Voyou de la République ? de Jean-François Kahn

 

  • Jean-François Kahn | Mercredi 11 Août 2010

Vive polémique autour de la Une de Marianne de la semaine. Mais certains commentateurs, notamment politiques, semblent ne pas avoir ouvert le magazine. Nous publions donc le texte de Jean-François Kahn sur le « voyou de la République ».

Voyou de la République ? L'article de Jean-François Kahn

 

    La République est aux mains d’un président qui ne s’encombre d’aucune espèce de morale. Sa priorité absolue devant des sondages désastreux : rester au pouvoir. Démagogie, outrance, provocation sont ses armes favorites. Première victime : l’égalité républicaine.Les Français, entre deux séances de bronzette estivale, auront été rattrapés par trois informations traumatisantes. La première ? L’article premier de la Constitution, qui fonde les principes de notre République – l’égalité devant la loi sans distinction d’origine –, est en voie d’être aboli. Changement de régime ? Qu’en pensent les républicains ?La deuxième ? Lancer une pierre qui provoque malencontreusement la mort d’un contrôleur des poids et mesures (détenteur d’une autorité publique) est beaucoup plus grave et passible d’une peine beaucoup plus lourde que larder une vieille dame de coups de couteau pour lui piquer ses économies. Le second meurtrier mérite de rester français, même s’il s’appelle Popovitch ; mais le premier, s’il s’appelle Rachid, deviendra apatride. Qu’en pensent les grand-mères ?La troisième ? Il va falloir construire des centaines de nouvelles prisons pour pouvoir y enfermer les parents d’enfants incontrôlables. Qu’en pensent les très catholiques mères de famille nombreuse ou les femmes seules en charge de garnements ? Si l’on y ajoute que le chef de l’Etat vient de déclarer une nouvelle « guerre », il y a là de quoi gâcher les vacances des aoûtiens.Récapitulons.

    Personne, depuis Pierre Laval…

Tout de suite, les grands mots. « Une nauséabonde – forcément nauséabonde – odeur d’années 30 »… Un prêté pour un rendu, en somme. Il y a trois semaines, des activistes « sarkozystes » se relayaient, l’invective aux babines, pour qualifier de « fascistes » et même de « trostsko-fascistes » les médias d’investigation qui remuaient trop complaisamment, à leurs yeux, la boue de l’affaire Woerth-Bettencourt. « Cela rappelle, précisaient-ils, les années 30 »… Eh bien puisque, désormais, on a le droit de dire ces choses-là, le boomerang leur revient en pleine figure.

Voilà Sarkozy, non plus seulement poutinisé, mais pétainisé, vichysé, quasiment fascisé : un âcre parfum d’années 30…

On admettra que, désireux de faire diversion à une affaire d’Etat – l’affaire Woerth-Bettencourt – qui le mine à mesure qu’elle le plombe, le gaillard n’y a pas été avec la queue de la louche. Ce dont, en effet, personne n’aurait ne fût-ce qu’« osé » avoir l’idée, depuis le Premier ministre collabo Pierre Laval, lui a soudain traversé l’esprit. Et, comme toujours chez lui, sitôt concocté, sitôt dit.

Quoi ? Qu’il y aura désormais, aux yeux de la loi, deux catégories de citoyens français. Comme avant 1789 ? D’un côté, les nobles au sang bleu héritiers des guerriers francs, et, de l’autre, le tiers état descendant de la plèbe gauloise ? Non… Mais presque. Il y aura le Français à part entière, et le Français en demi-teinte. En sursis. Le Français du premier degré, catégorie A, et celui du deuxième ou troisième degré, catégorie B. Un Giscard d’Estaing catégorie A contre une Rachida Dati catégorie B.

On connaît la blague de Lévy qui se fait appeler Bidochon, et chacun de lui demander, quand il décline son identité : « Et avant ? » Eh bien, il y aura le Français à qui on ne demandera rien et celui à qui on demandera tout le temps : « Et avant ? »

Le « terroriste » Manouchian, français ? Depuis quand ? Vous avez vu sa tronche sur les rouges affiches ? Le « délinquant » Zola, français ? Depuis quand ? Le fauteur de troubles Anelka, français ? Depuis quand ? C’est ce que la police de l’« Etat français », en 1942, demanda à mon ami le « dissident » gaulliste Moscovitch : Français ? Vous ? Depuis quand ?

