Arnaud Teyssier : « Aujourd’hui, l’héritage du CNR est désigné comme source de notre impuissance »

« Le général de Gaulle sait que le concours de tous est nécessaire pour que la remise en ordre du pays, puis sa profonde rénovation soient engagées dès les premiers jours de la libération du territoire » Creative Commons

Emmanuel Macron a annoncé la création d’un « Conseil national de la refondation » faisant allusion au Conseil national de la Résistance. Ce rapprochement interroge, tant l’héritage du CNR est remis en cause depuis une quinzaine d’années, explique l’historien, qui rappelle le rôle de cette instance dans la reconstruction de la France après-guerre.
Arnaud Teyssier : ancien élève de l’École normale supérieure, il est l’auteur de biographies de Richelieu, Louis-Philippe, Charles Péguy et Lyautey, parues chez Perrin et saluées par la critique. Il a également donné au public, chez le même éditeur, « Philippe Séguin. Le Remords de la droite » (2017), « De Gaulle, 1969. L’autre révolution » (2019) et « L’Énigme Pompidou-de Gaulle » (2021). Arnaud Teyssier a récemment codirigé avec Hervé Gaymard, toujours chez Perrin, l’ouvrage collectif « Demain la Ve République ? » (2022).

LE FIGARO. – Pendant la guerre, quand naît l’idée d’un Conseil national de la Résistance ? Quels sont ses objectifs ?

Arnaud TEYSSIER. – L’idée d’un CNR est née très tôt, par la volonté du général de Gaulle. C’est un projet audacieux qui va prendre forme par étapes, dans la clandestinité, dans une France occupée par l’armée allemande. Le régime de Vichy est en passe de devenir un simple satellite de l’Allemagne. Les chambres ne peuvent se réunir, la presse est soumise à la censure, les libertés publiques sont suspendues. Les membres du CNR vont œuvrer dans le plus grand des dangers, plusieurs d’entre eux seront arrêtés, torturés, déportés. Chacun connaît le destin terrible et admirable du premier président du CNR, Jean Moulin.

Dès l’origine, pour de Gaulle, depuis Londres, l’entreprise obéit à deux idées-forces. La première est qu’il faut organiser la Résistance intérieure, la fédérer pour préparer la restauration de l’État et de l’indépendance de la France. C’est pourquoi le chef de la France libre envoie en France Jean Moulin, « un préfet » comme le rappellera Malraux, vingt ans plus tard, lors du transfert de ses cendres au Panthéon. Ce jour-là, il évoqua ce qu’était devenue la Résistance avec Moulin, « un monde de limbes où la légende se mêle à l’organisation ». Car il avait fallu « organiser cette fraternité pour en faire un combat », et pour cela il avait fallu un préfet, mais d’une trempe singulière. « Et – s’écrie Malraux avec tout le lyrisme dont il est capable – quand la trouée des Alliés commence, regarde, préfet, surgir dans toutes les villes de France les commissaires de la République – sauf lorsqu’on les a tués. » La façon dont de Gaulle lui-même décrit Jean Moulin dans les Mémoires de guerre dit tout sur la profondeur de ses intentions : « Rempli, jusqu’aux bords de l’âme, de la passion de la France, convaincu que le « gaullisme » devait être, non seulement l’instrument du combat, mais encore le moteur de toute une rénovation, pénétré du sentiment que l’État s’incorporait à la France Libre, il aspirait aux grandes entreprises. »

