Après la Corse et l’Alsace, à qui le tour ? Refusons l’engrenage des statuts à “la carte“
TRIBUNE – Il serait dangereux à terme pour l’unité nationale de concéder d’autres statuts particuliers à certaines régions comme la Bretagne en arguant des précédents de la Corse et, tout récemment, de l’Alsace, plaident l’ancien ministre d’État Jean-Pierre Chevènement, et Benjamin Morel, maître de conférences en droit public à l’université Paris-II-Assas. (Le Figaro)
Par Benjamin Morel et Jean-Pierre Chevènement
La décentralisation décidée par François Mitterrand a irrigué de démocratie élective les rouages administratifs du pays. Elle a participé à unir les citoyens autour d’engagements de proximité et à accroître, par leur contrôle, l’efficacité de l’action publique. Il convient toutefois de ne pas confondre l’aspiration légitime aux libertés locales et le réflexe identitaire. Après la création de la Collectivité unique de Corse et de la Collectivité européenne d’Alsace, nous craignons que de prochains projets de loi, sous couvert de décentralisation, ne conduisent à une France de communautés régionales disposant chacune de son statut « cousu main ».
Le vote de la proposition de loi Molac permettant un enseignement uniquement et exclusivement en langue régionale à l’École publique, heureusement largement censurée par le Conseil constitutionnel, comme la volonté de certains de faire de la future loi «4D» le véhicule d’une décentralisation asymétrique multipliant les concessions devant les revendications communautaires en sont les esquisses. La multiplication des projets en vue de 2022 ne concevant la nation que comme addition de territoires pourrait en être l’avenir.
Si la France est riche de ses territoires, il faut se garder d’instrumentaliser ceux-ci contre la France. « La République n’admet aucune aventure séparatiste », disait, très justement, le président de la République le 2 septembre de l’année dernière. Exiger et obtenir des droits et un statut différencié, au nom d’une identité revendiquée, c’est là la définition même du séparatisme.
Les pays voisins nous le crient, la boîte de Pandore ouverte, elle ne se refermera pas. Devant le différentialisme identitaire, notre pays a été désensibilisé, et non immunisé, par des siècles de centralisation. Le choix d’accorder un statut particulier à des collectivités revendiquant une identité concurrente de celle de la nation a été fait il y a vingt ans au Royaume-Uni, il y a trente ans en Espagne. En Écosse, le Labour, se sentant menacé par les nationalistes, a repris leurs revendications en espérant les marginaliser. Une fois le statut spécial acquis, il n’a obtenu que la légitimation d’un adversaire, qui a fini par l’évincer de la vie politique locale.
À terme, les autonomistes modérés se trouvent eux-mêmes supplantés par les indépendantistes. En Corse, la collectivité unique, non seulement n’a pas permis de marginaliser les nationalistes, mais leur a ouvert les portes du pouvoir. Ceux qui jugent, aujourd’hui, que la création de la Collectivité européenne a apaisé l’Alsace s’aveuglent. Une enquête Ifop du 7 janvier 2020 montre ainsi que 57 % des Alsaciens pourraient voter pour un parti régionaliste. Aux municipales, ceux-ci sont entrés aux conseils municipaux de Strasbourg, Colmar et Mulhouse.
L’Alsace comme la Corse doivent être reconnues, mais dans le droit commun qui préserve l’existence des départements et des régions. S’ajoutent aujourd’hui un mimétisme et une compétition entre territoires. On peut s’inquiéter des discours tenus par une partie des élus bretons. Des candidats aspirent à copier le modèle de l’île de Beauté et mettent au cœur de leur programme une Assemblée de Bretagne, étape assumée pour quelques-uns vers un statut à l’écossaise ou à la catalane.
