27 janvier 1969 : l’affaire Pompidou
Par Georges Suffert (27 janvier 1969)
Cette friction entre le Président et son ex-Premier ministre prêterait à sourire s’ils ne se nommaient de Gaulle et Pompidou.
Georges Suffert
Le Conseil des ministres de mercredi vient de se terminer. Le général de Gaulle, seul avec le ministre de l’Information, M. Joël Le Theule, relit la phrase péremptoire dont la France va prendre connaissance dans quelques heures : « J’ai le devoir et l’intention de remplir mon mandat jusqu’à son terme. »
Le chef de l’État corrige un mot, redresse la tête et pose une question qui n’appelle pas de réponse : « Mais pourquoi donc Georges Pompidou a-t-il fait cela ? »
C’est dit avec un rien d’amertume et pas mal d’étonnement : celui d’un vieil artisan du pouvoir qui s’étonne de voir un apprenti de qualité faire un faux pas. Le Général n’entend pas le désavouer pour une raison simple : il sait qu’en ce qui concerne le problème de sa succession, les pouvoirs dont il dispose sont plus réduits qu’on ne le croit. La succession de Charles de Gaulle n’appartient ni au chef de l’État actuel ni à M. Pompidou, mais à un personnage autrement complexe et insaisissable qui se nomme le suffrage universel. Mercredi, le général de Gaulle n’a rien dit sur M. Pompidou, pour l’heure simple député du Cantal et voyageur romain. Il s’est borné à rappeler aux Français une évidence que ceux-ci semblaient faire mine d’ignorer : il était au pouvoir et entendait y rester.
À bâtons rompus
Pourtant, le général de Gaulle et M. Pompidou n’ont pas fini de méditer sur ce qu’a révélé une semaine de comédie italienne : qu’un malentendu peut devenir une affaire d’État ; que l’opinion publique française, et en particulier la classe politique, peut s’enflammer sur’ une simple dépêche. Et chacun de se demander si une fois de plus dans leur histoire les Français ne sont pas partis à la recherche d’un nouvel homme à mettre en réserve de la Providence.
L’histoire de cette affaire est aussi banale qu’édifiante. Sur la demande des journalistes français, l’ambassade de France à Rome organise le vendredi 17 janvier, à 19 heures, une rencontre avec M. Pompidou au Grand Hôtel.
La réunion commence avec une demi-heure de retard dans le petit salon vieillot, aux panneaux marouflés, de l’appartement 151, occupé par l’ex-Premier ministre. Celui-ci est entouré de MM. Georges Gaucher, ministre plénipotentiaire, qui l’accompagne, et Bernard Boyer, premier secrétaire à l’ambassade de France. […]
M. Pompidou serre les mains, fait distribuer des verres, se carre dans un fauteuil d’encoignure et précise, affable : « Nous ne sommes pas ici pour une conférence de presse officielle, mais pour une conversation amicale. » La conversation s’engage.
Entre guillemets
Nuance bien connue des professionnels de la presse : il est, pour lui, admis, de part et d’autre, que les journalistes peuvent faire état des sentiments de l’ex-Premier ministre, mais qu’il ne sera pas cité entre guillemets.
C’est vers la fin de la conversation que Robert Mengin, soutenu par Jacques Chapus, demande à M. Pompidou, « dont la presse et les observateurs italiens parlent comme du successeur du général de Gaulle », s’il « sortira un jour de la réserve de la République pour assumer les plus hautes charges ». Un autre journaliste appuie crûment : « Serez-vous candidat ? »
M. Pompidou, fumant sans cesse ses habituelles Winston, livre alors, une fois de plus, sans gêne, son secret de Polichinelle. Il sera candidat, mais quand le temps sera venu : « Je ne suis pas pressé. » Secret de Polichinelle : il n’a pas caché son intention, depuis plusieurs mois. Non seulement à ses intimes, mais aussi aux journalistes et aux hommes politiques qu’il reçoit là où il travaille désormais, c’est-à-dire dans ses bureaux du boulevard de Latour-Maubourg. L’Élysée sait et ne désapprouve pas. Chacun peut songer à 1972. Même le général de Gaulle.