La seconde idée est qu’il faut préparer, déjà, la France d’après-guerre, qui devra être radicalement différente de celle qui a failli en 1940, et préparer aussi les élites qui devront prendre la relève. Pour l’homme du 18 juin, il est hors de question, une fois la victoire remportée et le pays libéré, de reprendre comme si de rien n’était le fil de l’Histoire. Il faut bâtir de nouvelles institutions et une nouvelle société, donner des bases sociales à la démocratie pour la rendre enfin plus forte. Et préparer cette ère nouvelle par un programme ambitieux de réformes faisant si possible consensus. L’obsession de De Gaulle est que la Résistance finisse par s’identifier à la Nation, comme il le dira, plus tard, recevant pour la première fois les membres du CNR le 6 septembre 1944 : « Il y a la Résistance, Messieurs, mais il y a la Nation. Ensuite il faut que la Nation sente que la Résistance l’exprime, car on n’impose pas ses idées à la Nation, c’est la Nation qui vous les impose. »

Ce travail d’unification, cette fédération de groupes distincts, clandestins, souvent très éloignés idéologiquement, se fait de manière progressive, mais certaine, ce qui prouve l’existence d’une réelle aspiration collective soudée par le patriotisme. Arnaud Teyssier

Ce point est capital. Comme l’ont montré, notamment, les travaux de l’historienne Claire Andrieu, la Résistance n’est pas un mythe, ni une reconstruction gaullienne ex post : grâce au CNR et à son programme, « loin d’être une parenthèse dans la vie politique française, la Résistance a imprimé une marque durable sur les structures économiques et sociales de la nation. Cette marque n’aurait pas tenu plus de trente ans si elle avait été le fait d’une minorité coupée de la population. »

Pouvez-vous retracer les grandes étapes de sa création ?

Jean Moulin est officiellement chargé le 1er janvier 1942 de construire le CNR pour unifier les mouvements de résistance. Ce travail d’unification, cette fédération de groupes distincts, clandestins, souvent très éloignés idéologiquement, se fait de manière progressive, mais certaine, ce qui prouve l’existence d’une réelle aspiration collective soudée par le patriotisme. En outre, l’enjeu pour de Gaulle devient véritablement crucial : en créant le CNR, il impose l’image d’un général républicain et capable de rassembler tous les acteurs de la France combattante, pour désarmer ainsi chez les Alliés la méfiance de certains dirigeants (les Américains, notamment) qui pourraient lui préférer d’autres figures moins puissantes ou immaculées, comme le général Giraud.

Le CNR se réunit pour la première fois le 27 mai 1943, 48 rue du Four dans le 6e arrondissement de Paris, sous la présidence de Jean Moulin, aidé de Daniel Cordier. Il regroupe les représentants des mouvements de Résistance (Libération nord et sud, Combat, Franc-tireur, OCM, Front national, Ceux de la Libération et Ceux de la Résistance), des partis politiques de gauche et de droite (PCF, SFIO, Parti radical-socialiste, Parti démocrate populaire, Fédération républicaine, Alliance démocratique) et des confédérations syndicales (CGT et CFTC). Dans le rapport qu’il fera à Londres le 4 juin, Moulin écrit : « Ce n’est pas sans difficultés que je suis parvenu à constituer et à réunir le Conseil de la Résistance […]. En ce qui concerne les syndicalistes, j’ai eu aussi à aplanir un différend assez sérieux […]. Je passe sur les difficultés matérielles de l’organisation d’une réunion de dix-sept membres recherchés ou au moins surveillés par la police et la Gestapo. » Mais il ajoute que l’atmosphère était empreinte de dignité et de patriotisme.

