Le temps du bonheur

Par Denis Tillinac

 

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Par Denis Tillinac dans “Valeurs Actuelles”

Comme aurait dit Chardonne, la France ne souffrait que de maux éternels. Elle tenait son rang et s’ouvrait au grand large avec des prudences de bougnat.

Le général de Gaulle est mort, la France est veuve : en prononçant ces mots à la télévision, un soir de novembre 1970, Pompidou sonne le glas d’une France juvénile qui twistait le rock à l’ombre d’un fantôme hugolien reclus à Colombey. Exit l’allégresse des années soixante, le panache en jaune d’or d’Anquetil, les dribbles de Kopa, l’érotisme candide de Brigitte Bardot. Les rejetons du baby-boom vont devoir vivre en orphelins de l’Histoire l’équivalent des temps ordinaires de la liturgie catholique sous la gouverne d’un Auvergnat madré. Au début, je n’y ai vu qu’une trivialité désobligeante : le fric de Guizot, après la geste de Leclerc et le lyrisme de Malraux, il y avait de quoi s’adonner à la mélancolie, spécialité nationale. Avec le recul, je m’aperçois que le bonheur restait de mise, la fierté cocardière de rigueur, et qu’en somme, la France en DS de Pompidou nous promettait des lendemains sinon mirobolants, du moins ensoleillés. Promesse tenue jusqu’à sa mort, pour résumer.

Sous les dehors d’un parvenu des Trente Glorieuses, ce normalien sachant écrire, mais aussi compter, s’est révélé un digne usufruitier des ambiguïtés de notre mémoire. Quand Rastignac rebondit d’une salle de classe au board de la banque Rothschild en passant par le Conseil d’État tout en concevant une Anthologie de la poésie française et en fomentant, l’air de rien, le retour sur la scène de De Gaulle, il mérite la comparaison avec Aramis.

En mettant opportunément la France sur les rails d’une puissance postindustrielle, Pompidou a concédé à la “modernité” quelques incongruités (Beaubourg, etc.) mais sa culture littéraire du meilleur aloi, le conservatisme éclairé de ses appétences gastronomiques, son côté Cajarc en col roulé et clope au bec nous rassuraient : la France selon Lavisse puis Lagarde et Michard, encanaillée par Gabin, gardait ses assises, voire sa rusticité. Pour commenter publiquement une tragédie intime — le suicide de Gabrielle Russier —, il citait Éluard sans daigner prendre l’avis d’un communicant, et ça sonnait juste.

Nonobstant le deuil de De Gaulle, les séquelles morales du conflit algérien, la menace soviétique et les prémices d’une dictature des sciences dites humaines, nous fûmes heureux sous le règne de Pompidou. Nous avions la pilule, pas le sida, et un sursis de tendresse hérité de la môme Piaf nimbait nos dévergondages. Nous avions la télé, moins la vulgarité, des jobs à foison, des autoroutes à l’avenant pour y lâcher nos fringales et l’arrivisme des technos se rehaussait d’une sorte de furia aventureuse.

Parodions Chardonne : la France en ce temps-là ne souffrait que de maux éternels. Elle tenait son rang et s’ouvrait au grand large avec des prudences de bougnat qui troque son bartabac du faubourg contre une brasserie d’un quartier chic.

Certes, un féminisme d’importation yankee handicapait nos dragues, la voix de Johnny s’éraillait et Pompidou, soufflé à la cortisone, n’avait plus dans la prunelle sa malice épicurienne. Une angoisse sourde corrompait nos plaisirs et nos jours. Réputé “immobilier”, le gaullisme tournait par une pente fatale à la contrefaçon partisane : nos illusions avaient du gros plomb politicien dans l’aile. Mais comment imaginer que la conjonction d’un cartel de pays pétroliers et d’un nihilisme mûri entre Katmandou (la came) et la rive gauche de la Seine (les “déconstructeurs”) allait nous vouer collectivement à quarante années de déprime ? Nous en sommes là depuis la mort de Pompidou : orgueil en berne, mauvaise conscience, repères saccagés, rien d’exaltant sur la ligne d’horizon. Français malgré tout, mais plus pratiquants. Heureux peut-être, mais à titre précaire, et chacun pour sa pomme. D’où cette nostalgie d’un bel automne de la France, avant cette froidure de l’âme qui n’en finit pas.

A lire : Les mots de De Gaulle

5 commentaires sur Le temps du bonheur

  1. « Nous en sommes là depuis la mort de Pompidou : orgueil en berne, mauvaise conscience, repères saccagés, rien d’exaltant sur la ligne d’horizon. Français malgré tout, mais plus pratiquants. Heureux peut-être, mais à titre précaire, et chacun pour sa pomme. D’où cette nostalgie d’un bel automne de la France, avant cette froidure de l’âme qui n’en finit pas » . Hélas oui et l’âme s’est muée en âne. Reste à espérer que cette brave bête nous fasse redécouvrir les sentiers du discernement où le futile laisse la place à l’utile.

  2. Bel hommage que ce  » Aux morts de Bir-Hacheim ».

    Ces Français Libres si peu reconnus, si méconnus, si ostracisés, par ce qu’il reste de notre Nation…

  3. Aux morts de Bir Hakeim

    Ils dorment dans le silence.
    Dans le silence du désert.
    C’est plus que le silence ordinaire d’un cimetière.
    C’est un silence cosmique.
    Cette solitude du désert, affranchie de tout l’instable de la vie, comme disait Pierre Loti.

    C’est bien la tombe qu’il leur fallait.
    Aux morts épiques, il faut des tombes que seul visite, au coucher du soleil,le vent froid du bled.

    Ce vent a passé sur leur bataille, il a transporté l’odeur de leur poudre, il les a aveuglés de son sable, il a vibré de l’écho des explosions.

    Lui seul sait.
    Il est le témoin tellurique de ce combat qui n’a ressemblé à aucun autre.

    Car ceux de Bir Hakeim avaient tout sacrifié.
    Ils avaient fait à la Patrie un don total.
    Ils étaient des séparés, au point que certains de leurs compatriotes ne les reconnaissaient plus.
    Ils avaient continué à croire à la Patrie, quand celle-ci semblait ne plus croire en eux.
    Le désert moral était plus rude pour eux que le désert physique.

    Un petit cimetière de village, un petit cimetière de banlieue n’était pas leur affaire.
    Ils sont bien les fils de la terre, et c’est pourquoi ils dorment à même le sol, sans linceul et sans cercueil.

    O vent du désert, soulève un peu de cette poussière qui colle à leurs os et va la porter au-delà de la mer bleue, au-delà des monts et des vallées, afin que tous les grands soldats de France la voient, cette poussière.

    O morts de Bir Hakeim, vous reposez seuls au milieu de vos trophées et des instruments de votre martyre, au milieu des restes de la mitraille et des chars ennemis que vous avez arrêtés.

    Vous restez dans la bataille…car la bataille continue…

    La grande stèle dresse la Croix de Lorraine sur ces arpents de terre nue, et quand son ombre s’allonge, au déclin du soleil, le vent du soir, courant sur les asphodèles et susurrant dans les barbelés, souffle à l’oreille du pèlerin qui s’attarde :

    Passant, va-t’en dire à Lutèce que deux cents braves sont morts ici pour que vive la France

    Révérend Père Charles Alby

  4. M.Tillinac, votre grand « copain » Jacques Chirac s’est bien donné du mal pour participer au bilan que (fort justement) vous dénoncez : orgueil en berne, mauvaise conscience, repères saccagés…
    Vous ne lui dites pas merci ?

  5. Mon brave Monsieur, c’était le bon temps!

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