrot. La commission Juppé-Rocard pense y avoir mis en terme en concluant ses travaux par un appel à limiter le montant de l’emprunt en fonction de considérations budgétaires : « à force de financer ses dépenses courantes par du déficit », écrivent ainsi les journalistes du Monde, «elle – la France – a déjà accumulé une dette qui représente 84% du produit intérieur brut et qui devrait monter à 93% en 2014.» Il n ‘est pas difficile, à lire ce compte rendu et son titre, de deviner où vont les sympathies des journalistes du Monde.
Or, au delà du chiffre qui sera finalement retenu par le Président de la République en décembre prochain, la méthode en elle-même pose un problème à l’initiateur du Grand Emprunt, le conseiller spécial Henri Guaino : «Nous n’étions pas censés évoquer le montant de l’emprunt avant de déterminer les priorités. Et la limite fixée par les adeptes de la rigueur n’est fondée sur aucune analyse.»
Le conseiller spécial n’apprécie pas la façon dont a été organisée la commission. L’omniprésence de Bercy et la focalisation sur le montant du Grand Emprunt constituent pour lui une véritable trahison de la démarche.
Pour le conseiller spécial, distinguer les dépenses courantes de l’état, sur lesquelles pèse la conjoncture économique, et les investissements à long terme, qui traduisent l’espérance du pays – en recettes mais aussi en ambition – est fondamental. Si on confond les deux, on se met dans la main des « comptables ». Or, c’est en écoutant depuis quinze ans leurs recommandations, pense Henri Guaino, que la France est parvenue au niveau de déficit et d’endettement où elle est. Les pays européens que l’on qualifiait hier encore de vertueux sur le plan budgétaire – l’Irlande, l’Espagne, l’Angleterre – ont vu leurs déficits explosés par la crise. Pour riposter à ce verrouillage, l’appel des 63 élus de l’UMP[1], dont Henri Guaino ne revendique évidemment pas l’initiative, était le bienvenu : à la logique comptable s’opposait pour une fois, au sein de la majorité une autre logique – au goût d’autre politique.
Guaino : «Moi, je n’ai pas contribué à creuser le déficit de la France»
Ce n’est bien entendu pas l’avis d’Alain Minc, qui a déclaré lors d’une rencontre avec la rédaction de Marianne : «Avec cette manipulation à laquelle il vient de se livrer, Henri Guaino aura seulement réussi à faire perdre dix milliards d’euros à son grand emprunt!».
Réponse de l’intéressé : «la preuve que le « système est verrouillé par de prétendus experts qui refusent le débat» : «Il suffit que l’on ne pense pas comme eux pour qu’ils parlent de manipulation. Comme si des députés comme Arlette Grosskost, Michel Bouvard ou Jean Léonetti étaient manipulables ! En plus d’être ridicule, c’est méprisant pour eux !». Heureusement que les deux conseillers de l’Elysée ne se rencontrent pas très souvent dans les réunions…
Quant à Michel Rocard, qui a parlé de «chiffres lancés par des gens sans responsabilités», le conseiller spécial lui garde un chien de sa chienne : «Oui, c’est vrai, moi je n’ai pas contribué à creuser le déficit de la France». Ambiance. Il est vrai que Guaino ne pardonne pas pas à Rocard d’avoir ferraillé contre tout le monde – y compris Alain Juppé – pour empêcher que le Grand Emprunt n’intègre le financement des infrastructures (le grand Paris, le TGV ultra-rapide, etc).
En réalité, dans l’esprit du conseiller spécial, la dynamique de l’emprunt devrait s’effectuer autour des grands projets qu’il pourrait faire vivre. Or, ce n’est qu’à quelques jours de l’échéance que l’on commence à lever le voile, comme le quotidien Les Echos ce matin, sur les véritables projets en lice.
Quelles sont donc les grandes priorités définies par la commission Rocard-Juppé ?
