Pologne: « Le droit européen doit-il prévaloir sur la souveraineté et l’identité de ses membres ? »

« La Pologne est un État souverain et n'est pas entrée dans l'UE pour perdre cette souveraineté durement conquise ». AFP

Le Tribunal constitutionnel polonais s’est prononcé contre la suprématie absolue du droit de l’Union européenne. Max-Erwann Gastineau estime qu’une nation démocratique ne saurait déléguer sa politique à des juges européens non-élus.
Diplômé en histoire et en science politique, Max-Erwann Gastineau est essayiste. Il est l’auteur d’un essai remarqué, Le Nouveau procès de l’Est (Éditions du Cerf, 2019).

En 2005, la figure du « plombier polonais », symbole de la dérégulation économique et migratoire, cristallisait l’opposition du peuple français au projet de Constitution européenne. Plus de quinze ans après, c’est une autre figure, celle du juge polonais, qui cristallise les tensions.

En cause, le refus par la Pologne de répondre aux injonctions de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), qui exigeait le retrait d’une réforme controversée de son système judicaire. Refus motivé par les juges du Tribunal constitutionnel de Varsovie qui, dans une décision datée du 7 octobre dernier, qualifient ces injonctions d’illégitimes, la question de l’organisation du système judiciaire n’ayant jamais été transférée par les États à l’Union européenne (UE) et, de ce fait, portée à l’appréciation du juge européen.

Plus qu’un tour de passe-passe juridique, une décision « gravissime », estime Clément Beaune, Secrétaire d’État aux affaires européennes, posant les prémisses d’un futur polexit ? Il faudra nous expliquer ce qui sépare fondamentalement la décision du juge polonais de la philosophie de la Cour de Karlsruhe, où siègent les juges constitutionnels allemands.

Dans son fameux arrêt du 30 juin 2009, la Cour de Karlsruhe rappelait une donnée essentielle : il n’existe pas un « peuple européen », mais des peuples. Max-Erwann Gastineau

Dans son fameux arrêt du 30 juin 2009, Karlsruhe rappelait une donnée essentielle : il n’existe pas un «peuple européen», mais des peuples, et conclut de cet état de fait, parfaitement incontestable, deux choses non moins essentielles : 1/ les parlements nationaux, comme le Bundestag, demeurent le centre névralgique du processus d’élaboration des normes collectives ; 2/ les juges constitutionnels, gardiens de la norme des normes : la constitution, sont habilités à s’opposer à l’application de toutes dispositions européennes outrepassant le cadre des traités. Tant qu’ « aucun peuple européen unifié (…) ne pourra exprimer une volonté majoritaire par des voies politiques effectives (…), résumait Karlsruhe en 2009, les peuples de l’Union, constitués dans les États membres, demeurent les titulaires exclusifs de l’autorité publique ». C’est du reste en vertu de cet arrêt que Karlsruhe s’est opposé, le 9 juin dernier, à ce que la CJUE avait validé : la politique d’achat de titres de la Banque centrale européenne (BCE).

À l’heure où nous écrivons ces lignes, nul ne songe à Bruxelles à suspendre le plan de relance allemand, comme cela est envisagé pour faire pression sur la Pologne. La décision des juges polonais est pourtant conforme à l’esprit de Karlsruhe : il s’agit de rappeler le primat des nations et de leur identité constitutionnelle sur l’extension illégitime du champ d’action de l’UE.

Apprenons à regarder Varsovie, non comme la capitale d’une Europe au rabais, mais avec les mêmes yeux que Karlsruhe. La Pologne est un État souverain et n’est pas entrée dans l’UE pour perdre cette souveraineté durement conquise. Cessons de brandir de Gaulle comme un étendard et lisons-le. L’Europe doit se détourner des « chimères » et se construire sur des « réalités ». L’Europe n’est pas le théâtre d’un affrontement entre le bien et le mal, entre le camp du « oui » fédéraliste et du « non » nationaliste. Elle n’est pas, comme on peut le lire ici et là, un syndicat de copropriétaires dont les règles seraient aussi limpides qu’incontestables, mais avant tout l’expression de tensions inévitables, tant les frontières censées délimiter le pré carré des États et les compétences de l’Union s’avèrent toujours plus poreuses.