Déjà, on le savait, il y avait les Français « étrangers » qui perdent les matchs de foot, mais redeviennent Français français quand ils gagnent le 3 000 m steeple. Mahiedine Mekhissi, Bouabdellah Tahri, français ? Depuis quand ? De retour en France, pas intérêt à bousculer un gendarme ! Au moins, ceux qui perdent ne sont pas déchus de leur nationalité. Pour l’instant.

En pleine terreur robespierriste, le député Jean-Baptiste Cloots, dit Anacharsis, de fraîche origine prussienne, fut guillotiné. Nul ne songea pour autant à lui retirer sa toute neuve nationalité française. Parce qu’il y avait eu 1789, précisément. Paradoxe : pendant la guerre d’Algérie, personne ne proposa, pas même Le Pen, de retirer la nationalité française à un militant algérien FLN qui avait abattu un policier. La République, alors, c’était égalité devant l’impôt, égalité devant la loi. Sarkozy – qui sait ? – a peut-être raisonné de la façon suivante : puisqu’on a déjà instauré une fiscalité à la tête du client – Mme Bettencourt en sait quelque chose –, pourquoi pas une justice, ou même une « nationalité », au faciès du client ?

Une « ciottise » d’inspiration élyséenne

Voyou de la République ? L'article de Jean-François Kahn

Donc ça craint. Même au plus sarkozyste des Français d’ascendance juive, ça rappelle furieusement quelque chose. Le temps où on amalgamait sa « spécificité » à une certaine forme de délinquance ?

Le croira-t-on ? Deux Français ayant commis le même délit d’atteinte à un dépositaire de l’autorité publique, comparaissant devant le même tribunal, ne récolteront pas la même peine. Pourquoi ? Parce qu’ils ne seront pas nés au même endroit. Dans le même espace. Landru, c’était mal, mais c’était un vrai Français. De souche. Important. Désormais, ça changerait tout. Du moins aux yeux du tribunal. Il faudra être de souche et que ça se sache. Un Foujita, grand peintre français né à Tokyo, aurait eu intérêt à se tenir à carreau pour ne pas se retrouver « sushi », au prétexte qu’il n’était pas « de souche ». Puisse Rama Yade, en voiture, ne jamais écraser un gendarme. Brice Hortefeux, lui, peut. Ça ne remettrait pas en cause sa nationalité.

Eric Woerth, quand il allait, au début 2007, à Genève, récolter plusieurs millions d’euros au profit de la candidature Sarkozy auprès de Français fiscalement délinquants, avait sa bonne conscience pour lui. Certes, ces Français qui s’étaient exilés à l’étranger pour ne pas contribuer à l’effort collectif de la nation trahissaient un peu leur patrie. Mais ils n’en étaient pas moins de vrais Français ! Catégorie A.

 

Dans la foulée de la mercuriale grenobloise, Hortefeux, justement, condamné mais français, a émis une idée qu’on eût volontiers applaudie : pourquoi ne pas retirer leur nationalité aux trafiquants et exploiteurs d’êtres humains ? On crut même, un moment, que cette menace désignait ceux qui exploitent, dans le BTP, par exemple, de véritables esclaves venus illégalement d’ailleurs. Mais non. Ceux-là sont de vrais Français catégorie A. Premier choix. En fait, Hortefeux visait, là encore, des Français de second choix. De seconde souche !

En revanche – mais a-t-on bien compris, car on en arrive à se demander… –, ce sont tous les parents, même ceux qui en tiennent une souche, même ceux des enfants Bidochon, qui risquent deux ans de prison ferme, si leur rejeton multiplie les bêtises en se fichant comme d’une guigne de leurs mises en garde.

Ça, même à Vichy, ils n’y avaient pas pensé. D’ailleurs, Pierre Laval ne voulait pas séparer les enfants des parents.