Lecture est faite, au cours de cette séance, d’un message de De Gaulle, qui est bref, mais éloquent, car il contient déjà tout le programme de la Libération : « Dans cette guerre où la patrie joue son destin, la formation du Conseil de la Résistance, organe essentiel de la France qui combat, est un événement capital. […] Tout ce qui est dispersion, action isolée, alliance particulière, dans n’importe quel domaine où se déroule la lutte totale, compromet à la fois la puissance des coups portés à l’ennemi par la France et sa cohésion nationale. C’est pourquoi il est essentiel que la Résistance sur le territoire national forme un tout cohérent, organisé, concentré […]. La guerre présente est pour toutes les nations, mais avant tout pour la France, une colossale révolution. Il est donc en premier lieu et immédiatement nécessaire que la nation fasse en sorte d’émerger de sa libération dans l’ordre et dans l’indépendance, ce qui implique qu’elle se soit organisée par avance de manière à être aussitôt gouvernée, administrée, représentée suivant ce qu’elle-même désire, en attendant qu’elle puisse s’exprimer normalement par le suffrage des citoyens […]. Il s’agit enfin de savoir si nous saurons sortir du chaos par une rénovation susceptible de rendre à la patrie sa grandeur avec les moyens de jouer le rôle éminent qui revient à son génie, et en même temps d’assurer à tous ses enfants la sécurité, la liberté, la dignité, dans leur travail et dans leur vie. »

Le CNR adopte, après débat, une motion de soutien au général de Gaulle « qui fut l’âme de la Résistance aux jours les plus sombres et qui n’a cessé depuis le 18 juin 1940 de préparer en pleine lucidité et en pleine indépendance la renaissance de la Patrie détruite comme des libertés républicaines déchirées ».

Les résistants n’ont-ils pas eu du mal à accepter la présence au CNR, à leurs côtés, des principaux partis de la IIIe République, à leurs yeux coresponsables du désastre de 1940, donc discrédités ?

Si, et c’est un point que souligne d’emblée Jean Moulin dans son rapport du 4 juin 1943 : « J’ai eu en premier lieu à vaincre l’hostilité profonde de certains mouvements de zone nord qui répugnaient à une collaboration quelconque avec les anciens partis. » Dans le même rapport, il indique l’importance qu’il y a à garder de bonnes relations avec ces partis traditionnels, parce qu’il craint que le général de Gaulle lui-même, porté par son tempérament naturel, ne veuille en définitive les tenir à l’écart. Il a fallu tout le talent de Moulin – fermeté et diplomatie à la fois – pour éviter toute forme de schisme, que parviendra aussi à conjurer son successeur Georges Bidault. Mais c’est surtout le rôle de De Gaulle lui-même qui est déterminant : il sait que le concours de tous est nécessaire pour que la remise en ordre du pays, puis sa profonde rénovation soient engagées dès les premiers jours de la libération du territoire. Faute de quoi ce sont les Alliés qui imposeront leur loi, au détriment de la souveraineté de la France dont il s’est fait l’incarnation.

Le CNR a permis à la France de préparer, dans la clandestinité, la restauration de son unité nationale, de définir un nouveau modèle de société, avec ses grands équilibres. Arnaud Teyssier

Brossolette semble avoir souhaité une ouverture plus large que Jean Moulin, et aurait préconisé que le parti social français (ex-Croix-de-Feu) du colonel de la Rocque soit représenté au CNR, comme l’illustre son rôle dans le ralliement de l’ex-bras droit de la Rocque, Charles Vallin, qui a gagné Londres en juillet 1942. La levée de boucliers des partis traditionnels, en raison du souvenir de février 34 et de ses controverses, n’a-t-il pas abouti à une représentation déséquilibrée de l’opinion française au sein du CNR ?

Il est certain que le mouvement des Croix-de-feu n’a jamais été une organisation fasciste. Le 6 février 1934, le colonel de la Rocque n’avait jamais eu l’intention de renverser le régime, contrairement à des groupes extrémistes bien plus marqués idéologiquement – et bien moins nombreux – qui étaient présents ce jour-là à la Concorde. Mais le souvenir du 6 février, de la menace bien réelle qui avait pesé, l’espace d’un instant, sur la République, et de l’impact que l’événement avait produit sur l’union des forces de gauche était encore bien trop brûlant (moins de dix ans s’étaient écoulés !) pour permettre d’élargir à ce point le champ politique du CNR, en y incluant le tout récent PSF issu des Croix-de-Feu. Le PSF s’annonçait déjà comme un parti de masse qui, sans la guerre, aurait pu bouleverser l’échiquier politique. Il inspirait la méfiance. La Rocque, entré en résistance, plus tard déporté, était resté fidèle à la personne de Pétain, et son hostilité farouche à l’Allemagne et à la collaboration n’avait diminué en rien la force de son anticommunisme. Il refusait enfin le « leadership » de De Gaulle.