Mais Rome n’est pas Paris. Les journalistes sont saisis de fièvre. Tiennent-ils le « scoop » ? Ils s’en vont, en se concertant. L’un d’eux, de la presse parlée, reste quelques minutes avec M. Pompidou et lui demande s’il peut faire un enregistrement radio et lui poser de nouveau « la » question. M. Pompidou sourit et refuse. Ce n’est pas pour rien qu’il a fait demander par M. Boyer, avant l’entretien, aux représentants des radios de laisser leur magnétophone au vestiaire. Pas pour rien non plus qu’il a fait enregistrer à tout hasard l’entretien par l’officier de police Marguenaux, qui assure sa sécurité. M. Pompidou croit avoir pris toutes ses précautions.
Pas toutes. Car, à 20 h 52, le bureau de l’agence France-Presse de Rome expédie sur Paris la nouvelle toute brute. Et la ruche politique de la capitale, qui sommeillait au seuil d’un week-end d’hiver anodin, se réveille d’un coup et bourdonne. La capacité déductive des cerveaux politiques parisiens est pratiquement illimitée. En quelques heures, tout, pour eux, devient clair et monumental : si M. Pompidou a fait cette déclaration, c’est qu’il y était autorisé par le général de Gaulle. Donc le Général va sans doute partir. L’événement est majeur. […]
Pour le chef de l’État, un point est à retenir et va devoir être clarifié. Puisque chacun interprète les propos de M. Pompidou comme l’annonce de son prochain départ de l’Élysée, il est urgent de mettre un terme à ce tintamarre. Le général de Gaulle ne désire pas heurter de front les intentions de M. Pompidou. Il se doit néanmoins de préciser les siennes.
Mais dans les formes. Mercredi matin, vers 10 heures, avant l’ouverture du Conseil des ministres, le secrétariat du Président informe téléphoniquement M. Pompidou du propos du Général qui sera dit au Conseil tout à l’heure. Au début de l’après-midi, les Français apprennent que le Général ne compte pas s’en aller avant 1972. L’essaim bourdonne une nouvelle fois et vire d’un coup : cette fois, c’est M. Pompidou qui serait désavoué. On rappelle les conditions de son départ du gouvernement et on le relègue avec un joli mouvement de plume dans l’un de ces oublis immenses où le gaullisme impavide jette les hommes qui ont fini de servir. C’était tout aussi faux. […]
Au moment où le rideau tombe sur cet intermède franco-italien, chacun découvre le titre de la pièce : la guerre des évidences. Il y avait une fois un général de Gaulle, chef de l’État, et un M. Pompidou, Premier ministre. Le second dit au premier : « Je suis quelque peu fatigué. » Le premier répondit au second : « Laissez Matignon, voyagez et faites votre destin. » Le second voyagea et déclara, afin de faire son destin : « Je prétendrai un jour à la charge suprême. » Le premier lut cette déclaration et rectifia : « J’y suis jusqu’à 1972. » Chacun, en définitive, ne fait que ce que l’autre lui suggère. La logique de leur dialogue est implacable. Ils échangent publiquement des évidences immenses en forme de bouquets de roses et s’égratignent l’un l’autre sur les épines.
Mais tous les spectacles ne sont pas sur la scène. Le parterre, cette fois, a manifesté sa présence. D’une manière inattendue. Et c’est par là que « l’affaire Pompidou » prend toute sa dimension, c’est-à-dire qu’elle échappe à ses acteurs.