Selon le Figaro, c’est l’Elysée qui a directement inspiré cette « ciottise »

L’ombre du Maréchal, vraiment ?

Cela fait des décennies, en France, que l’on traite à tout bout de champ ses adversaires de « pétainistes ». Ou de « fascistes ». Mme Nathalie Kosciusko-Morizet, devenue secrétaire d’Etat de Nicolas Sarkozy, avait, en 2007, dans un article remarqué, dénoncé la nature foncièrement « pétainiste » de Ségolène Royal. Et un certain Xavier Bertrand, qui se présente communément comme secrétaire général de l’UMP, a quasiment assimilé notre confrère Edwy Plenel à Goebbels. La gauche bien-pensante est coutumière du fait (je sais, l’expression est idiote, mais il paraît qu’on dit comme ça !). Ainsi Marianne fut « hitlérisé » par Bernard Kouchner pour s’être déclaré hostile à la guerre du Kosovo. Sarkozy lui-même nous traita collectivement, lors d’un petit déjeuner, de « fascistes » et d’« antisémites ». François Bayrou fut fascisé et pétainisé par Alain Minc. Régis Debray « vichysé » par Bernard-Henri Lévy. Jean-Pierre Chevènement fut « national-socialisé » par les « hitléro-trotskistes » du Monde. Lorsque Jean-Louis Debré était ministre de l’Intérieur, des crétins hostiles à sa politique de lutte contre l’immigration clandestine défilèrent en habits de déportés sous ses fenêtres.

Marianne s’est toujours élevé, et avec virulence, contre ce lamentable et parfois odieux réductionnisme. Encore récemment, votre serviteur qualifiait, ici même, de « ridicule » et d’« inacceptable » l’identification Sarkozy-Pétain à laquelle s’était allègrement livré le philosophe Alain Badiou dans un petit livre à succès.

Or, voilà que, pour une fois, exceptionnellement, la référence est fondée. Totalement fondée. La saillie grenobloise par le ton, l’inspiration, les mots choisis, les sous-entendus, les décisions annoncées, prend, en effet, une teinte intrinsèquement « pétainiste ».

On se serait, par conséquent, attendu à de solennelles mises en garde, de la part de Simone Veil, surtout. « Halte au feu ! » Où sont ceux mêmes, Bernard Kouchner, Alain Minc, André Gluscksmann, qui voyaient la main du pétainisme partout, y compris dans la culotte du zouave Bayrou, qui, récemment encore, identifiaient Chevènement à Laval, renvoyaient le journaliste et écrivain Pierre Péan à Charles Maurras et comparaient Benoît Hamon à Marcel Déat parce que le porte-parole socialiste s’était déclaré choqué par l’aveu d’addiction au tourisme sexuel étalé par un ministre de la Culture ? On ne les entend pas. Leur déshonneur s’abîme dans leur silence. Martin Hirsch se tait. Fadela Amara se terre. Eric Besson s’enterre.

Et nous ?

Non, Sarkozy n’est pas xénophobe, mais…

Voyou de la République ? L'article de Jean-François Kahn

Faut-il se rendre à l’évidence et proclamer, malgré toutes mes réticences antérieures, malgré ma répugnance à recourir à ce type de références : eh bien oui, Badiou avait raison, le sarkozysme est un pétainisme ? Eh bien non ! Je ne le pense pas. Sarkzoy n’est pas plus « pétainiste » ou même « maurrassien » qu’il n’est « xénophobe », « raciste » ou « facho ». Je suis même convaincu qu’il n’est fondamentalement hostile ni aux émigrés ni à l’émigration (qu’il a d’ailleurs, contrairement aux apparences, largement favorisée). Alors ?