L’Europe n’est pas le théâtre d’un affrontement binaire, mais l’expression de rapports de force permanents entre nations, juges nationaux et européens, élans supranationaux et droits locaux. Max-Erwann Gastineau

Nous l’avons vu en France en juillet dernier, à l’occasion de la décision de la CJUE statuant sur le temps de travail de nos militaires. La libre organisation de nos armées ne concerne-t-elle pas notre « sécurité nationale » et donc un domaine relevant, au titre de l’article 4 du Traité de l’UE (TUE), de la « stricte compétence des États » ? Nous le voyons également sur le terrain sociétal, qui ne relève pas d’une compétence européenne, où la Commission Von der Leyen n’hésite plus à faire flèche de tout bois pour promouvoir les « droits LGBT ». Dernier exemple en date, assez peu commenté : la stratégie européenne sur les « droits de l’enfant », dont les conclusions, loin de se concentrer sur le seul enfant, visent la reconnaissance de la pluralité des familles. « Il n’y a pas de consensus au sein de l’Union européenne en ce qui concerne la vision de la famille et du mariage, rappelait récemment le vice-ministre de la justice polonais, Marcin Romanowski. Une fois de plus, l’Union européenne ignore les limites de ses compétences fixées par le Traité ». Nous le voyons enfin sur le terrain migratoire, où là aussi en théorie les États restent les principaux maîtres du jeu. Qui peut aujourd’hui sérieusement vouloir réduire les flux migratoires sans, parallèlement, remettre en cause le carcan jurisprudentiel européen ? Rappelons, à titre d’exemple, que suite à plusieurs décisions de la justice européenne un clandestin ne peut plus être placé en garde à vue du seul fait de sa présence illégale sur le sol français.

L’Europe n’est pas le théâtre d’un affrontement binaire, mais l’expression de rapports de force permanents entre nations, juges nationaux et européens, élans supranationaux et droits locaux. Pour pacifier l’ensemble, une « théorie nationale de la marge d’action » reste à ériger au niveau européen, estime Jean-Marc Sauvé, ancien vice-président du Conseil d’État. Théorie qui permettrait de (re)définir ce qui relève de l’engagement commun européen et ce qui relève des identités nationales. Théorie qui, dans la Science politique, permettrait d’étendre la notion de « contre-pouvoirs », aujourd’hui réservée au face-à-face citoyens-État, aux relations États-Europe, en vue de préserver les droits des premiers sur l’extension continue des empiètements du second.

Le principe de « subsidiarité », cher au traité de Lisbonne et aux pères fondateurs démocrates-chrétiens de l’Europe, invite à l’avènement de tels contrepoids nationaux (judiciaires et parlementaires). En France, les juges constitutionnels pourraient de façon plus systématique contrôler les « actes dérivés » émanant des instances supranationales (décisions et arrêts de la CJUE, règlements et directives de la Commission européenne), être explicitement habilités à défendre l’ «identité constitutionnelle» de la France dont il conviendrait par ailleurs de préciser, après un grand débat national (et un référendum ?), le contenu («souveraineté», «indivisibilité», «laïcité», «racines chrétiennes»…). Une nation démocratique protège les droits de ses citoyens comme individus. Elle doit aussi les défendre en tant que membres d’une communauté, sujet historique doté de droits et de capacités d’action inaliénables. Le concept d’« identité constitutionnelle », déjà mobilisé en France par le Conseil constitutionnel en 2006, doit plus que jamais rentrer dans notre culture juridico-politique, et ainsi contribuer à préserver l’Europe de sa tentation impériale.