Qu’ils sachent que le régionalisme dévore ses propres enfants
À la veille des régionales, il est compréhensible que certains, dans la majorité comme dans l’opposition, souhaitent une différenciation entre territoires. Qu’ils sachent que le régionalisme dévore ses propres enfants. À l’instar des travaillistes écossais, ils finiront demain victimes d’un processus qu’ils auront enclenché. Qu’ils comprennent qu’ils sont le jouet de minorités activistes bien organisées, mais peu représentatives. L’opinion peut être favorable à plus de décentralisation. Toutefois, un sondage Ifop du 13 décembre 2019 pour l’Aurore (think-tank) montre que 63 % des Français, 87 % à LREM, considèrent qu’il faut affirmer l’unité de la République et refuser tout statut particulier aux territoires.
La décentralisation n’a jamais été pensée par les républicains, libéraux ou socialistes, depuis le XIX siècle comme un instrument de promotion des communautarismes, mais comme un instrument de démocratisation des politiques publiques. Les républicains conséquents doivent se souvenir que, au-delà des calculs, c’est devant l’histoire qu’ils s’engagent. Pour la pérennité de la République, on ne peut mélanger décentralisation et séparatisme, girondisme et maurrassisme. La responsabilité politique, l’éthique publique impliquent de mettre au-dessus de soi l’unité et la stabilité de la nation.
Chacune de nos communautés naturelles (famille, pays, région, nation, entreprise, métier etc…) forge sa propre identité. Qu’une communauté supérieure opprime une communauté inférieure au nom de l’Unité, elle détruit alors en fait sa dynamique interne. Faut-il, pour être français, rejeter ou, comme c’est le cas depuis deux siècles, anesthésier sournoisement les identités normande, bretonne, basque etc… ? Je ne le pense nullement. Il y a là un problème de respect de ce qui fait le corps et la chair de la Nation.
On confond trop souvent l’Etat et la Nation. L’Etat n’est qu’un outil juridique de gouvernance d’une nation. Il suppose certes l’unité d’un pacte social et son rôle est de maintenir le ciment de cette unité. Mais la Nation, elle, est une société plurielle, une communauté de communautés qui ont fait le choix d’un destin commun. De même que la famille respecte la personnalité de chacun de ses membres, la Nation doit respecter la personnalité de chacune des communautés qui la composent.
Même si je trouve parfois la doctrine sociale de l’Eglise bien timide dans les solutions concrètes qu’elle préconise, je me sens en accord avec les principes qu’elle énonce. Le principe de la subsidiarité en est un : « Le principe de subsidiarité protège les personnes des abus des instances sociales supérieures et incite ces dernières à aider les individus et les corps intermédiaires à développer leurs fonctions. Ce principe s’impose parce que toute personne, toute famille et tout corps intermédiaire ont quelque chose d’original à offrir à la communauté. »
Sur la question pratique de la défense et de la promotion des langues régionales, il faut bien voir que nous sommes là dans un contexte de sauvegarde de cultures proches de l’extinction. Il y a péril imminent. Et la destruction d’une culture régionale appauvrirait le patrimoine commun de tous les français. Il faut donc des mesures exceptionnelles pour leur permettre non seulement de ne pas disparaître mais aussi de retrouver force et vigueur. D’où la pédagogie immersive, qui n’est nullement une attaque contre la langue française. Faut-il rappeler par exemple que les écoles Diwan en Bretagne sont de celles qui ont les meilleurs résultats au bac, et dont les élèves possèdent un niveau de langue en français supérieur à celui des élèves en classe monolingue française ?
Et ce qui m’amuse, c’est que les plus critiques des opposants aux langues régionales sont souvent les mêmes qui soutiennent les dispositions arrêtées au Québec par exemple pour défendre notre langue nationale. Et l’Etat français lui, de promouvoir une pédagogie immersive (en français !) dans certains pays étrangers, au nom de la défense et de la promotion de notre belle langue ! Quelle hypocrisie….
A Henri Paskal :
« ce qui ne nuit en rien à son intégrité et bien au contraire à son intégrité. »
Pouvez-vous expliciter cette pensée subtile? Merci d’avance pour vos éclairages.