Alors, rappelons-nous ce que fut la position de Marianne en 2007. Parce que Sarkozy avait, dans un premier temps, mené une campagne de tonalité radicalement « néolibérale » dirigée contre le « modèle social français », qu’il avait été favorable à l’intervention américaine en Irak, qu’il avait absolument tenu à se faire photographier aux côtés de George Bush, la gauche avait axé son offensive sur un thème : Sarkozy est un idéologue ultralibéral bushiste dogmatique qui veut nous imposer, de gré ou de force, le modèle anglo-saxon. Le promoteur de cette stratégie ? Eric Besson…

A quoi Marianne, dans un numéro devenu historique, avait répliqué : non, Sarkozy n’est pas un idéologue « bushiste » dogmatique et sectaire, c’est un bonapartiste pragmatique et talentueux (le meilleur candidat dont ait disposé la droite depuis longtemps, précisions-nous), capable, s’il juge que c’est dans son intérêt, de stigmatiser le « grand patronat » ou de vilipender le capitalisme. Simplement, l’énormité gargantuesque de son hypertrophie du moi, la démesure de son adoration de lui-même, la puissance de sa volonté presque illimitée de pouvoir et de contrôle, frise, à un tel niveau, la folie… Et représente une menace pour notre conception de la démocratie et de la république. On jugera, avec le recul, de la pertinence ou de l’impertinence de cette approche.

Mon analyse, aujourd’hui, est du même ordre : Sarkozy n’est pas pétainiste ni, encore une fois, maurrassien, xénophobe, raciste, encore moins facho. Simplement, aucun interdit d’ordre idéologique ou éthique ne le bride, aucun principe transcendant ou aucun impératif moral ne l’affecte, aucun « surmoi » ne l’arrête. Pour conquérir et conserver le pouvoir, il est capable de tout. Absolument de tout. Exactement comme les caïds des cités. En réalité, avec d’ailleurs le talent que cette mentalité nécessite et le sens de la prise de risque qu’elle exige, Nicolas Sarkozy est un voyou. Un voyou de banlieue, dont la banlieue serait Neuilly. Typique, à cet égard, est cette façon de déclarer la guerre à tout bout de champ… aux bandes rivales !

Les Le Pen n’ont pas manqué de le rappeler : l’homme qui vient de créer deux catégories de nationaux – d’un côté, des Français de souche ou en voie de faire souche ; et, de l’autre, des sous-Français passibles d’une double sanction en cas de délits particuliers – est le même que celui qui supprima la double peine. Elle permettait, rappelons-le, de renvoyer dans son pays d’origine un étranger condamné, en plus de l’exécution de sa peine. (Personnellement, ce principe ne m’a jamais choqué). Contradiction ? Pas du tout. Cynisme.

Sarkozy, à l’époque, en 2003, avait besoin, dans sa lutte contre Chirac et les chiraquiens, de se réserver des soutiens au sein de la presse proche de la gauche bien-pensante. En particulier, le soutien du journal le Monde, dont il avait préalablement convaincu la direction, en 1995, de soutenir Balladur. Il fallait, pour cela, donner des gages. D’où l’abolition de la double peine. Or, aujourd’hui, Sarkozy sait qu’il n’a plus rien à attendre de cette gauche-là qui a mis du temps à comprendre, mais qui a enfin compris. En revanche, il lui faut absolument retenir cette très large fraction de sa clientèle d’hier, qui est en train de basculer en faveur de Marine Le Pen. Donc on ne lésine pas, et on remplace la « double peine », défendable mais qu’on a supprimée, par une hyperdouble peine indéfendable, foncièrement antirépublicaine et à consonances pétainistes. Pas parce qu’on est devenu pétainisto-raciste, évidemment (pas plus qu’on ne fut jamais bien-pensant libertaire de gauche), mais parce qu’on ose tout. Et que, pour gagner, on osera tout. De la même façon qu’on a été ultrapro-israélien et qu’on a déroulé le tapis rouge sous les pieds du Libyen Kadhafi et du Syrien Bachar el-Assad.

