Europe : après l’austérité, par Joseph Stiglitz

Il n’est aucun exemple d’une grande économie – et celle d’Europe est la plus grande au monde – qui se redresse grâce à l’austérité. Il y a tant d’économies qui sont fragilisées par des catastrophes naturelles – tremblements de terre, inondations, typhons, ouragans, tsunamis – qu’en ajouter d’autres dues à l’Homme, est d’autant plus tragique. Mais c’est bien ce que fait l’Europe. L’obstination de ses dirigeants dans l’ignorance des leçons du passé est criminelle.

photo : Parlement européen à Strasbourg (L'Observatoire de l'Europe)

 

  • Traduit de l’anglais par Reza Hiwa

Il était évident lors de la réunion annuelle du Fonds monétaire international de cette année qu’en politique économique l’Europe et la communauté internationale naviguent à vue. Les leaders de la finance, des ministres jusqu’aux dirigeants des établissements de finance privés, ne faisaient qu’ânonner le mantra dominant : les pays en crise doivent mettre de l’ordre chez eux, réduire leurs déficits, alléger leurs dettes, opérer des réformes structurelles, et promouvoir la croissance.

Et de réitérer : il faut rétablir la confiance.

C’est un peu irritant d’entendre pontifier ainsi ceux qui, à la tête de banques centrales, ministères des finances et banques privées, ont conduit le système financier mondial au bord de la ruine et entraîné le chaos actuel. Pis encore, ils n’expliquent pas comment résoudre la quadrature du cercle. Comment rétablir la confiance lorsque les économies plongent dans la récession ? Comment raviver la croissance quand l’austérité réduira sans doute davantage la demande globale, en faisant encore baisser la production et l’emploi ?

On devrait savoir maintenant que les marchés ne sont pas stables. Non seulement ils produisent sans cesse des bulles qui les déstabilisent en gonflant les avoirs mais, quand la demande faiblit, ce sont les mêmes qui créent les forces qui aggravent la baisse. Le chômage et la peur de sa progression, font chuter les salaires, les revenus, et la consommation, et par conséquence la demande globale. Il y a de moins en moins de jeunes ménages – en Amérique, par exemple, des jeunes retournent de plus en plus vivre chez leurs parents – ce qui comprime le prix de l’immobilier et aggrave encore les saisies. Les Etats avec un cadre budgétaire équilibré se voient forcés de réduire leurs dépenses alors que la recette fiscale diminue – un facteur déstabilisant automatique, que l’Europe bêtement semble décidé à adopter.

Il existe des stratégies alternatives. Certains pays comme l’Allemagne, peuvent se permettre des manœuvres fiscales. Les utiliser pour relancer l’investissement ferait accroître la croissance à long terme, avec des conséquences positives pour le reste de l’Europe. Un principe bien connu est que l’augmentation équilibrée des impôts et des dépenses stimule l’économie. Si le programme est bien défini (impôts sur les hauts revenus, accompagnés des dépenses pour l’éducation), la croissance du PIB et de l’emploi peut être significative.

La fiscalité de l’Europe dans sa totalité n’est pas en mauvais état ; le ratio endettement-PIB, comparé à celui des États Unis, est favorable. Si chacun des états là-bas était responsable de son propre budget, y compris toutes les allocations-chômage, les États Unis aussi connaîtraient une crise fiscale. La leçon est évidente : le tout est plus grand que la somme des parties. Si l’Europe, en particulier la Banque centrale européenne, devait emprunter pour re-prêter, le coût de la dette baisserait en Europe, créant ainsi une marge pour le genre de dépenses propre à promouvoir la croissance et l’emploi.

Il existe déjà des institutions en Europe, comme la Banque d’investissement européenne, qui pourraient financer des investissements dans des économies en manque de liquidité. La BIE devrait augmenter ses prêts. Il faudrait davantage de fonds pour soutenir les petites et moyennes entreprises, source majeure de création d’emploi dans toutes les économies. Ceci est de première importance, étant donné que la contraction des prêts bancaires frappe particulièrement ces entreprises.

L’obsession en Europe de l’austérité est le résultat d’un mauvais diagnostic de ses problèmes. La Grèce a trop dépensé certes, mais l’Espagne et l’Irlande avaient un excédent fiscal et un taux bas du ratio endettement-PIB. Donner des leçons sur la prudence fiscale n’a pas de sens. Prendre ces leçons au sérieux, voire en adoptant des cadres budgétaires étroits, peut être contre-productif. Que les problèmes de l’Europe soient temporaires ou fondamentaux – la zone euro, par exemple, est loin d’être une zone « optimale » de change, et dans une zone de libre échange et de libre circulation la compétition en matière d’imposition peut éroder un état viable – l’austérité ne fera qu’empirer la situation.

