Jacques Julliard: «Au secours, la IVe République revient!»

L’historien et essayiste, dresse un constat implacable du déclin de la France. Souvent désignées comme coupables, nos institutions sont au contraire, selon lui, la dernière chose à changer dans le pays. Jacques Julliard est éditorialiste pour le journal Marianne.

Je viens de parcourir les chroniques mensuelles que j’ai données au Figaro depuis six ans, c’est-à-dire depuis les débuts de la présidence d’Emmanuel Macron. La tonalité en est crépusculaire, avec une tendance à l’aggravation. Est-ce moi qui vieillis mal, ou est-ce la France qui s’affaisse? Je crains, malheureusement, que la seconde hypothèse soit la bonne. Scandée par le soulèvement des « gilets jaunes », l’épreuve du confinement pour résister au Covid, et maintenant l’émeute de la réforme des retraites, c’est une succession d’épisodes convulsifs et de phases de frustration, une alternance du désordre et de l’apathie, de velléités sans lendemain ou de résignation et de repli. Dans tous les cas, la pente est descendante: et dire que nous avons un président jeune, qui promettait à la France la reprise de la marche en avant! Plus que cela: la Révolution, du nom de son livre programme. En fait de révolution, nous n’avons que le chambard.

Notre jeunesse

Durant les années de Gaulle, prolongées par Pompidou et Giscard, la France a connu, dans tous les domaines, une ascension continue, prolongée par le plateau des années Mitterrand, et depuis, la descente, d’abord imperceptible, aujourd’hui accélérée, et bientôt vertigineuse. N’allez pas surtout croire que le bonheur nous rendait heureux : il faut rappeler que de Gaulle a été détesté, vilipendé, attaqué mille fois plus que tous ses successeurs réunis. C’est bien simple: la gauche le traitait de fasciste, et la droite fomentait des attentats contre lui. Il n’y avait que le peuple qui parût content, mais il était bien le seul. Pour mettre fin à ce don gratuit de l’Histoire à la nation française, il a subi au terme de son principat un assaut en règle, injuste, coloré, magnifique et dérisoire à la fois: Mai 68. Un épisode devenu mythique, qui a fini par le chasser, mais que lui seul avait rendu possible: une imposture créatrice. Alors que ce que nous vivons aujourd’hui…

Que l’on me permette un bref instant de nostalgie. Oh! Juste un paragraphe, un soupir, comme l’on dit en termes musicaux. Alors la France était respectée, admirée, et même aimée dans le monde. Contre l’OAS, contre une grande partie de la classe politique, de Gaulle – et à lui seul, ne l’oublions pas! – avait mis fin à la malaventure coloniale et à la guerre d’Algérie. Son portrait était porté par les foules africaines. Entre le totalitarisme communiste et l’impérialisme américain, il apparaissait à lui seul, à tort ou à raison, comme un chemin original. Le véritable tiers-monde, c’était lui! À l’intérieur, l’économie était en plein essor, les institutions fonctionnaient. Naturellement, il avait contre lui toutes les soi-disant élites, le complot misérable des politiciens et des intellectuels. Il le savait du reste depuis toujours. Malraux et Mauriac n’étaient que de splendides exceptions, vilipendées par leurs congénères… Je m’arrête là. Je pourrais continuer – Mais alors vous, qu’étiez-vous à l’époque? – Oh rien, une sorte de gaulliste de gauche, denrée un peu paradoxale, ou plutôt un gauchiste de Gaulle…

Trêve de nostalgie. Il faut bien se résigner à revenir au présent, c’est-à-dire au cauchemar. Pour résumer: une désindustrialisation massive qui, depuis le début du siècle, a diminué de près de moitié notre potentiel et nous a fait perdre le contact avec nos amis allemands, qui désormais nous regardent avec condescendance. Une dette publique de près de 3000 milliards, véritable poudrière à la merci d’une hausse des taux d’intérêt, le sabotage de notre nucléaire civil, l’aggravation de la pauvreté (9 à 10 millions de pauvres, dans les termes de l’Insee) la perte du contrôle de l’immigration, la crise hospitalière, l’effondrement scolaire, qui nous met à l’arrière-garde de l’Europe dans les classements internationaux.

Pour compenser la paupérisation qui nous guette, l’augmentation de 50 % de la prime d’activité en réponse à la crise des «gilets jaunes», le «quoi qu’il en coûte», c’est-à-dire la prise en charge par l’État des conséquences du Covid ; des boucliers tarifaires pour compenser la hausse du prix de l’énergie. Dans un monde d’où le socialisme a disparu, sinon sous la forme de la dictature et de la guerre, la France est devenue le conservatoire de ses ambitions passées. Mais on ne pourra indéfiniment combiner la perte de notre production avec la hausse de notre consommation. L’individualisme ravageur qui nous tient désormais lieu de modèle social accompagne notre déclin, mot qu’il est interdit de prononcer à défaut de le combattre.