Ça se mérite

Un exemple : « Etre français, ça se mérite. » Phrase stupide, s’il en est. Etre hollandais, polonais, marocain, ouzbek, ça ne se mérite pas ? Et être hongrois ? Il y aurait des nationalités qui se méritent plus que d’autres ? Inférieures et supérieures ? Des nationalités de blancs et des nationalités de gris ? De basanés, de nègres ? C’est con, ou c’est raciste. Au choix. Les malfrats angevins, les violeurs normands, les escrocs provençaux, les fraudeurs ou les délocalisateurs du Limousin ou du Massif central ont-ils mérité, eux, d’être français ? Sarkozy, bien sûr, n’est pas dupe de l’idiotie du propos. Mais ça ne le retient nullement de proférer ce qu’il sait être une sottise. Et il dira tout ce qu’il croit pouvoir lui faire gagner ne serait-ce qu’une poignée de voix. Même le pire.

Ce qui s’est passé est éloquent : le sarkozysme prend l’eau. L’intervention télévisée du 12 juillet dernier a été un flop. La tentative de retourner, avec la complicité du procureur Courroye, l’affaire Bettencourt-Woerth contre ceux qui l’ont révélée, s’est, en fait, elle-même retournée contre les auteurs de cette lourde manœuvre. La virulente offensive dirigée contre les médias indépendants n’a certes pas provoqué la mobilisation de la profession qui se serait imposée, mais elle a libéré des journalistes plus qu’elle ne les a terrorisés.

Résultat ? Les sondages, non rendus publics, indiquent qu’en cas d’élection présidentielle, aujourd’hui (ce qui ne préjuge en rien de demain), Martine Aubry l’emporterait assez nettement, mais, surtout, que Dominique Strauss-Kahn écrabouillerait littéralement le président sortant. Sortant ! D’où l’idée géniale : n’être plus le sortant.

Le sortant, ce n’est pas lui…

Car c’est, finalement, le sens de l’opération grenobloise. On n’est pas en 2010, on est en 2007. Sarkozy arrive. Il vient juste d’être élu. Et, d’emblée, vroum-vroum, il déclare la guerre. La vraie guerre, précise-t-il. A qui ? A quoi ? Au mal, au crime, à la délinquance, à la chienlit, aux trafics, à l’invasion étrangère, aux Manouches voleurs de poules, à la racaille des cités, au bilan de son prédécesseur… Quoi ? Que dites-vous ? Que le prédécesseur, c’était lui ? Pur effet d’optique.

Spectacle hallucinant en vérité. Tout cela ou presque a déjà été dit 20 fois. Les mêmes mots, mais en plus hard. Enième déclaration de guerre. Or, qui a été aux manettes depuis huit ans ? Est-ce à dire qu’on reconnaît l’échec ? L’échec flagrant ? L’échec spectaculaire ? Eh bien oui ! Et c’est cela qui est stupéfiant.

Relisons bien la philippique grenobloise. Aveu de désastre. De déliquescence. Cela va de mal en pis. On ne cherche même plus à donner le change à coups de statistiques truquées fournies par des préfets qui ont été menacés de licenciement s’ils ne fournissaient pas de « bons » chiffres. Oui, les agressions contre les personnes sont en continuelle augmentation. Même le Figaro dispose d’un article – pour l’instant en attente de publication – qui prouve l’ampleur de la manipulation de ces chiffres : 4 % seulement des Français, selon l’Ifop, estiment que la sécurité des personnes s’est améliorée.

Alors, puisque la partie tourne mal, Sarkozy renverse la table.

Oui, l’insécurité s’aggrave. Oui, la délinquance se répand. Oui, les violences se multiplient. Autocritique ? N’a-t-on pas démantelé la police de terrain qui maillait les territoires ; substitué l’intervention extérieure au contrôle de proximité ; fermé des commissariats ; abandonné des quartiers entiers à eux-mêmes, comme le relève le principal syndicat de police ; supprimé 11 000 postes parmi les forces de l’ordre (que l’on mobilise massivement, en revanche, pour des tâches statiques ou de protection, en particulier présidentielle) ; à Grenoble même, les effectifs policiers n’ont-ils pas été ramenés de 740 à 600 malgré 30 000 habitants de plus ? N’a-t-on pas multiplié des lois inapplicables qui empêchent l’application de celles qui devraient être appliquées, excité les tensions, attisé les antagonismes, fermé les yeux sur les délinquances financières qu’on a, au contraire, dotées d’un bouclier, justifié certaines violences économiques, accentué, fût-ce involontairement, les insécurités sociales ?