Premier investissement, qui représenterait près de 30% du Grand Emprunt, l’investissement dans la recherche, via notamment des dotations en capital des fondations universitaires. On en connait le principe: ce n’est que le rendement du capital que ces fondations mobiliseraient dans des programmes de recherche. Autrement dit, pour dix euros de capital, 0,2 ou 0,3 euro ou un peu plus de dépensé chaque année. Là encore, Henri Guaino peste – et sur ce point on ne peut pas lui donner tort – : on paye forcément plus cher pour rembourser un emprunt que l’on est rémunéré dans le cadre d’un placement. Autrement dit, l’argent place par les fondations rapportera forcément moins que ce que coûtera l’emprunt. Mais il est vrai que dans la logique de Bercy, le capital des fondations pourra figurer parmi les actifs du pays. Raisonnement bien comptable en effet… Ensuite, il y aurait le soutien aux PME innovantes, via le fonds public Oséo. Et ce n’est qu’en troisième rideau, en quelque sorte, que l’Etat pourrait financer des projets industriels lourds : l’avion de demain, les énergies renouvelables, la voiture électrique, etc.
Or, dans l’esprit d’Henri Guaino, le montant de l’emprunt n’est pas neutre: ce n’est que si l’Etat met le paquet que le dispositif pourrait jouer un rôle de levier et convaincre des investisseurs privés de mettre à leur tour la main au portefeuille pour de grandes réalisations. A l’inverse, en donnant l’impression d’avancer à reculons, l’Etat n’encouragera pas les grandes entreprises privées à investir avec lui.
Jour après jour, Henri Guaino tente de résister à ce qui lui apparait comme une nouvelle croisade de la pensée unique : outre les deux mentors de la commission, Juppé et Rocard, les critiques à peines voilées de Jean-François Copé, les admonestations de Bruxelles sur le déficit de la France, les sondages défavorables (54% des Français rejettent le Grand Emprunt), les remarques fielleuses de Minc, etc. Avec une obsession : sauver l’Emprunt de la tentative d’étouffement de l’armée d’inspecteurs des finances qui polluent le paysage élitaire français. Quand le conseiller spécial les entend dire que le Grand Emprunt pourrait mettre en danger la crédibilité de la signature de la France, son sang de méditerranéen ne fait qu’un tour : « Ce n’est pas la France qui est endettée, c’est l’état. ce n’est pas la même chose! »
Que fera, in fine, le Président ? Il semble bien que sur un point du moins, les modalités de mise en œuvre, Henri Guaino puisse emporter le morceau : la gestion de l’emprunt ne sera sans doute pas le fait de Bercy mais d’une agence ad hoc. A moins que le Président ne se laisse séduire par les arguments de la commission qui refuse cette idée. Mais politiquement, l’essentiel va se jouer sur le montant. Le ridicule de cette affaire est qu’une proposition importante et astucieuse – profiter des taux bas pour renouer avec l’investissement industriel, comme l’explique Malakine – risque d’être ramenée à une pure bataille d’ego : à 35 milliards, c’est Rocard et Fillon qui gagnent, à 45, Guaino l’emporte…
[1] Martine Aurillac ; Brigitte Barèges ; Jean-Louis Bernard ; Jérôme Bignon ; Claude Bodin ; Michel Bouvard ; Bernard Brochand ; Bernard Carayon ; Olivier Carré ; Eric Ciotti ; François Cornut-Gentille ; Jean-Michel Couve ; Olivier Dassault ; Bernard Deflesselles ; Yves Deniaud ; Nicolas Dhuicq ; David Douillet ; Cécile Dumoulin ; Raymond Durand ; Daniel Fasquelle ; Jean-Michel Ferrand ; Jean-Pierre Giran ; Jean-Claude Guibal ; Philippe Goujon ; Anne Grommerch ; Michel Heinrich ; Laurent Hénart ; Olivier Jardé ; Yves Jégo ; Arlette Grosskost ; Jean-Christophe Lagarde ; Jean-François Lamour ; Robert Lecou ; Marc Le Fur ; Jean Leonetti ; Maurice Leroy ; François Loos ; Lionnel Luca ; Jean-François Mancel ; Philippe-Armand Martin ; Damien Meslot ; Renaud Muselier ; Jacques Myard ; Françoise de Panafieu ; Jean-Frédéric Poisson ; Bérengère Poletti ; Jean-Luc Préel ; Didier Quentin ; Bernard Reyniès ; Franck Reyner ; Jean Roatta ; Arnaud Robinet ; François Rochebloine ; Marie-Josée Roig ; Jean-Marc Roubaud ; Francis Saint-Léger ; Rudy Salles ; André Santini ; François Scellier ; Georges Siffredi ; Daniel Spagnou ; Jean Tiberi ; René-Paul Victoria.
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