On avait tout prévu. Qu’après de Gaulle ce serait le trop-plein ou le chaos. De Gaulle, sur ce point, se trouvait étrangement d’accord avec l’opposition. Mais personne n’avait imaginé que sous de Gaulle il pût y avoir, au sein de cette mystérieuse opinion publique, à la fois un ralliement au régime et un détachement à l’égard du Général. […]
M. Pompidou est, pour toute une fraction de l’opinion publique, une image d’homme calme et ferme capable de passer les tempêtes. Il bénéficie, par son absence de pouvoir, des malheurs du temps. Mais, surtout, il donne à beaucoup le sentiment, peut-être fallacieux, qu’à travers lui les républiques et les Frances ennemies pourront se réconcilier. Il est vrai qu’il a ébranlé au profit du gaullisme le séditieux Sud-Ouest, fief des comtes de Toulouse, des Cathares et du radicalisme. Mais le Sud-Ouest, en le bénissant, lui a posé sur la tête la morte couronne de la République.
D’un autre côté, les gaullistes qui ne veulent pas sombrer avec de Gaulle l’ont adopté ; il est des leurs. Il a été adoubé par le Général. Il a l’autorité, l’intransigeance, le caractère vindicatif et passionné de la nation à quoi l’on reconnaît les « compagnons ». Mais il a aussi la simplicité robuste et ronde, une science du compromis, un goût de la conciliation qui caractérisent le sud de la Loire. Et M. Pompidou, dans ses songes, croit qu’il peut faire franchir la Loire à un gaullisme qui vient du nord.
La découverte d’un homme, la mesure d’une absence et le rêve d’une réconciliation, voilà M. Pompidou peu à peu hissé dans cette opinion mouvante. L’ancien Premier ministre aura tout loisir de méditer sur les hasards de l’ascension dans le livre qu’il prépare sur les rapports du pouvoir et de la société contemporaine. Le Général lui en laisse le temps.
Lorsque, mercredi, le président de la République se demandait pourquoi M. Pompidou avait commis son pas de clerc italien, il n’oubliait pas que, depuis l’élection du chef de l’État au suffrage universel, c’est, en France, l’opinion publique qui fait les princes. D’un coup de tête, cette opinion a poussé inconsciemment M. Pompidou à l’imprudence, un soir, au Grand Hôtel de Rome. Elle lui pardonnera sans doute, mais pas plus d’une fois, de l’avoir trop bien comprise.
incontournable gaullisme.fr
Vous avez raison de rappeler le passé surtout quand il concerne le début de liquidation du gaullisme par ses successeurs mais non héritiers.
i la chronologie des événements racontés par Georges Suffert est tout à fait exacte, je ne suis pas d’accord avec le mot ‘imprudence ». J’ai toujours pensé et je pense encore 50 ans après que Pompidou n’a commis aucune imprudence mais qu’ au contraire tout était prémédité.
En réalité Georges Pompidou n’a pas pardonné au général de Gaulle de l’avoir lâché dans l’affaire Markovic et ce ,sur les conseils de Capitant alors ministre de la justice et ennemi mortel de Pompidou. Le Général n’est probablement pas conscient du coup terrible qu’il porte à son ancien premier ministre et surtout des conséquences de cette décision. Pompidou ne pardonnera pas, personne ne l’a prévenu de ce qui se tramait, pas même de Gaulle, tous, en se taisant se sont fait les complices de ce torrent de boue. A ce moment Pompidou est un homme seul. Dés lors pour lui il n’y a qu’un seul moyen de prendre une revanche : ce sera de succéder au général de Gaulle. Pourtant de Gaulle le lui dira plus tard, il n’a jamais douté de son ancien Premier ministre.
Quelques semaines plus tard alors qu’il se trouve à Rome, un journaliste lui pose une question sur la succession du Général, Pompidou qui jusque là avait éviter de répondre se lâche et répond « Ce n’est je crois un mystère pour personne que je serai candidat ». Et pourtant des candidats il y en aura d’autres y compris Giscard. De Gaulle considère cela comme un outrage, Pompidou aurait pu lui en parler d’autant plus qu’il l’avait reçu en privé peu avant son départ en Italie. En représailles Pompidou sera privé de passage à la télévision. Ce qu’a dit Pompidou est considéré comme très maladroit par l’entourage de de Gaulle car un référendum est prévu pour le printemps suivant et en se posant candidat à la succession, il laisse entendre que l’après gaullisme est commencé ce qui enlève des arguments à la majorité.
On connaît la suite…