Les vrais et seuls responsables

Concède-t-on au moins quelques erreurs ? Pas du tout ! Pas l’ombre d’un mea culpa. Ce que nous dit Nicolas Sarkozy, c’est qu’il était temps, grand temps, qu’il intervienne. Que l’on va voir ce que l’on va voir. Car jusqu’à présent il était paralysé. Empêché. Par qui ? Par les vrais, les seuls fautifs, les maires irresponsables, les parents démissionnaires, la gauche forcément angélique et « complice des assassins », comme le clame la ministre Nadine Morano, les tabous entretenus par une presse idéologisée, la législation inadaptée (c’est pour l’essentiel la sienne, mais qu’importe !), les juges laxistes, les préfets incompétents, l’héritage, Giscard, Chirac, les préjugés droit-de-l’hommistes, demain un Conseil constitutionnel récalcitrant et, accessoirement, les ministres si nuls qu’il faut, dans tous les domaines, même le sport, prendre leur place.

Le message est transparent : jusqu’ici, on n’osait pas ; désormais, on va oser. On efface tout et on recommence. Des mesures oubliées aussitôt que prises, de nouvelles lois, un fait divers-une loi, des peines plancher poussées vers les peines plafond, des sanctions « incompressibles » à faire regretter la peine de mort, une répression de moins en moins nuancée, au point que même en Russie poutinesque on n’est pas condamné à six mois ferme pour jet de cailloux… Mais ça change quoi ? L’opinion n’y croit plus. N’entend même plus. Donc il faut frapper fort. Toujours plus fort. Au niveau des symboles, sinon du vécu.

Spécialité sarkozyste quand il s’agit de reprendre la main : dire le non-dit, puisque des enquêtes préalablement réalisées (car on sonde toujours d’abord en Sarkozye) montrent que les Français, dans leur majorité, le pensent : que c’est l’immigration qui engendre la délinquance ; que le milieu gitan et rom est criminogène ; que le vrai autochtone est blanc et de culture chrétienne ; que le Français fraîchement issu de l’immigration est de nationalité louche.

Il est probable que, tout cela, Nicolas Sarkozy, fasciné par le modèle américain, lui-même issu de l’immigration, ne le pense pas. Mais il ne pense pas non plus qu’il faille « refonder » le capitalisme, supprimer les paradis fiscaux ou démasquer les « patrons voyous ». N’empêche, il le dit. Et tout ce qui lui permettra, pense-t-il, d’être réélu en 2012, absolument tout, il le fera et le dira sans restriction aucune, que Besancenot ou Le Pen, Chavez ou feu Pinochet, Bachar el-Assad ou Avigdor Lieberman, Fayçal d’Arabie ou le spectre d’Atatürk, puissent le signer !

Ni gaucho ni facho : voyou !

La question de l’immigration

A cet égard, la question de l’immigration est emblématique. Quoi qu’on en dise (quoi qu’en dise, surtout, l’extrême gauche pour qui toute restriction à une émigration, même clandestine, intégralement libre, confine à l’hitlérisme), Sarkozy l’a très largement favorisée.

Certes, on a restreint, pour la galerie, l’application du droit d’asile ou de regroupement familial. Mais, sous la pression de l’aile la plus réactionnaire du Medef – et, en particulier, du patronat du bâtiment et de la restauration-hôtellerie, désireux d’être fourni en main-d’œuvre bon marché peu exigeante en matière de droits sociaux –, on a très officiellement encouragé l’immigration dite de travail (l’immigration choisie consistant, en la matière, à choisir l’émigration). Brice Hortefeux, alors ministre de l’Immigration, a même fait adresser à nos ambassades à l’étranger une longue liste de métiers qu’il convenait de fournir en personnel.

