De Gaulle et Eisenhower
Après sa rencontre avec le président Eisenhower, les deux hommes d’Etats échangent leurs points de vue sur les préoccupations du moment. Le Général entretient une corres-pondance assidue avec le général Eisenhower. Le contenu de ces correspondances d’octobre 1959 trace, dès lors, les grandes lignes de la politique étrangère de la France et détermine la place que le Général entend lui donner dans le concert des Nations. |
Les points suivants sont largement abordés (extraits) :
La méditerranée
En ce qui concerne l’action éventuelle en Méditerranée, notamment par les forces navales, je vous ai exposé dans ma lettre du 25 mai dernier, les raisons pour lesquelles la France a adopté, pour son compte, certaines dispositions*. Mais moi-même et le gouvernement français sommes tout disposés, conformément à votre suggestion, à confier au Groupe permanent de Washington le soin d’étudier les conditions de la coopération des forces navales américaines, britanniques et françaises dans la Méditerranée. M. Debré va donc envoyer au représentant français au sein de ce Groupe les instructions nécessaires pour qu’il puisse entamer les études avec ses collègues américain et britannique dès que ceux-ci seront prêts. (6 octobre 59)
L’arme nucléaire
D’autre part, j’ai noté les idées dont vous me faites part sur la question du stockage d’armes nucléaires américaines en France. Je pense que l’avenir nous permettra de parvenir à un arrangement à ce sujet, dès lors que nous aurons pu convenir que le déclenchement par l’Occident de la guerre atomique où que ce soit dans le monde requerrait la décision conjointe des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France. À cet égard, il me semble possible d’envisager que le début assez prochain de la réalisation d’un armement atomique français par la France nous facilitera les choses. (6 octobre 59)
La France et l’Otan
Quant à l’organisation du commandement à l’intérieur de l’Alliance atlantique, je comprends les motifs qui vous font souhaiter le maintien du système de l’intégration. Je suis sûr que, de votre part, vous appréciez toute l’importance des raisons pour lesquelles j’en suis un partisan moins convaincu. Comme je vous l’ai indiqué au cours de nos entretiens, le sentiment donné à un grand peuple, à son gouvernement et à son commandement qu’ils n’ont pas la responsabilité directe de la défense de leur propre pays me paraît, à la longue, fâcheux pour ce qui concerne l’effort national et, en fin de compte, la valeur de l’alliance.
Bien que vous évoquiez, à juste titre, l’attachement porté à la communauté nord-atlantique par les forces américaines en Europe, il ne vous échappe certainement pas que les conditions dans lesquelles la France participe à l’alliance ne sont pas comparables à celles où se trouvent les États-Unis. Sans doute la fraction des forces américaines actuellement détachées en Europe fait-elle partie de l’OTAN. Mais, dans cette organisation, l’ensemble est placé sous le commandement d’un officier général américain. Quant à la défense directe du territoire des États-Unis, elle ne relève que du gouvernement de Washington et des chefs qu’il en charge. Encore faut-il ajouter que l’armement nucléaire, élément essentiel de la puissance militaire occidentale, appartient aux États-Unis. Étant donné le rapport actuel des forces, cet état de choses est sans doute inévitable dans le système intégré que nous pratiquons dans l’OTAN. Mais, précisément, ce sont les inconvénients inhérents à ce système que je souhaite voir, un jour, rectifier. J’admets, toutefois, que dans la conjoncture où nous nous trouvons tous, il n’y a pas lieu pour le moment de changer ce qui existe quant à l’organisation de la défense de l’Europe continentale. (6 octobre 59)
La détente Est-Ouest
Je suis frappé de constater à quel point est pressant votre désir d’une détente Est-Ouest. À cet égard, mes sentiments sont tout à fait conformes aux vôtres. Et d’autant mieux que, dans le cas d’une guerre mondiale, la France se trouverait menacée de mort de la manière la plus directe et la plus Immédiate, étant donné sa situation en Europe, ses responsabilités en -Afrique et l’état encore incomplet de sa puissance militaire. (20 octobre 59)
Et de poursuivre dans ce même courrier :
Je me demande donc à quoi, dans ces conditions, pourrait aboutir actuellement une réunion au sommet, sinon à mettre en lumière, une fois de plus, un désaccord fondamental entre l’Est et l’Ouest, ou bien à céder plus ou moins aux prétentions soviétiques sur Berlin. Dans le premier cas, la guerre froide risquerait fort de s’aggraver ; dans le second, le monde pourrait tenir ce recul des Occidentaux comme le commencement d’une série et la solidité de l’alliance atlantique en subirait de graves conséquences. De toute façon, la détente s’en trouverait, sans doute, compromise.
Au contraire, cette détente, puisqu’elle est poursuivie par nous et si elle est également désirée du côté soviétique, peut, au cours des prochains mois, se développer dans les faits et dans les esprits, pourvu précisément que les deux camps n’aillent pas auparavant s’affronter sur des problèmes brûlants. Or, aucun ne l’est davantage que celui de Berlin. À mon avis, c’est après que le monde aura traversé une période de calme relatif, pendant laquelle l’Est et l’Ouest auront pratiqué de meilleurs rapports et cultivé les contacts, sans prétendre trancher à chaud ce qui ne peut être traité qu’à froid, qu’une conférence au sommet se présentera dans d’assez bonnes conditions au point de vue psychologique et, par conséquent, politique.