Les coupables ? Au premier chef les partis politiques qui se saoulent délibérément de leur propre médiocrité et s’affaissent sur eux-mêmes, en entraînant dans leur abaissement le pays tout entier. Voyez-les à l’œuvre au Parlement. L’absence de majorité lors de la dernière élection législative a affaibli l’exécutif et re-parlementarisé la France.

Le président, accusé de despotisme, est saisi de paralysie, humilié au point de devoir annuler la visite officielle du roi d’Angleterre, Charles III. Jacques Julliard

Le résultat passe les espérances. L’Assemblée nationale transformée en champ de foire ou en cour de récré, comme on voudra, où le débraillé du langage le dispute à celui du vêtement, par le soin des Insoumis et plus encore des Insoumises ; l’impuissance érigée en norme constitutionnelle, le président de la République traité de «forcené de l’Élysée» et comparé à Caligula (1) dans la bouche de Mathilde Panot, présidente du groupe des Insoumis ; les socialistes incapables de se dissocier de cette bouffonnerie, tandis que Les Républicains étalent le spectacle de leurs divisions et de leurs ambitions personnelles. Pendant ce temps, le président, accusé de despotisme, est saisi de paralysie, humilié au point de devoir annuler la visite officielle du roi d’Angleterre, Charles III.

Tous constitutionnalistes

Dans tous les pays du monde, lorsque la maison brûle, les voisins oublient un moment leurs querelles, ils aident à dérouler les tuyaux d’incendie ; au besoin ils font la chaîne avec des seaux d’eau. En France, grande nation d’intellectuels, on nomme une commission sur les causes du sinistre et l’on convoque des architectes pour tracer sans tarder les plans d’un nouvel édifice.

Eh bien! C’est le moment que choisissent les spécialistes de droit constitutionnel – il y a dans l’âme de chaque Français un bricoleur de Constitution qui sommeille – pour sonner l’hallali et déclarer qu’il est temps de changer nos institutions. On l’attendait, celle-là. Et dans quel sens, je vous prie? Dans celui du désordre et de l’impuissance, naturellement, avec renforcement des pouvoirs de cette Assemblée nationale structurellement incohérente.

Les Français d’aujourd’hui se laisseraient difficilement dépouiller de ce pouvoir que le général de Gaulle a confié au peupleJacques Julliard

Trois accusés : le 49.3, le scrutin majoritaire à deux tours, l’élection du président de la République au suffrage universel. Le 49.3 avait été conçu par les rédacteurs de notre Constitution, approuvée par les quatre cinquièmes des Français pour obliger l’Assemblée, dans un régime qui demeurait d’essence parlementaire, à la responsabilité, selon l’adage: «On ne détruit que ce que l’on remplace.» Le scrutin majoritaire, quant à lui, joua un rôle décisif dans la stabilité de la Ve République, au rebours de la représentation proportionnelle, qui comme son nom l’indique, représente les Français, mais les dispense de former entre eux une majorité propre à gouverner.

L’élection du président au suffrage universel, enfin, va dans le même sens ; du reste les Français d’aujourd’hui se laisseraient difficilement dépouiller de ce pouvoir que le général de Gaulle a confié au peuple. En un mot comme en cent, la dernière chose à changer dans ce pays immobiliste, ce sont les institutions. Ce sont elles qui, quelle que soit la personnalité du président, nous mettent à l’abri des derniers malheurs.

L’ardente obligation du Plan

Tout ce que le socialisme a de socialement utile, après l’effondrement des régimes autoritaires qui se réclamaient frauduleusement de lui, s’est réfugié dans l’idée de planification, c’est-à-dire d’élaboration concertée entre les divers groupes sociaux d’un avenir commun. Sous sa forme contraignante pratiquée dans les anciens pays communistes, elle avait pour inconvénient de brider l’initiative individuelle et la créativité qui a toujours été et demeure la grande force du système capitaliste.

Sous sa forme libérale et indicative, elle a pour but de coordonner les initiatives et de leur donner des objectifs communs et utiles à l’ensemble de la société. On ne manquera pas de faire remarquer qu’Emmanuel Macron, qui comprend toute chose et agit en sens inverse, a prétendu ressusciter la planification à la française, en en confiant le soin à François Bayrou. Depuis, on n’en a plus entendu parler.