Mais que se passe-t-il lorsqu’on proclame, ainsi, qu’on est demandeur de travailleurs étrangers ? Outre ceux qui sont retenus, de nombreux clandestins tentent leur chance. C’est exactement ce à quoi on a assisté. Il y aurait, aujourd’hui, en France, 400 000 « sans-papiers », dont beaucoup travaillent. On imagine ce que donnerait une descente générale dans certains grands chantiers. Ainsi la grève soutenue par la CGT a-t-elle permis de découvrir que tout le personnel du restaurant préféré de Sarkozy à Neuilly était constitué de sans-papiers. Faut-il préciser que ceux-ci ont été régularisés très vite ?

Or, qu’a dit le président à Grenoble ? Que les sans-papiers qui bénéficient de scandaleuses prestations sociales (en effet, en cas de maladie, on ne les laisse pas mourir !) doivent être expulsés, puisqu’ils sont dans l’illégalité. Et qu’en conséquence ils le seront. Quatre cent mille expulsions ? Tout le monde sait, le chef de l’Etat le premier, que c’est en réalité impossible. Qu’on ne le fera pas. Qu’importe. Cela a été dit.

N’en doutons pas, demain, si les sondages indiquent qu’il faut menacer de nationaliser les banques, de taxer lourdement le capital et de criminaliser les patrons délocalisateurs, ce sera dit également. Pas fait, mais dit. Et peut-être même qu’Etienne Mougeotte, du Figaro, applaudira.

La gauche renvoyée à ses réflexes

De l’aveu même de l’un des principaux conseillers élyséens, la sortie sarkozyenne a une autre cause. Après les récentes violences urbaines, quelques voix, à gauche, ont commencé à pointer la contre-performance présidentielle en matière de sécurité publique et de lutte contre la délinquance. Et si les rôles étaient soudain inversés ? Le Figaro ne nous apprenait-il pas, l’autre lundi, que le département des Alpes-Maritimes, totalement aux mains de la droite, était l’un de ceux où la criminalité était le plus forte ? Et si, justement, l’échec sarkozyste dans ce domaine précipitait une prise de conscience socialiste ?

Il fallait donc, par une provocation ciblée nécessitant une surenchère dans « l’incorrection », renvoyer la gauche à ses démons. Or, il faut bien le constater, sur ce point, le piège a, en partie, fonctionné. Illico, dans un premier temps, les hiérarques socialistes ont remis sur la platine leurs vieux disques rayés. Avec les mêmes expressions insupportables et mille fois entendues, la même logomachie éculée : « dérive sécuritaire », « dérapage populiste », « relents nauséabonds », « stigmatisation des populations ». Poser la question des campements sauvages roms, c’est « stigmatiser » la population des gens du voyage. Evoquer un lien entre la ghettoïsation ethnique et certaines formes de délinquance, c’est « stigmatiser » les populations étrangères. Enfermement dans le déni de réalité. Maintient-on toujours qu’on a eu raison de restaurer, en 1988, le principe stupide de l’acquisition « automatique » de la nationalité, donc sans démarche positive, par les enfants de parents étrangers nés en France ? Des réflexes, rien que des réflexes.

On organisera non pas de larges manifestations de convergence républicaine, comme Marianne l’a préconisé, le 7 septembre en fournissant en particulier l’occasion, mais, éventuellement, trois jours avant, une démonstration ciblée sur la question sécuritaire et migratoire qui risque d’être largement dominée par l’extrême gauche et ses slogans. Exactement ce que souhaite Sarkozy. Ah, si on pouvait assister à quelques flambées d’anarchisme, le rêve !

L’opération peut-elle réussir ?

L’opération sarkozyste, qui est à peu près aussi moralement acceptable et intellectuellement justifiable qu’un hold-up, une escroquerie à la Sécurité sociale ou une prise d’otages, peut-elle, en revanche, réussir ? L’auteur de cet article avoue sa perplexité. A première vue, elle a déjà atteint deux objectifs : désactualiser l’affaire Woerth-Bettencourt – c’était fait pour (c’était la spécialité du tsar de Russie de relancer la question juive chaque fois qu’il avait des difficultés) – et renvoyer la gauche socialiste à l’image qui a éloigné d’elle les couches sociales les plus populaires.