Les nations d’Europe centrale et orientale ne nous ont pas rejointes en 2004 pour « profiter des fonds européens », bien qu’elles en bénéficient amplement, mais pour rejoindre la « vieille maison » pour laquelle, sous l’œil de Moscou, elles s’étaient tant battues : l’Europe. Max-Erwann Gastineau

 

Car la dernière querelle entre juges polonais et juges européens pose, plus fondamentalement, la question du sens du projet européen. S’agit-il, au fond, de construire une union « sans cesse plus étroite entre les peuples d’Europe » (article 1 du Traité de l’UE), justifiant à l’orée des prétoires l’uniformisation progressive du vieux continent ? Ou bien s’agit-il d’une coopération circonscrite dans les limites évoquées à l’article 4 du traité de l’UE, qui rappelle que « l’Union respecte l’égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles » ? L’Europe est-elle un processus inaltérable, un mouvement de fond appelé à poser, au gré des crises, les fondations d’un super-état transnational, répliquant l’utopie kantienne de paix perpétuelle ? Ou bien n’est-elle – et ce serait déjà beaucoup ! – qu’une construction institutionnelle, ne se laissant nullement guider par on ne sait quel « sens de l’Histoire », et de ce parfaitement amendable ?

La question des limites à poser au juge européen nous concerne tous, Français comme Polonais. Cinq ans après le Brexit, et la volonté des Britanniques de reprendre le contrôle vis-à-vis d’un processus européen marqué par le primat du droit – émanant de la jurisprudence des cours supranationales – sur la loi – émanant des parlements nationaux -, l’utopie de la fin des frontières et le mépris des sentiments nationaux, remettons les choses à plat. Pourquoi ne pas profiter de la présidence française de l’UE pour organiser, à l’image du débat sur l’identité nationale institué par Nicolas Sarkozy en France en 2009, une grande concertation entre gouvernements sur les « valeurs de l’Europe » ? En 2005, le projet de constitution européenne prévoyait de faire mention de nos « racines chrétiennes ». Qu’en est-il aujourd’hui ? Les valeurs chrétiennes font-elles toujours partie de notre fonds commun ?

Les nations d’Europe centrale et orientale ne nous ont pas rejointes en 2004 pour « profiter des fonds européens », bien qu’elles en bénéficient amplement, mais pour rejoindre la « vieille maison » pour laquelle, sous l’œil de Moscou, elles s’étaient tant battues : l’Europe. L’Europe et ses mœurs, l’Europe et ses valeurs, aussi bien temporelles que spirituelles.

Si le vieux continent, comme l’écrivait Milan Kundera, représente « un maximum de diversité dans un minimum d’espace », consacrons cette diversité autrement que comme l’expression d’un folklore désuet, sinon dangereux. Réécrivons l’article 1 du TUE qui définit le projet européen comme visant « l’union sans cesse plus étroite entre les peuples d’Europe ». Donnons à ce dernier un contenu plus sage mais non moins ambitieux, celui de favoriser une « union étroite autour d’un héritage historique partagé, dont les peuples et les États, en coopération avec les institutions communautaires, forment les diverses modalités d’expression ».

4 commentaires sur Pologne: « Le droit européen doit-il prévaloir sur la souveraineté et l’identité de ses membres ? »

  1. C’est une vieille histoire la Pologne , vue de France sans doute , vieille histoire . Et aussi …en égrenant les camps , et puis les « murs » ou « poumons » . Et sans amalgame , ni intérêt d’élection , c’est aussi une petite flamme , c’est plus qu’une petite flamme , il y faut des volontés aussi , croix de Lorraine sans fioriture et sans système rigide établi , difficile conciliation de fides et ratio certes , de volontés et d’Espérance aussi Il manque à France un brin d’Espérance

  2. Cher Internaute…. »les juges allemands et polonais sont plus farouches que les juges français à vouloir défendre leur « identité nationale ». et vous certainement pas. Allez donc rejoindre la clique au « Chérubin du Palais » !!!!