De ce point de vue, le CNR ne pouvait représenter, c’est évident, la totalité de l’opinion française dans toute sa diversité politique. Mais comment eût-ce été possible ? Son activité, encore une fois, était clandestine, et extrêmement dangereuse. Par ailleurs, même si la droite – parfois même la droite extrême – était très représentée dans les rangs de la Résistance – et l’était au CNR par des dirigeants des grandes formations traditionnelles d’avant-guerre -, son image était profondément altérée par la compromission d’une partie importante de ses élites avec Vichy, ou par la collaboration économique et intellectuelle. Mais l’on retrouvera, après la guerre, un lointain écho de certaines idées du PSF de La Rocque dans le programme du Rassemblement du peuple français créé par de Gaulle : ce souci, en particulier, de prendre en compte la question sociale et l’électorat populaire, abondamment négligés par les formations de droite classique avant 1939.

Enfin, il est certain que la tendance générale des réflexions du CNR a plutôt penché à gauche. C’était peut-être, tout simplement, le reflet d’une évolution propre à la société française, qui s’était manifestée, après tout, par la victoire du Front populaire quelques années plus tôt. Et par l’idée qui s’était installée, contre la droite libérale et les radicaux, qu’un État fort pouvait avoir une action bénéfique sur la société. Une évolution qui, faut-il le rappeler, touchera l’ensemble des pays alliés après la guerre et se traduira par le triomphe du Welfare State et de l’État-Providence. De Gaulle lui-même y adhérait, comme il l’avait montré à Londres, le 1er avril 1942, lors du déjeuner du National Defense Public Interest Committee: « C’est une révolution, la plus grande de son Histoire, que la France, trahie par ses élites dirigeantes et par ses privilégiés, a commencé d’accomplir. Et je dois dire, à ce sujet, que les gens qui, dans le monde, se figureraient pouvoir retrouver, après le dernier coup de canon, une France politiquement, socialement, moralement pareille à celle qu’ils ont jadis connue, commettraient une insigne erreur. Dans le secret de ses douleurs, il se crée, en ce moment même, une France entièrement nouvelle, dont les guides seront des hommes nouveaux. »

Quelle part occupe, dans l’activité du CNR, la réflexion sur les réformes à mener à la Libération ? Jean-François Revel, dans ses Mémoires, raconte que lui et beaucoup d’autres ont risqué leurs vies comme courriers de la Résistance pour transmettre des documents qu’il juge parfois très théoriques, des essais sur la France de demain. N’est-il pas paradoxal, en pleine Occupation, que la Résistance consacre une partie de son énergie à ces réflexions qui pouvaient paraître éloignées des urgences de l’heure ?

Cette part a été énorme. Et logique. Toute vraie refondation est d’abord morale et intellectuelle : c’est l’esprit même du 18 juin. Il est bon de s’en souvenir quand on évoque une aventure aussi extraordinaire que le CNR. Son programme final est le fruit d’un travail considérable qui fut d’abord un travail politique de recherche du consensus, de la droite jusqu’au Parti communiste. Il n’y a jamais eu de dérive autoritaire au sein du CNR : tous ceux qui en étaient membres étaient trop conscients de l’importance des enjeux pour laisser éclater durablement leurs divisions. Le produit de ces travaux a eu une importance capitale au moment de la Libération: il a permis au gouvernement provisoire présidé par de Gaulle de mettre en œuvre, en quelques mois, un programme économique et social considérable, de recueillir le soutien le plus large des Français, d’imposer enfin à la face du monde – et notamment des Américains – l’idée que la France avait terminé la guerre dans le camp des vainqueurs et que, puissance à nouveau souveraine, elle était capable d’engager sans tarder sa reconstruction politique et morale en unifiant toutes ses forces sociales, politiques, syndicales. Le CNR a permis à la France de préparer, dans la clandestinité, la restauration de son unité nationale, de définir un nouveau modèle de société, avec ses grands équilibres. C’était au moins aussi important que l’action opérationnelle. C’est le grand apport de De Gaulle que d’avoir compris très tôt cette nécessité, et c’est en cela qu’il s’est révélé, dès cette époque, un vrai politique et un grand homme d’État.