Ne nous leurrons d’ailleurs pas : en cas de face-à-face entre un authentique voyou et un « gentil organisateur », qui l’emporte ? Celui qui ose tout, même le pire, ou celui qui s’interdit tout, y compris le meilleur ? Celui qui boxe selon les règles, ou son adversaire qui se sert des pieds et s’est muni de poings américains ? Rappelons-le : en 2007, Sarkozy pouvait déjà tout se permettre, néolibéral le lundi, étatiste le mardi, alors qu’à la moindre originalité Ségolène Royal était lynchée par les siens.

Si vous avez un trésor à saisir, comme dans les westerns, avec d’un côté un truand débrouillard et de l’autre un moine franciscain, fût-il désargenté, qui a le plus de chances de s’emparer du magot ? Surtout s’il arrive au gangster de dire des choses vraies, quand le moine franciscain mouline à l’infini un certain nombre de choses fausses. Sans compter que, atout suprême, le chef de l’Etat contrôle, aujourd’hui, 95 % de la télévision. Comme Berlusconi…

Il existe, cependant, une limite. Il est fort possible que Sarkozy l’ait déjà franchie : quand vous réitérez sans cesse la même stratégie, exactement la même, mais avec toujours plus de lourdeur, il y a nécessairement un moment où cela tourne à la caricature. A Waterloo, Napoléon chercha tout simplement à répliquer la tactique d’Austerlitz. Cela ne marchait plus.

L’homme Sarkozy est capable de mentir comme une armée entière de détrousseurs de dentiers. Cela peut s’avérer terriblement efficace. Napoléon III, l’homme de quatre guerres catastrophiques, ne se fit-il pas plébisciter en répétant : « L’empire, c’est la paix ! » Tant qu’on est cru, cela fonctionne : la « République irréprochable », le « président du pouvoir d’achat », « jamais on ne privatisera Gaz de France », « moi, je ne serrerai jamais la main de Poutine »… Mais, passé un certain cap, à chaque allégation, même la plus sincère, on se dit : « C’est comme le mur de Berlin, qu’il avait abattu à lui tout seul ! » Aux voyous – c’est même souvent, comme les cons, à ça qu’on les reconnaît – on donnerait a priori le Bon Dieu sans confession. Même Al Capone suscita une certaine sympathie autour de lui. Mais il ne faut pas se faire prendre trop souvent. Les ratages répétés, ça finit par peser grave. Et alors surgissent des caïds en herbe qui commencent à vous prendre pour un cave. Et à lorgner votre business.

Un bon calcul ? Pas sûr

C’est vrai que le Sarkozy du discours de Grenoble surfe, contrairement aux dirigeants socialistes, sur une sensibilité potentiellement majoritaire au sein de la France dite « d’en bas ». Mais soit cet électorat, surtout s’il est âgé, aurait voté de toute façon Sarkozy (s’il se faisait couronner empereur, il approuverait encore) ; soit – c’est à craindre – il sera d’autant plus encouragé à rallier Marine Le Pen que la rhétorique du Front national aura été confortée et légitimée (« Finalement, eux, ils nous ont toujours dit ça et ils ont été persécutés pour cette raison ! ») ; ou encore, enfin, il votera malgré tout à gauche pour sanctionner la « régression sociale ».

On l’oublie, mais aujourd’hui une large fraction de l’électorat populaire – 10 millions de personnes environ – est, sur trois générations, issue directement ou indirectement de l’émigration. Sarkozy risque d’y recueillir autant de suffrages que Milosevic au Kosovo. En revanche, c’est toute une France modérée, de droite mais républicaine, gaulliste, libérale bon teint, centriste, chrétienne-démocrate, qui exècre les voyous, mais tous, y compris ceux qui se sont haussés jusqu’aux cintres, que l’outrance et le cynisme sarkozystes effarent. Elle voulait Poincaré, elle se retrouve avec Catilina. Pour peu qu’elle dispose d’une alternative (un peu comme cette droite italienne qui lâche Berlusconi pour Fini), elle ne votera plus Sarkozy. Or, peut-on gagner une élection en rassemblant la droite néopétainiste sans le Front national ? Même à Chicago, il fallait disposer de réserves.

Bon calcul ? Pas sûr.

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