Le 26 octobre, le Général précise : Il me semble, depuis nos conversations de Paris et de Rambouillet, et malgré les quelques divergences qui ont pu se produire ensuite en ce qui concerne des dates, que nous sommes bien d’accord, vous et moi, sur l’essentiel.
Une « conférence au sommet » entre vous, M. C, M. Macmillan et moi peut inaugurer, entre l’Est et l’Ouest, quelques arrangements pratiques sur les principaux sujets : désarmement général, Allemagne, aide aux pays sous-développés, non-immixtion de chaque État dans les affaires intérieures d’un autre, etc.
Un tel aboutissement marquerait un début de détente entre les quatre participants et serait peut-être de nature à modérer les intentions malveillantes de certains autres, par exemple la Chine communiste. S’il en était ainsi, on peut penser que le climat mondial, qui est jusqu’à présent celui de la guerre froide, changerait sensiblement. Ensuite la psychologie influant sur la politique, des développements ultérieurs favorables à la paix s’ensuivraient probablement.
Projet d’une conférence au sommet
Mais, laissez-moi vous le dire franchement, en considération du but même que vous et moi voulons atteindre et en raison des dangers extrêmes auxquels mon pays est exposé, je demeure, pour ma part, très réservé quant à ce qui pourrait être tiré, en ce moment, d’une conférence au sommet. Je craindrais même qu’on risquât de compromettre beaucoup de choses en provoquant en hâte cette réunion, alors, qu’à ma connaissance, il n’existe encore entre les participants aucune chance d’accord satisfaisant sur aucun des sujets qui pourraient être abordés.
… En conclusion, je vous propose d’envisager le principe de la réunion d’une conférence au sommet pour la fin de mai ou pour juin. Je vais faire la même suggestion à M. Harold Macmillan. Nous aurions ainsi le temps voulu pour nous informer, puis pour nous concerter, sans précipitation. En outre, vers cette époque, la question capitale, qui est celle du désarmement, aurait pu être étudiée d’assez près pour faire l’objet d’un examen positif par l’éventuel aréopage. Au cas où nous nous mettrions tous les trois d’accord sur cette procédure, nous pourrions le faire savoir à Moscou et l’annoncer publiquement. Il nous resterait alors à apprécier si !*amélioration du climat politique procurerait peu à peu des chances de succès. Mais aussi, nous aurions, du côté occidental, à préparer sérieusement la rencontre.
À cet égard, je pense, comme vous, qu’une réunion préalable, tenue à loisir entre Occidentaux avec la participation du chancelier Adenauer, serait nécessaire, afin d’arrêter, d’une manière précise, notre position commune sur les divers problèmes, notamment sur celui de Berlin. Mais je crois que tenir cette conférence dès à présent serait prématuré, compte tenu du délai que nous devrions ménager avant la réunion au sommet et les raisons que nous aurions de ne pas susciter dans l’opinion publique des conjectures trop hâtives. Il me semble que le début du printemps serait la meilleure époque pour mettre posément au point notre concert occidental. Dans l’intervalle, tous entretiens que chacun d’entre nous pourrait avoir avec d’autres, sans préjudice de nos consultations par le canal des ambassadeurs, nous faciliterait les choses. Entre autres occasions que j’espère trouver pour moi-même, il y aurait ma visite assez pro--haine à Londres et, si vous le vouliez bien, celle que je serais heureux de vous rendre à Washington. Ai-je besoin de vous dire que si, à n’importe quel moment, il vous convenait de venir à Paris, les conversations qui y seraient tenues nous procureraient, à moi-même et au gouvernement français, le plus grand plaisir possible et que nous y prendrions le plus extrême intérêt. (20 octobre 59)
La conférence au sommet ne doit donc pas s’improviser. Il faut qu’elle soit préparée. Cela peut se faire, d’abord, par l’amélioration de l’atmosphère grâce notamment à des contacts du genre de ceux que vous avez vous-même si heureusement pris au Camp David. Je viens d’ailleurs, dans le même but, d’inviter M. Khrouchtchev. Mais, avant tout, c’est à la condition d’un effort préalable accompli par les Occidentaux pour se présenter unis sur des positions claires et fermes que la réunion de l’aréopage aura des chances d’être utile. (26 octobre 59)
Finalement, cette conférence se déroulera à Paris du 19 au 21 décembre.
Berlin
En fait, parmi ces sujets, je n’en vois qu’un qui ait donné lieu à des négociations suffisamment précises entre l’Union soviétique, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France, pour qu’une conférence au sommet puisse s’en saisir sans fâcheuse improvisation. Ce sujet est celui de Berlin, tel qu’il a été posé par M. Khrouchtchev, interminablement débattu par les ministres des Affaires étrangères à Genève et – m’écrivez-vous – évoqué presque uniquement dans vos conversations du Camp David. Mais, si complètement qu’ait été exploré le problème, la solution en paraît plus indistincte que jamais. Il est vrai que, lors de la conférence se Genève et ensuite sur votre insistance, M. Khrouchtchev a déclaré que sans retirer quoi que ce soit de ses exigences il ne fixait pas de délai Impératif à leur acceptation. Mais il n’a rien changé à ce qu’il veut obtenir ti le fait même que les Occidentaux aient consenti à en discuter aussi longuement dans d’aussi nombreuses occasions ne peut que le confirmer dans sa résolution et son espoir de réussir. (20 octobre 59)
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