Pour faire bonne mesure, il a même au lendemain de sa réélection, institué un Conseil national de la refondation, dont les initiales, CNR, ont été pensées pour évoquer le Conseil national de la Résistance. Il s’agissait en somme, et rien n’était plus opportun, de mettre en place, comme à tous les grands tournants de l’Histoire de la France moderne, des états généraux de la société. C’est une institution mort-née, comme si Emmanuel Macron s’ingéniait à invalider d’avance toutes les procédures qui en France ont historiquement présidé au renouveau et à la concorde des citoyens. Il faut avouer que c’est un grand illusionniste.

On ne recrée pas les états généraux et la planification sans susciter d’abord un mouvement convergent, dans les esprits et dans les volontés: telle est même la fonction principale, préalable à tout autre, du président de la République, dans la lignée du refondateur de nos institutions: le général de Gaulle. Car, dans mon esprit, ce renouveau de la planification, auquel j’appelle, ne devrait pas concerner exclusivement l’économique ; il devrait inclure le social, et notamment l’élaboration d’une nouvelle philosophie du travail, pour faire droit à l’aspiration sous-jacente à tous les mouvements sociaux actuels.

La France a eu souvent besoin de toucher le fond pour amorcer d’un élan décisif les conditions de la remontée : c’est alors qu’elle commence à prouver qu’elle est une nation. Jacques Julliard

Devant la carence d’Emmanuel Macron et de ses états-majors, cette tâche incombe à la social-démocratie. Encore faudrait-il, on en revient toujours là, que celle-ci prenne le risque d’exister. Pour l’heure, elle n’en prend pas les moyens. Il y a pourtant en son sein des hommes et des femmes tels que François Hollande, Bernard Cazeneuve, Manuel Valls, Carole Delga, persuadés de la nécessité de ce que je ne fais ici que rappeler. On en revient toujours à la formule d’Épictète, qu’Eduard Bernstein, le grand penseur du révisionnisme marxiste, appliquait à la social-démocratie: «Qu’elle ose paraître ce qu’elle est.»

La douceur du déclin et l’attente du renouveau

Oui, la France est orpheline de la social-démocratie comme elle l’est de Charles de Gaulle ; deux façons complémentaires d’incarner et de mettre en œuvre le patriotisme, qui n’a rien à voir avec le nationalisme, mais qui est l’inverse de cet individualisme petit-bourgeois, qui prend les apparences de l’esprit libertaire, mais qui n’est que le consentement au déclin collectif.

Ici s’arrêtent la tâche et les pouvoirs du chroniqueur. Il ne saurait substituer ses idées ni même ses espoirs à celles et ceux de ses compatriotes. Mais il sait, de toute sa conscience historique, que la France a eu souvent besoin de toucher le fond pour amorcer d’un élan décisif les conditions de la remontée: c’est alors qu’elle commence à prouver qu’elle est une nation, c’est-à-dire un ensemble solidaire et volontaire. De Jeanne d’Arc à Charles de Gaulle en passant par Danton et Clemenceau, elle trouve alors les héros qui l’aident à reprendre collectivement conscience d’elle-même. Nous sommes une nation à courant alternatif, on ne nous changera pas. Nous n’avons fait jusqu’ici que savourer les douceurs du déclin, peut-être faut-il, conformément à notre Histoire, qu’il se transforme en épreuve et même en malheur pour susciter en son sein les conditions et les hommes d’un renouveau. C’est, comme on dit justement, tout le mal que je nous souhaite. À moins qu’une conscience accrue de nos constantes historiques nous incite par bonheur à devancer l’appel.


(1) Au passage, que Mme Panot, qui ne paraît pas avoir lu Suétone, sache que Caligula, parvenu au pouvoir avec l’aide du préfet du prétoire, un certain Macron – cela ne s’invente pas – fut très populaire dans le peuple grâce à son libéralisme et à ses libéralités, mais se heurta très vite, avant de devenir fou, à toutes les élites gouvernantes à Rome 

9 commentaires sur Jacques Julliard: «Au secours, la IVe République revient!»

  1. Vincent R.B. Blazy // 9 avril 2023 à 20 h 57 min //

    Sur la première partie de l’article:

    Ce n’est pas l’absence de majorité artificielle à l’Assemblée qui y cause la foire: fausser la représentation nationale – soigner les symptômes – ne peut masquer efficacement la réalité du vote insoumis (si tant est que ce soit une maladie). Se tourner vers des modes de scrutins moins médiévaux, comme le jugement proportionnel, dans lequel on se prononce sur toutes les listes candidates pourrait en revanche accentuer d’autant la représentation des volontés nationales tout en élisant des profils plus consensuels et tempérés.
    En outre, la reprise de conscience générale que c’est le Parlement qui légifère permettrait un regain de responsabilité de ses membres, censés construire des majorités sur des amendements, articles et donc sur la construction de textes de compromis, ou encore sur la non censure d’un gouvernement qui ne peut ainsi qu’être acceptable pour toute coalition majoritaire qui s’organiserait en responsabilité (même s’il n’aurait pas forcément à prendre à son compte son programme législatif ni le contraire, elle peut s’accorder sur un et le mettre en œuvre seule, et tout membre et groupe aurait ainsi pour but de pousser le plus de ses mesures dans chaque compromis, pas de chahuter, mais d’œuvrer.)
    Cela n’ôte aucune prérogative gouvernementale de rationaliser le parlementarisme, quitte à forcer toute troisième censure consécutive à proposer à la Présidence de la République trois noms pour la tête du prochain Gouvernement: faute d’une telle censure constructive à la française, le Gouvernement encore largement plus présidentiel que fans le cas précédent est ainsi de droit, son initiative législative comprise: et sauf à dissoudre, les pouvoirs sont alors divisés à l’étasunienne… Et alors. C’est intéressant et nullement dramatique, surtout temporairement.
    La stabilité est ainsi parfaitement assurée sans flouer ni confondre aucun des pouvoirs, ni distordre la représentation nationale.
    Et tout cela rendrait au passage à ladite présidence son autorité arbitrale et apartisane! Elle n’a pas à gouverner, encore moins à légiférer (d’ordinaire).

    Sans compter bien sûr les autres causes, sociales, sociétales de ces chahuts parlementaires, ancrées dans l’opinion publiques, dont la résolution ne peut donc qu’être telle et non institutionnelle (les votations – élections ou (p)référendums permettant à l’inverse justement d’en prendre la plus fidèle température, le diagnostic le plus précis)…

  2. GLADIEU Jean-Dominique // 7 avril 2023 à 18 h 49 min //

    Il a de l’aplomb Jacques Julliard ! Dire que les années Pompidou, Giscard et Mitterrand ont prolongé l’ascension que la France a connu pendant les années De Gaulle, il fallait oser ! De même que proposer une solution sociale-démocrate en alternative au danger de retour à la IVéme République !
    De plus qui seraient les sauveurs potentiels ? Hollande, Cazeneuve, Valls, Delga !!!

  3. Gilles Le Dorner // 6 avril 2023 à 20 h 38 min //

    en dites racines , il n’est pas de racines s’ il n’est pas d’ Espérance comme pousser la charrue sans ou au moins sans trop regarder en arrière n’ est ce pas même si cela contrarie « nyet voyne »

  4. Gilles Le Dorner // 5 avril 2023 à 20 h 13 min //

    Le problème est que la réalité des faits est ce qu’elle est de la présidence comme de l’électorat français en tout respect constitutionnel et respect de ce garde-fou / et puis prière de Mardochée et Espérance jusqu’en Oural aussi « nyet voyne »

  5. A Alain Kerhervé… vous avez raison , globalement ce texte se lit….comme CO?SEQUENCE d’une incapacité de nos chers concitoyens , et ce au plus haut niveau intellectuel, à faire la différence entre conséquences et CAUSES.
    Il aurait été plus enthousiasmant de la part de Mr Julliard de faire une analyse des causes de nos turpitudes, à commencer par analyser les raisons de notre enracinement en MEDIOCRATIE depuis la disparition du Gl de Gaulle et de ses vaillants Ministres et autres collaborateurs plus éclairés à ce sujet de faire la FRANCE !!!!

  6. Il est vrai que faire référence à Hollande et ses amis n’est pas heureux… Mais reconnaissons néanmoins que le reste de cet article est de bonne tenue.

  7. Globalement d’accord. Espérons que les sages du Conseil constitutionnel retoquerons en globalité cette réforme qui a été présentée au titre du Budget rectificatif de la Sécurité Sociale dont la validité s’étale sur l’exercice budgétaire en cours alors que les dispositions financières prévues à la réforme courent sur plusieurs années !!!!!!

  8. Fonder ses espoirs sur la bande des quatre cités alors qu’ils sont justement parmi les responsables de cet effondrement, surtout Hollande decredibilise totalement cet article. Dommage

  9. Bernadet Didier. // 4 avril 2023 à 15 h 27 min //

    Il y a certes de grands gaullistes de gauche. Je me souviens d’un certain Alain Savary, qui fût « corvettar » dans la Royale, assurant notre présence pendant la guerre à Saint Pierre et Miquelon. Il y a encore des anciens, mais de moins en moins nombreux, car les jours passent bien vite à nos âges, et le temps qui reste pour « dire », convaincre, s’amenuise comme peau de chagrin. La jeunesse n’est pas un état d’esprit mais un état d’être. Alors, soyons, et ne laissons pas le temps imposer son diktat.

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