Tout renvoie, pour de Gaulle, à l’idée de l’État, conçu non comme « une juxtaposition d’intérêts particuliers d’où ne peuvent sortir jamais que de faibles compromis, mais bien une institution de décision, d’action, d’ambition, n’exprimant et ne servant que l’intérêt national. » Arnaud Teyssier

En quoi consiste le programme du CNR ? Que prévoit-il ? Devient-il le programme officiel du GPRF ? Le programme du CNR a-t-il été appliqué à la Libération et dans les années d’après-guerre ?

Le programme définitif du CNR a été adopté à l’unanimité le 15 mars 1944, après des travaux de fond et un long processus fait de très nombreuses discussions et négociations. Le texte est relativement hétérogène puisqu’il décrit à la fois un certain nombre d’actions, y compris opérationnelles, qui doivent être mises en œuvre immédiatement pour la libération du territoire, et des mesures de nature plus large, plus durable et ambitieuse. Il est aussitôt diffusé dans la clandestinité, mais rarement sous sa forme intégrale. Son inspiration est pour l’essentiel économique et sociale. Il prévoit «l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie», «l’intensification de la production nationale selon les lignes d’un plan arrêté par l’État après consultation des représentants de tous les éléments de cette production», et «un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État.» Il prévoit aussi le « retour à la Nation des grands moyens de production monopolisés, fruits du travail commun » : sources d’énergie et produits du sous-sol, assurances, banques.

Tous ces éléments vont se retrouver dans le programme du gouvernement de la Libération : création de la Sécurité sociale, nationalisations, création des comités d’entreprise… De Gaulle est partisan de ces réformes, par conviction personnelle – il y voit le moyen de répondre à l’attente de la société et de mobiliser l’énergie des travailleurs pour reconstruire l’économie nationale – et parce qu’il y voit le seul moyen de contrecarrer la dangereuse séduction du communisme, qui s’identifie pour lui avec l’idée de lutte des classes, qui le révulse. Il n’en fait guère mystère dans les Mémoires de guerre : « Dès l’origine, je me suis mis d’accord avec mes arrière-pensées et les résistants, quels qu’ils soient, sont unanimes dans leurs intentions […] On peut dire qu’un trait essentiel de la résistance française est la volonté de rénovation sociale. Mais il faut la traduire en actes. Or, en raison de mes pouvoirs et du crédit que m’ouvre l’opinion, j’ai les moyens de le faire. En l’espace d’une année, les ordonnances et les lois promulguées sous ma responsabilité apporteront à la structure de l’économie française et à la condition des travailleurs des changements d’une portée immense, dont le régime d’avant-guerre avait délibéré en vain pendant plus d’un demi-siècle. » Il ajoute (1954) : « La construction est, semble-t-il, solide puisque ensuite rien n’y sera, ni ajouté, ni retranché. »

