Maintien de l’ordre, sauvegarde de l’état de pacification et administration de l’Algérie
L’Assemblée Nationale a décidé, par 449 voix contre 79, que le gouvernement pourrait gouverner par ordonnances pendant un an. C’est à la demande de Michel Debré, Premier ministre, qu’a lieu le vote de l’Assemblée nationale. Une demande faite « pour la pacification de l’Algérie ».
Déclaration de M. le Premier ministre.
M. le président. La parole est à M. le Premier ministre. (Vifs applaudissements à gauche, au centre et sur quelques bancs à droite.)
M. Michel Debré, Premier ministre.
Mesdames, messieurs, la semaine dernière à Alger, des Français se sont dressés contre l’État et, parce qu’ils se dressaient contre l’État, nous avons pu craindre le début d’une guerre civile. Ce n’est pas la première fois, dans notre longue histoire, que nous assistons à pareille tragédie, mais aucun spectacle n’est plus amer !
La justice est saisie, elle appréciera les actes et les mobiles, elle recherchera les complicités, lés ambitions cachées. (Murmures sur divers bancs.) Sans doute, une part d’inconscience a été, pour quelques-uns, à l’origine de cette action qui a failli porter à la France en cours de redressement un très mauvais coup. Mais l’inconscience n’est pas une excuse politique, surtout, comme c’est le cas, lorsqu’elle vient au secours de visées politiques à la fois très claires et très nocives.
L’épreuve a été surmontée et, grâce au général de Gaulle, rapidement surmontée. (Applaudissements à gauche, au centre, a l’extrême gauche et sur plusieurs bancs à droite.) Mais ces barricades, cette émeute, l’action qui les a précédées et accompagnées comportent des leçons.
Il faut enlever toute ambiguïté à la politique de la France en Algérie. Il faut mettre l’Etat en mesure de faire face aux épreuves que comporte le siècle difficile dans lequel nous vivons.
Le drame algérien est immense. Ses causes, ses aspects, ses perspectives ont été fréquemment évoqués à cette tribune. Il n’est pas utile d’y revenir longuement.
Ce qui importe avant toute chose, c’est de comprendre et de faire comprendre que la France ne pourra le résoudre que dans la mesure où l’on ne doute pas de sa ligne politique, dans la mesure où l’ensemble des autorités et des administrations responsables de l’avenir algérien orienteront leurs actions en fonction de cette seule politique, dans la mesure aussi, et c’est capital, où l’on ne peut avoir de doute sur la stabilité des institutions et la fermeté de l’Etat. (Applaudissements sur quelques bancs à gauche et au centre.)
Les difficultés sont considérables, et nul en métropole ne doit les sous-estimer. Cinq ans dans une atmosphère de guerre donnent à chacun en Algérie une sensibilité extrême.
Certes, la pacification a fait des progrès incontestables et incontestés au cours des derniers mois ; des régions entières de l’Algérie sont prêtes à reprendre une vie normale. Cependant, l’inquiétude demeure. Elle demeure chez les Français musulmans sur qui pèse la menace d’affreuses représailles. Elle demeure chez les Français européens qui, s’ils comprennent les évolutions nécessaires, ne savent pas clairement s’ils doivent les accepter ni comment ils doivent les orienter. Elle demeure dans les cadres de l’armée qui, après tant de mois de lutte, se sont passionnément attachés à la mission au nom de laquelle tant des leurs sont tombés. C’est d’ailleurs grâce à cette passion qu’ils accomplissent une œuvre admirable, plus qu’admirable même, émouvante, comme d’ailleurs est émouvante une si grande part de l’action administrative. Mais cette passion même expose certains à réagir trop facilement à toutes les propagandes et à toutes les calomnies.
Que doit faire l’État ? Que doivent faire les pouvoirs publics ?
Il faut pacifier. Il faut déterminer la politique d’avenir.
En premier lieu, la pacification continue. Elle est, comme l’a rappelé le chef de l’Etat, la mission essentielle de l’armée. C’est pour assurer cette pacification totale que la jeunesse entière de la nation est mobilisée pour plus de deux ans de sa vie. Au nom de la France, une offre a été faite, qui se nomme le « cessez-le-feu ». Ses modalités et ses conditions ont été précisées. Il n’y a pas été répondu jusqu’à présent. Dès lors, et comme il a été prévu et comme il a toujours été dit, l’effort de pacification sera poursuivi jusqu’à son terme et la France continuera de faire l’effort nécessaire pour que, règnent à nouveau et dans toute l’Algérie l’ordre dans les villes et aux champs et la sécurité de tous les citoyens.
