Jean-Éric Schoettl : « Une partie de nos soldats bientôt aux 35h ? Le Conseil d’État à la croisée des chemins »

TRIBUNE – Le Conseil d’État va-t-il juger, comme la Cour de justice de l’Union européenne voilà peu, qu’une directive européenne sur le temps de travail est applicable aux soldats de l’armée française ? Ce serait ouvrir la voie à d’infinies contestations et sacrifier l’unité de la condition militaire, argumente l’ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel.

La directive européenne de 2003 sur l’aménagement du temps de travail s’applique-t-elle aux militaires ? Eu égard aux enjeux dont est porteuse l’organisation de nos forces armées, une telle question ne saurait recevoir une réponse tarabiscotée. Et cette réponse tranchée ne peut être que négative, conformément au traité sur l’Union européenne (TUE) lui-même, dont l’article 4 dispose que « La sécurité nationale reste de la seule compétence de chaque État membre ».

Toutefois, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), saisie par un garde-frontière slovène, a choisi de faire dans la dentelle. Le 15 juillet 2021, elle a jugé que la directive de 2003 est applicable, sauf exception, aux militaires. Quelles exceptions ? Les opérations du champ de bataille, les entraînements opérationnels, les missions des unités spéciales ou des « contraintes insurmontables ».

Cette frontière incertaine n’a pas de sens dans une armée intégralement professionnalisée comme l’armée française. À quoi rattacher par exemple les services de soutien qui, bien qu’ayant leur siège sur le territoire national, appuient nos troupes sur le terrain ? Le découplage artificiel entre fonctions militaires « ordinaires » et missions opérationnelles affaiblirait, en désynchronisant les secondes des premières, nos capacités de défense et de maintien de l’ordre, au détriment de la préservation de la souveraineté et de l’intégrité de l’État. Qui plus est, la banalisation du statut militaire méconnaîtrait la singularité de l’engagement dans les armes et nierait l’unité de la condition militaire, qui doit être comprise en termes de disponibilité, de dévouement et de sacrifice, et compte tenu de compensations propres en matière de congés et de retraite.

Le fil rouge de l’arrêt est que les militaires, à quelques particularités près, sont des travailleurs comme les autres. Nous sommes loin de l’Europe puissance rêvée par Emmanuel Macron

Ces considérations n’ont guère pesé à Luxembourg. Par une de ces décisions bavardes et filandreuses dont les cours supranationales ont le secret, la CJUE concède que, s’il appartient aux États membres d’« arrêter les mesures propres à assurer leur sécurité intérieure et extérieure, y compris les décisions relatives à l’organisation de leurs forces armées », une mesure nationale prise à ce titre n’échappe pas au droit de l’Union. Le fil rouge de l’arrêt est que les militaires, à quelques particularités près, sont des travailleurs comme les autres. Nous sommes loin de l’Europe puissance rêvée par Emmanuel Macron.

Née des réclamations d’un garde-frontière slovène, la revendication tendant à ce que les militaires relèvent de la directive de 2003 aurait pu ne pas toucher la France tant elle est étrangère à la conception que nos militaires se font de leur engagement. Mais un sous-officier de gendarmerie français a demandé à sa hiérarchie de plafonner la durée hebdomadaire de travail au maximum fixé par la directive de 2003. Mécontent de la réponse qui lui a été apportée (à supposer la directive applicable, le plafond qu’elle fixe est respecté dans la gendarmerie), il l’a déférée au Conseil d’État.

Dans leurs observations, les ministres de la Défense et de l’Intérieur demandent au Conseil d’État de déclarer la directive de 2003 inapplicable aux membres des forces armées. Deux terrains s’offraient a priori pour étayer cette demande.

La CJUE a méconnu la règle selon laquelle l’Union n’a pas « la compétence de ses compétences »

Le premier consistait à inviter le Conseil d’État à juger que, en étendant l’applicabilité d’un acte européen de droit dérivé (la directive de 2003) au-delà du domaine de compétence de l’Union (tel que délimité notamment par l’article 4 du TUE), la CJUE a méconnu la règle selon laquelle l’Union n’a pas « la compétence de ses compétences », celle-ci restant l’apanage des peuples souverains. C’est la position du Tribunal constitutionnel allemand, réaffirmée par sa décision du 5 mai 2020 relative au rachat d’obligations publiques par la BCE.