Cher Alain Kerhervé !
Permettez-moi, pour une fois, de ne pas être complètement d’accord avec vous.
LA France est composée de « provinces » dont certaines ont été (parfois longtemps) des Nations Souveraines : je pense à la Bretagne ou à la Corse. D’autres, ont des cultures et des langues ancestrales spécifiques au regard de la culture et de la langue française : Alsace, Pays Basque, …
Ce n’est pas un « repli identitaire » que d’accepter ces évidences et d’en tenir compte dans la Constitution Française.
Quel danger représenterait pour la langue française l’enseignement obligatoire du Breton, de l’Alsacien, du Corse ou du Basque (que ceux que j’oublie me pardonne) dès lors que les ressortissants de ces différentes cultures continueraient à communiquer grâce au Français ? Même le principe de l’immersion n’est pas un danger (il se pratique d’ailleurs déjà et de façon parfaitement légale).
A trop vouloir qu’aucune tête ne dépasse, on risque dans les « régions » à forte identité et à passé souverain fort de fabriquer des anti-français !
Ceci dit, cher Alain, bravo pour votre site qui permet des débats enrichissants et de haute tenue.
Ce qui ressort de ce texte concerne essentiellement une limite qu’il ne faut pas franchir. Décentralisation, OUI. Création de zone identitaire NON. Néanmoins, sujet difficile.
Et bien NON ! Je ne suis pas d’accord avec cette prise de position très jacobine.
La France est d’abord MULTIPLE et PLURIELLE ce qui ne nuit en rien à son intégrité et bien au contraire à son intégrité.
Nous sommes pratiquement le seul pays d’Europe a être centralisé de la sorte.
Je prend pour exemple les landers !
Bien évidemment une ouverture au fédéralisme doit être encadré par une unité législatives et les péréquations qui s’imposent.
Quand à l’enseignement immersif des langues ,on a pas trouvé mieux.
Il va de soi que je manifesterais le samedi 29 mai à Gwengamp !
JPC et Benjamin Morel constatent un peu tard les dégâts causés par celui qui prôna haut et fort « qu’il était interdit d’interdire ». Et depuis cette époque Mitterrandienne il est tout aussi navrant de constater qu’aucun gouvernement de droite ,de gauche ou celui actuel ne s’est mis en travers pour mettre un terme à cette perversion de l’esprit! Républicain .
Si l’on en juge par ce qu’il se passe en Corse depuis l’instauration du nouveau statut de l’île, je crois que MM. Chevènement et Morel s’inquiètent pour pas grand-chose !
La CTC (Collectivité Territoriale de Corse) n’a pas le moindre pouvoir de modifier quoi que ce soit en matière de relations entre la Corse et le continent. Elle peut, tout au plus, interpeler le gouvernement sur telle ou telle question de politique générale. En tout état de cause, c’est ce dernier qui garde la main.
Même si une majorité de Corses réclame l’adoption d’une mesure qui lui parait souhaitable (par exemple la définition d’un statut de résident pour lutter contre la spéculation foncière), l’Assemblée de Corse et l’Exécutif local ne peuvent pas la mettre en oeuvre sans l’accord de Paris.
Ceci pose d’ailleurs un problème de conception de la démocratie. Depuis quelques années les régionalistes et les nationalistes corses multiplient les succès électoraux : victoire à la mairie de Bastia en 2014 (confirmée aux municipales de 2020), victoire aux régionales de 2015 (puis re-victoire en 2018 lors de la mise en place du « nouveau statut »), victoire aux législatives de 2017 (3 députés sur 4 que compte la Corse appartenant à la « mouvance » régionaliste-nationaliste), … Il semble que ces résultats auraient tendance à montrer que les Corses souhaiteraient quelque changement dans la relation avec Paris.
Mais non ! Rien ne bouge ! Nos éminents démocrates républicains n’en ont cure. A croire qu’ils souhaitent le retour des attentats. Qui sait ?