Pour de Gaulle cette politique était une politique d’unité. On ne pouvait rebâtir la France sur des oppositions. Tant sur le plan social – la participation des travailleurs au fonctionnement de l’entreprise, mais aussi, à travers leurs représentants, à la gestion du système nouveau de sécurité sociale -, que sur le plan économique – la prise de contrôle par l’État des grands leviers économiques -, les considérations d’opportunité (mettre en échec la séduction communiste, mobiliser tous les outils de décision pour la reconstruction du pays) existaient, mais elles étaient secondaires. Il l’écrit sans ambages dans les Mémoires de guerre, comme il le refera, à la fin de sa vie, dans les Mémoires d’espoir : « Car, aujourd’hui, comme il en fut toujours, c’est à l’État qu’il incombe de bâtir la puissance nationale, laquelle, désormais, dépend de l’économie ». Tout renvoie, pour lui, à l’idée de l’État, conçu non comme « une juxtaposition d’intérêts particuliers d’où ne peuvent sortir jamais que de faibles compromis, mais bien une institution de décision, d’action, d’ambition, n’exprimant et ne servant que l’intérêt national. »

La référence actuelle au programme du CNR ne manque pas – euphémisme encore – de surprendre, quand on connaît l’agenda de l’histoire récenteArnaud Teyssier

C’est précisément ce qu’on ne trouve pas explicitement dans le programme du CNR, qui se distingue aussi par ses silences : la définition des bonnes institutions politiques, l’impensé constitutionnel, celui sur lequel courent les plus grands désaccords, le grand projet caché de De Gaulle qu’il ne pourra accomplir qu’en 1958 – même si le texte évoque « une démocratie qui unisse au contrôle effectif exercé par les élus du peuple la continuité de l’action gouvernementale ». Et la reconstruction d’une administration puissante et respectée, dont l’ENA, créée en octobre 1945, doit être la force d’état-major.

Qu’appelle-t-on « l’esprit du CNR » ? Pourquoi suscite-t-il une certaine nostalgie ?

La clef est dans le titre originel de son programme : « les jours heureux ». J’ai cet émouvant et rare petit fascicule sous les yeux : la première publication clandestine du CNR. La France allait être libérée, le pays reconstruit dans un esprit nouveau, avec une société jeune et réconciliée. Mais enfin, relativisons : cette nostalgie s’est quelque peu estompée au fil du temps. En fait de nostalgie, on constate surtout, depuis des années, une multitude de critiques ! Et une entreprise savante et déterminée de déconstruction, pour utiliser un euphémisme. « L’État » est volontiers mis au pilori : pour son poids jugé excessif, pour les réflexes de dépendance qu’il entretiendrait chez le citoyen, pour les obstacles qu’il multiplierait devant la libre entreprise. Il serait responsable de notre profonde inadéquation au monde. Or c’est « l’héritage » du CNR qui est le plus souvent désigné comme source originelle de notre impuissance collective. Le pacte – pourtant fantasmatique – qui aurait été passé à la Libération entre les gaullistes et les communistes aurait enserré la société française dans un étau digne des prédictions les plus angoissées de Tocqueville. On se souvient, à cet égard, du propos de Denis Kessler – l’une des figures les plus influentes du patronat français – dans la revue Challenges en octobre 2007 : « Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la Résistance. Un compromis entre gaullistes et communistes. Il est grand temps de le réformer, et le gouvernement s’y emploie. Les annonces successives des différentes réformes par le gouvernement peuvent donner une impression de patchwork, tant elles paraissent variées, d’importance inégale, et de portées diverses : statut de la fonction publique, régimes spéciaux de retraite, refonte de la Sécurité sociale, paritarisme… À y regarder de plus près, on constate qu’il y a une profonde unité à ce programme ambitieux. La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! »