  3. FLOUREUX RENE // 14 octobre 2021 à 18 h 00 min //

    Défendre la souveraineté et l’identité des peuples

    A Baert J-C
    Je n’ai pas la même interprétation que vous à propos de cet article sur le droit européen.
    Je ne crois absolument pas comme vous le dites que la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe oublie superbement le principe de subsidiarité. Si elle devait utiliser cet argument à son avantage, elle ne s’en priverait pas. Ce principe que vous soulevez est accessoire voire subversif au point de désavantager notre position. Le sujet principal concerne l’identité et la souveraineté d’un peuple au-delà de la question des compétences propres, des compétences partagées, du principe de subsidiarité et de proportionnalité comme vous le laissez entendre.
    En réalité, les juges allemands et polonais sont plus farouches que les juges français à vouloir défendre leur « identité nationale ». Pour être encore plus précis la Cour de Karlsruhe estime qu’il n’y a pas un « peuple européen » mais des peuples et s’oppose à l’application de toutes dispositions européennes outrepassant le cadre des traités n’en déplaise à Clément Beaune notre Secrétaire d’Etat aux affaires européennes. Quant à la Cour Constitutionnel de Varsovie elle s’insurge contre la suprématie absolue du droit de l’U.E et son application par des juges non-élus.
    La critique de l’auteur de l’article s’adresse surtout aux juges constitutionnels français qui pourraient se pencher plus sérieusement sur le contrôle des « actes dérivés » pour mieux défendre l’ « identité constitutionnelle » de la France avec ses attributs tels que : souveraineté, indivisibilité, laïcité, racines chrétiennes…
    Ce qui est surtout mis en avant dans cet article et c’est le plus important ce sont les articles 1er du traité de l’UE pour une union « sans cesse plus étroite entre les peuples d’Europe » et l’article 4 du même traité qui stipule que « l’Union respecte l’égalité des Etats membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles ». Comme tout texte juridique, vous avez à l’intérieur d’un même texte des articles contradictoires, pas forcément conciliables qui prêtent à la confusion, à l’interprétation au gré des circonstances, aux abus de pouvoir d’une structure impériale méprisant les sentiments nationaux et contre laquelle il faut répondre par un contre-pouvoir. Pourquoi dans ce cas la Cour Constitutionnelle de Varsovie devrait-elle se priver de « passe-passe juridique pour refuser les injonctions de la CJUE sur la réforme de son système judiciaire comme le fit la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe contre la CJUE à propos du rachat de titres par la BCE ?
    Donc à la question de savoir si le droit européen doit se prévaloir sur la souveraineté et l’identité de ses membres je répondrai par la négative en observant la façon dont l’Europe est gouvernée actuellement dans le cadre d’une union voulue par les sphères européennes « sans cesse plus étroite entre les peuples d’Europe » mais qui ne respecte plus les identités nationales. Je rappelle que le peuple français consulté par référendum en 2005 sur le projet constitutionnel de l’UE avait répondu NON à près de 55% et que malgré ce vote négatif ce traité lui a été imposé par l’arme parlementaire sous la présidence de Nicolas Sarkozy en 2008 avec une modification notre constitution de 1958 pour la rendre soumise au traité de l’UE ce qui est l’exemple même d’une violation caractérisée de la souveraineté d’un peuple (et de la démocratie). (Pas le cas en Allemagne qui veille aux grains !). Ce NON a été suivi par les néerlandais à près de 62%. Et que dire de la GB qui a pris la fuite ?
    Rf 14.10.21

  4. Et que fait donc la Cour de Karlsruhe sinon oublier superbement le principe de SUBSIDIARITE rappelé ci après depuis les textes officiels de l’UE :
    Base juridique
    Article 5, paragraphe 3, du traité sur l’Union européenne (traité UE) et protocole (n° 2) sur l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité.

    Objectifs
    Les principes de subsidiarité et de proportionnalité régissent l’exercice des compétences de l’Union européenne. Dans les domaines qui ne relèvent pas de la compétence exclusive de l’Union, le principe de subsidiarité entend protéger la capacité de décision et d’action des États membres, et il légitime l’intervention de l’Union si les objectifs d’une action ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres, mais peuvent l’être mieux au niveau de l’Union, «en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée». Son introduction dans les traités européens vise ainsi à rapprocher l’exercice des compétences au niveau le plus proche possible des citoyens, conformément au principe de proximité énoncé par ailleurs à l’article 10, paragraphe 3, du traité UE.

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