Maie la pacification n’est qu’une première étape, ou plutôt n’est que le premier aspect de la politique française. Le second aspect, la seconde étape, c’est le libre choix des Algériens. Quand la paix sera venue, quand sera achevée ensuite la nécessaire et longue période d’apaisement, hommes et femmes d’Algérie choisiront leur destin.
Cette attitude, définie par le chef de l’Etat le 16 septembre, approuvée par vous un mois plus tard, est la seule chance de l’Algérie et, en même temps, elle est la grande chance de la France en Algérie.
Vendredi dernier, le chef de l’Etat l’a gravement et solennellement rappelé. Tout doit être mis en œuvre pour le succès de cette politique, qui est la politique de la France, la seule politique de la France. Les événements de la semaine passée ne commandaient pas seulement le rappel d’une direction et d’un objectif ; ils exigeaient aussi .le rappel au respect de l’Etat. Cela a été fait et cela a été compris.
Mais, qu’il s’agisse de la politique en Algérie ou qu’il s’agisse de l’obéissance à l’Etat, il faut faire plus qu’un rappel : il faut aussi renforcer l’Etat. Pour le succès de toute politique, l’Etat doit être en mesure de faire face aux circonstances et aux exigences de cette politique.
Il faut d’abord des hommes et il faut même un homme. Nous l’avons vu une fois de plus la semaine dernière et peut-être l’ai-je vu mieux que quiconque. Le choix entre l’ordre et le désordre, l’hésitation entre un drame et peut-être un effondrement et le maintien de l’unité sans laquelle il n’est pas de nation, il s’en est fallu — si j’ose ainsi m’exprimer — d’un homme. La légitimité nationale a parlé, mais c’est un homme seul qui, présentement, incarne cette légitimité, de telle façon que nul, en fin de compte, n’a pu et ne peut s’y tromper. La nation, une fois encore, devra beaucoup au général de Gaulle. L’opinion populaire l’a, d’ailleurs, parfaitement compris. (Applaudissements à gauche, au centre et sur divers bancs à l’extrême gauche et à droite.)
Autour d’un homme, il faut des institutions politiques adaptées. Nous pouvons estimer et nous pouvons espérer que le régime politique tel qu’il résulte de la Constitution de 1958 donne et donnera au Gouvernement et, d’une manière générale, au pouvoir, les bases solides pour son action.
Mais il faut aussi des moyens. C’est dans ce domaine que l’expérience a révélé — en particulier au cours des récents jours — l’insuffisance de l’appareil d’État. Le maintien de l’ordre au moment où il est troublé et plus encore au moment où le Gouvernement pressent qu’il va être troublé, le commandement des services civils et militaires, non seulement pour assurer le fonctionnement normal, mais pour imposer contre les hésitations ou les mauvaises volontés le succès d’une politique, l’orientation de l’ensemble des administrations responsables de l’exécution, non seulement pour la gestion de chaque jour, mais pour y faire triompher le souffle et l’unité de vues sans lesquels les doctrines et même la loi demeurent lettre morte ou sont dévoyées, pour ces exigences qui, vous pouvez m’en croire, sont apparues au cours des dernières semaines comme des exigences fondamentales et le seront encore dans les mois qui viennent, il est indispensable de renforcer les possibilités de l’exécutif.
C’est pourquoi, conformément à l’article 38 de la Constitution, le Gouvernement vous demande des pouvoirs spéciaux, définis et limités tout à la fois par le projet que nous vous demandons de voter. Grâce à cette toi, en conseil des ministres, les ordonnances pourront être prises, soumises à l’approbation du Président de la République qui sera ainsi, en dernier ressort, juge de leur opportunité ; enfin, une fois approuvées, appliquées sans tarder.
Les uns diront : « Vous avez assez de pouvoirs ».
M. Félix Kir. C’est vrai.
M. le Premier ministre. Les autres ajouteront : « Vous en demandez trop. »
A l’avance, je réponds : « Nous n’avons pas assez de pouvoirs et nous n’en demandons pas trop. »
Un vieil Etat démocratique, où tous les mécanismes de l’Etat sont en quelque sorte enrobés dans de multiples textes législatifs qui sont autant de bandelettes à son action, ne peut, au milieu du XXe siècle, faire face aisément ni aux entreprises lentes de démolition interne, ni aux entreprises momentanées de subversion totale. Trop d’obstacles sont mis aujourd’hui à l’action gouvernementale sur les structures et sur les hommes. Il faut donc pouvoir décider, décider vite, pouvoir imposer l’application de ses décisions. Voilà qui demande une délégation provisoire et exceptionnelle.