Du coup, la référence actuelle au programme du CNR ne manque pas – euphémisme encore – de surprendre, quand on connaît l’agenda de l’histoire récente, assez strictement conforme au programme décrit avec une belle franchise par M. Kessler. Faut-il pour autant se réfugier dans la nostalgie, l’inaction ou le passéisme ? Écoutons plutôt Alain Supiot, maître du droit social, qui disait il y a peu dans une interview de Futuribles : « Il ne s’agit pas, on l’aura compris, de proclamer les vertus intangibles du modèle social français, mais de signaler les dangers de sa méconnaissance par des dirigeants qui en sont pourtant les dépositaires. Car c’est en le faisant évoluer qu’ils pourront agir efficacement plutôt qu’en imaginant pouvoir métamorphoser les Français en Anglais, en Allemands ou en Danois. Il faudrait qu’ils aient à l’esprit la puissance et la valeur des idées et des principes qui ont pu l’inspirer au fil des siècles […]. On n’en sortira pas sans nouvelles idées-forces, qui redonnent sens à l’action politique. La première de ces idées consiste à dire que le destin de l’humanité n’est pas écrit dans des lois immanentes qui lui échappent. N’est-ce pas la principale leçon à retenir du 18 juin 1940 et du programme du CNR ? L’agir politique ne consiste pas à réagir aux contraintes extérieures pour s’y adapter, mais bien à agir, c’est-à-dire mettre en œuvre des idées qui ne sortent pas de la tête des experts, mais de l’expérience des peuples. Seule une démocratie vivante est à même de les faire éclore. »

 

2 commentaires sur Arnaud Teyssier : « Aujourd’hui, l’héritage du CNR est désigné comme source de notre impuissance »

  1. Bernadet Didier // 10 juin 2022 à 19 h 01 min //

    Cette belle synthèse démontre à quel point notre société actuelle s’est éloignée petit à petit, sous la pression d’une propagande permanente portée par des médias « aux ordres », des valeurs qui la fondent, la Patrie, la Nation, l’Etat. Que des personnes aussi éloignées idéologiquement, politiquement, socialement, aient pu faire abstraction de leurs intérêts pour écouter et suivre un Chef pourtant éloigné d’eux,géographiquement,sinon de leurs idées, voilà qui démontre à quel point l’intérêt général, dans une société où l’idéal n’est pas un vain mot, prédomine. La nostalgie peut être dangereuse si elle reste un état de l’âme qui se complet dans une rêverie plus ou moins sénile. Certes le rêve parfois précède la pensée et la pensée, l’action, mais sur ce plan, il semble bien difficile de pouvoir quitter le monde de la réflexion pour agir véritablement. L’intox du peuple est tellement avancée, incrustée en lui que l’on ne peut l’imaginer entrant en résistance pour défendre ce qu’il ne connait plus, ne respecte plus. A l’époque de cette épopée, il y avait, en France, des braises sous la cendre. Il y a eu des hommes pour souffler, pour ranimer le feu. Le pire est que, actuellement, ces braises éparses ne trouvent plus le chemin de leur jonction, elles s’éteignent peu à peu en s’isolant, en se rejetant les unes les autres. Allons au-delà des mots, avec courage et dignité; redisons à nos jeunes, dans nos foyers, autour de nous, ce qu’est la Patrie, comme on nous l’avait enseigné, et cela sans craindre d’être traités de réac, de radoteurs. Dans le domaine public, dénonçons la propagande médiatique, exprimons gaillardement nos idéaux et disons le danger de disparition que court la France, la perte irrémédiable pour nos descendants. Le « reste » suivra très vite…

  2. « Tout renvoie, pour de Gaulle, à l’idée de l’État, conçu non comme « une juxtaposition d’intérêts particuliers d’où ne peuvent sortir jamais que de faibles compromis, mais bien une institution de décision, d’action, d’ambition, n’exprimant et ne servant que l’intérêt national. » Arnaud Teyssier  » Et le p’tit chef sans vergogne voudrait se faire plus grand qu’il n’est !Au diable les séances « bla,bla,bla » qui ne débouchent sur rien de tangible et concret pour une majorité de nos compatriotes mais à l’inverse donne le pouvoir « flou ,fourbe et dissimulé » aux minorités agissantes pas très reluisantes.
    Ce petit freluquet a certainement puisé son idée FBI, qui fera flop comme les précédentes, dans la cour de son école primaire sous les yeux admiratifs de sa future épouse.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*