Les conséquences de cette précipitation de l’Europe vers l’austérité seront durables et probablement sévères. Si l’euro survit, ce sera au prix d’un chômage élevé et une énorme souffrance, notamment dans les pays en crise. Et la crise elle-même s’étendra presque certainement. Les boucliers de protection ne marcheront pas si on continue à déverser en même temps de l’huile sur le feu, comme l’Europe semble s’être engagée à faire : il n’y a aucun exemple d’une grande économie – et celle d’Europe est la plus grande au monde – qui se redresse par l’austérité.

C’est ainsi que le plus grand atout d’une société, son capital humain, est en train d’être gaspillé voire anéanti. Une jeunesse longtemps privée d’un travail décent – le chômage des jeunes atteint des taux inacceptables depuis 2008 et dans certains pays avoisine ou dépasse les 50% – devient aliénée. Et si enfin ils trouvent un travail, ce sera avec un salaire bien plus bas. Normalement c’est pendant sa jeunesse que les compétences se construisent. Dès lors la jeunesse les voit s’atrophier.

Tant d’économies sont fragiles face aux catastrophes naturelles – tremblements de terre, inondations, typhons, ouragans, tsunamis – que d’en rajouter d’autres dues à l’Homme, est d’autant plus tragique. Mais voilà ce que fait l’Europe.

L’obstination de ses dirigeants dans l’ignorance des leçons du passé est criminelle.

La souffrance que l’Europe, notamment celle des jeunes et des pauvres, est en train de subir, n’est pas nécessaire. Heureusement qu’il existe une alternative. Mais tarder à la saisir et cela coûtera très cher, car le temps pour l’Europe est compté.

ECONOMY STIGLITZéconomiste américain né le 9 février 1943 qui reçut le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel en 2001 (pour un travail commun avec George Akerlof et Michael Spence). Il est un des fondateurs et un des représentants les plus connus du « nouveau keynésianisme ».

1 commentaire sur Europe : après l’austérité, par Joseph Stiglitz

  1. LECHEVALIER // 31 mai 2012 à 10 h 02 min //

    Ceux qui me connaissent savent que je professe essentiellement le Droit. Néanmoins, Agrégé d’Economie et de Gestion, néo-keynésien moi-même, je me permets de rebondir sur la tribune de J. STIGLITZ.

    D’une part, la relative progression du « niveau de culture générale » fait qu’il n’y a guère à insister pour « démontrer » que la baisse des revenus directs et indirects restreint la demande -et accroît la « crise ».
    Manière de dire que ‘l’austérité » bruxelloise, sauce Berlin, est assez stupide.

    Le plus important n’est (presque) pas là.
    En fait, comme le démontre si bien l’EXCELLENT ouvrage « Politicus Circus », le plus grave l’évidence est évincée du débat.
    Ainsi, seuls les pontifes libéraux ont accès aux « 20 heures », aux émissions de grande écoute, tandis que les Jacques SAPIR et autres J. Généreux sont, au mieux, relégués chez Taddéi, à 23 heures, une fois tous les deux mois.

    La Concurrence Politique n’est ni parfaite ni « pure », ne serait que parce qu’il existe une énorme asymétrie d’information entre oligarchie et électeurs.

    Dans ces conditions, tout décibel rebelle est bienvenu, et il FAUT lui faire écho.
    Par exemple, Madame Le Pen énonçait ce matin même (jeudi 31 mai, sur TéléMatin) des thèses fort proches de celles de STIGLITZ.

    Alors même que je n’adhère PAS au FN, je me permets d’observer que refuser ce soutien de poids (18 % au premier tour) est littéralement suicidaire, tant pour les néo-keynésiens, les souverainistes et les patriotes.

    Quant aux gaullistes, celui qui rejoignit l’UDR à 17 ans, APRES la défaite de Chaban, en 1974, se permet de rappeler que le « RASSEMBLEMENT » n’a de sens (cf. le dictionnaire) qu’à la condition d’admettre l’altérité, c’est à dire l’existence préalable d’AUTRES que soi-mêmes, avec lesquels il faut travailler, au nom de l’intérêt général.

    Ch. LECHEVALIER
    Ancien membre du Comité Central du RPR
    Ancien membre du conseil national de DLR

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