En sens inverse, sachez bien que nous ne demandons pas trop. En demander trop serait vouloir, alors qu’il n’y a pas urgence, modifier les règles fondamentales de la vie sociale ou, dans un autre sens, menacer les principes fondamentaux de notre droit public, en un mot – les bases de la liberté.
Que chacun le sache et que chacun pèse ce que je vais dire : nous demandons les pouvoirs pour le maintien de l’ordre, pour la sauvegarde de l’Etat, pour la pacification et l’administration de l’Algérie. Voilà qui est essentiel à la vie de la nation. Mais nous n’avons pas de raison de demander davantage et nous ne le ferons pas. S’il est des réformes à accomplir d’ordre économique ou social, s’il devait être envisagé des réformes touchant aux institutions — et, comme vous le savez, l’évolution de la Communauté le demandera sans doute — ces réformes vous seront demandées par la procédure normale, je veux dire suivant les formes ordinaires et la répartition actuelle des compétences.
D’autre part, il ne peut être question de remettre en cause les libertés essentielles. D’abord, c’est un fait, pendant la durée de ces pouvoirs spéciaux, vous, parlementaires, serez présents comme l’exige la Constitution et, ainsi que l’expérience l’a montré, c’est la présence des parlementaires, l’existence d’un libre droit de critique qui sont les premières et les fondamentales garanties des droits de l’homme. Votre pouvoir législatif, votre pouvoir budgétaire, votre droit de contrôle, votre droit de censure demeurent. Pour qu’il n’y ait aucun doute à ce sujet, les pouvoirs que nous demandons sont limités et conserveront le caractère exceptionnel qui est précisé dans le texte.
Au-delà de cette réponse juridique, je voudrais — et c’est essentiel — faire une réponse politique. C’est pour sauvegarder l’unité de la nation, pour assurer son avenir, qu’en 1958 le général de Gaulle est revenu au pouvoir, qu’une Constitution par la suite a été votée, que la nation enfin a appelé le général de Gaulle à in tête de l’Etat. Il n’est pas d’unité nationale, il n’est pas d’avenir de la France en dehors de la liberté. Cette liberté, nous le savons, fait partie de la légitimité nationale. Le Gouvernement, qui n’a d’autre ambition que de mener à bien la politique de redressement, ne pourrait, sans se renier lui-même, sans contredire les principes qui sont ceux de l’action du général de Gaulle, altérer de quelque manière que ce soit les fondements essentiels de notre régime.
Nous tentons tous, je dis bien tous, une expérience difficile, malgré les orages du siècle, malgré les problèmes auxquels la nation doit faire face : maintenir l’Etat selon les lois de la liberté, c’est-à-dire par la démocratie et par la République. L’expérience est difficile, car la liberté, la nécessaire liberté handicape le pouvoir, alors que le pouvoir est l’arme principale qui permet de dominer les hommes et les événements, alors surtout que les régimes et les doctrines qui nous combattent font de la toute-puissance du pouvoir la raison même de leur existence.
L’expérience est particulièrement difficile en Algérie, où il faut que la France gagne la pacification contre les dures méthodes de la rébellion en reprenant son visage de justice ; où il faut que la France, tout en respectant des droits légitimes, apporte à l’action de l’Etat, aux structures de l’administration et aux méthodes des hommes, avec les prolongements que comportent ces structures et ces méthodes en métropole, de très profonds changements.
Toute difficile qu’elle est, l’expérience doit être réussie. Il faut *qu’elle soit réussie.
Voilà qui suppose une nation au travail et, au service de cette nation au travail, un Etat républicain dont la politique soit claire et le Gouvernement obéi.
C’est, dans ce but, et dans ce but seulement, que nous vous demandons le vote du projet de loi. Que votre approbation rapidement donnée, que votre approbation donnée par un nombre imposant de suffrages soit à la fois le garant de l’esprit dans lequel ce texte sera appliqué et le témoignage, de votre part, d’une volonté d’être, aux côtés du chef de l’Etat, les bons artisans de l’unité nationale. (Applaudissements à gauche, au centre et sur divers bancs à l’extrême gauche et à droite.)
Laisser un commentaire