« Nécessaire libre disposition de la force armée »

Mais cette première argumentation se heurtait à la position de principe adoptée par le Conseil d’État dans une affaire précédente (arrêt French Data Network, 21 avril 2021, à propos de l’utilisation des données de connexion à des fins pénales et de renseignement). Le Conseil d’État s’y interdit d’opposer à la CJUE un veto analogue à celui émis par la Cour de Karlsruhe en matière monétaire. Le juge administratif, considère-t-il, «ne saurait priver les décisions de la Cour de justice de la force obligatoire dont elles sont revêtues, au motif que celle-ci aurait excédé sa compétence en conférant à un principe ou à un acte du droit de l’Union une portée excédant le champ d’application prévu par les traités ».

Un second terrain s’offre cependant au Conseil d’État pour déclarer la directive de 2003 inapplicable aux militaires. Le Conseil constitutionnel a estimé que le droit européen dérivé ne peut recevoir application s’il est contraire à une règle ou à un principe « inhérent à l’identité constitutionnelle de la France » (27 juillet 2006, confirmée par sa décision Société Air France du 15 octobre 2021). S’agissant du temps de travail des militaires, un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France s’oppose à l’applicabilité de la directive : celui de la « nécessaire libre disposition de la force armée » (décision des 28 novembre 2014 et 27 février 2015).

Si la décision du Conseil d’État était dans le sens de l’arrêt de la CJUE, l’unité du statut militaire, gage de l’unité de destin et de l’efficacité des membres des forces armées, serait rompue

Que jugera le Conseil d’État ? Rejettera-t-il le recours en déclarant inapplicable la directive ou considèrera-t-il, dans une logique de conciliation « à tout prix » avec la Cour de justice, que la directive est applicable aux militaires (ce qui ne lui interdit pas de rejeter le recours, en jugeant la durée maximale hebdomadaire de travail des gendarmes déjà compatible avec la directive) ?

Si la décision du Conseil d’État était dans le sens de l’arrêt de la CJUE, l’unité du statut militaire, gage de l’unité de destin et de l’efficacité des membres des forces armées, serait rompue. La gendarmerie verrait sa nature militaire écornée, ce qui déséquilibrerait tout notre système de défense et de sécurité. Un abîme d’incertitudes se creuserait. Les gendarmes départementaux seraient tantôt couverts par la directive, tantôt exclus de son application (en cas de circonstances exceptionnelles ? lorsqu’ils participent à la défense opérationnelle du territoire ?). Qu’en serait-il de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris – ces militaires qui ont sauvé Notre-Dame – ou des commissaires des armées ? Comment régler les nombreuses autres questions relatives à l’application aux militaires du droit commun du temps de travail et à ses complications (décompte individuel du temps de travail, limitation forte du travail de nuit, planification rigide de l’activité, nécessité d’un accord préalable de chaque personne pour la faire évoluer, décompte précis des récupérations) ?

La soumission du Conseil d’État à la CJUE entraînerait de cruels paradoxes : l’unité de la condition militaire serait remise en cause alors que nos militaires clament leur attachement à un statut qui est à la mesure de leur engagement, à nul autre pareil ; ceux qui, au péril de leur vie, assurent la sécurité de la nation, dans un contexte planétaire de plus en plus troublé, seraient payés en retour par l’insécurité juridique.

1 commentaire sur Jean-Éric Schoettl : « Une partie de nos soldats bientôt aux 35h ? Le Conseil d’État à la croisée des chemins »

  1. s’agissant de l’intérêt vital de la France a demeurer souveraine pour l’emploi et donc la disponibilité de ses troupes .une fois de plus la « tribu  » des branques qui nous gouvernent sort le parapluie de la fourberie du recours au Conseil d’Etat pour ne pas froisser de front le « p’tit » chef qui se voit déjà président de l’UE ,en déclarant nulle et sans objet la décision de la CJUE et à ne pas y donner suite.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*