Guaino : « Nationalisations partielles ou totales, il ne faut rien s’interdire »

ENTRETIEN. Dettes, pouvoir d’achat, nationalisation… Henri Guaino, ex-conseiller de Nicolas Sarkozy, évoque les pistes pour affronter la crise économique.
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 Propos recueillis par Florent Barraco (Le Point)

Avant même que le rendez-vous pour l’entretien ne soit pris, le ton était donné. Dans un petit commerce parisien, à un homme lui demandant s’il a des informations sur la suite des événements ou sur les futures décisions prises par l’exécutif, Henri Guaino lâche : « Je n’ai pas d’informations, je n’ai que des colères. » La colère passée – « elle ne sert à rien » –, l’ancien conseiller spécial de Nicolas Sarkozy s’est longuement confié au Point pour évoquer les conséquences du Covid-19 et surtout parler de la crise économique et sociale qui vient.

« Je ne vois pas qu’au-delà des plans qu’on tire sur la comète pour le futur on a pris la mesure de l’urgence à laquelle nous sommes confrontés », nous explique en préambule l’ex-commissaire au Plan. Plan de relance européen, nationalisation, crise de l’euro, dettes…, Henri Guaino est l’invité de notre grand entretien.

Le Point : La crise sanitaire, si elle n’est pas terminée, semble maîtrisée, et c’est la crise économique qui pointe son nez. Sera-t-elle pire que celle de 2008 ?

En 2008, le monde a échappé, au bord du gouffre, à la catastrophe qu’aurait entraînée l’effondrement du système bancaire et financier mondial. La crise financière a fait d’énormes dégâts, mais le pire a été évité de justesse. Aujourd’hui, les conséquences de l’épidémie et du confinement de la moitié de la population mondiale sont d’ores et déjà dramatiques. Mais c’est maintenant que nous allons réussir ou non à juguler la spirale dépressive qui pourrait devenir incontrôlable et pousser dans des abîmes sans précédent bien des économies et des sociétés, dont la nôtre. Bien que plus de 8 millions d’emplois aient été protégés par le chômage partiel, Pôle emploi annonce déjà plus d’un million de chômeurs supplémentaires entre la mi-mars et la fin avril. La suite de l’histoire est inconnue, parce que ce que nous avons fait pendant deux mois, enfermer tout le monde, est sans précédent dans toute l’histoire de l’humanité.

Les décisions ont-elles été prises assez rapidement ? On a parlé de « guerre » …

Contrairement à la guerre, où l’on mobilise toutes les ressources, là, on a décrété l’arrêt de l’économie, on a soustrait à la production la plupart de ses ressources habituelles. Et on ne sait toujours pas dans quel état l’économie et la société vont en sortir ni même comment et quand elles vont en sortir. Plus la peur et les contraintes, souvent kafkaïennes, persistent et plus le risque est grand qu’aucune force de rappel ne puisse enrayer la spirale descendante.

Peut-on traiter cette crise économique avec les outils habituels ?

Bien sûr que non. Je dirais même que ce qui est raisonnable en temps ordinaires devient déraisonnable quand on se trouve dans une situation aussi dangereuse. Et, à l’inverse, ce qui d’habitude est déraisonnable peut devenir la seule chose qui soit raisonnable.

Le « quoi qu’il en coûte » d’Emmanuel Macron, les prêts garantis d’État, n’était-ce pas ce qu’il fallait faire ?

L’utilisation massive du chômage partiel était la bonne mesure, malgré les risques de fraudes et d’abus. En revanche, j’ai du mal à comprendre, sinon pour des soucis budgétaires, l’ouverture de grandes enveloppes de garanties d’emprunt qui étaient une arme très efficace dans la crise de confiance de 2008, mais qui n’est pas du tout adaptée à la situation actuelle. Il ne s’agit pas aujourd’hui de rétablir la confiance, mais de compenser les pertes de revenus imposées par l’État. Il est d’ailleurs aberrant de dire que l’on aide des entreprises qui n’ont plus que des charges à payer parce que l’État leur a interdit de vendre et de produire. Il en va de même pour leurs fournisseurs et leurs sous-traitants. Présenter les garanties d’emprunt, les reports de charges fiscales et sociales, dont rien ne peut justifier qu’elles ne soient pas toutes annulées, ou le chômage partiel comme des aides, et non comme les indemnisations des préjudices subis du fait des lois et des décisions administratives, est tout simplement inacceptable du point de vue des principes élémentaires d’un État de droit, mais aussi de la logique économique. La logique du prêt enferme les pouvoirs publics dans une contradiction. Si l’on prête, c’est que l’on souhaite être remboursé, donc on ne prête pas aux entreprises les plus fragiles qui sont les premières victimes du confinement qu’on leur a imposé. Quant aux entreprises auxquelles on prête, on fait peser sur elles une pression à la restructuration et aux gains de productivité pour qu’elles dégagent les revenus nécessaires au remboursement. C’est la politique du darwinisme économique qui profite de l’épidémie pour imposer sa logique selon laquelle seuls les plus forts méritent de survivre, ce qui est bien en phase avec la logique de ce virus qui tue les plus fragiles, mais en contradiction avec l’objectif de préserver l’emploi. Ce qui à court terme est vital. Comme disait Keynes, dans le long terme, nous serons tous morts.

Le pragmatisme anglo-saxon ne s’embarrasse pas de nos préjugés idéologiques.

Faut-il alors nationaliser certaines grandes entreprises stratégiques, comme Air France ou Renault, au lieu de leur prêter de l’argent ?

Augmentations de capital souscrites par l’État, nationalisations partielles ou totales, temporaires ou durables, il ne faut rien s’interdire. En 2008, les Anglais ont nationalisé temporairement les banques qui menaçaient de s’effondrer. Les Américains, chantres de l’économie de marché, n’ont jamais hésité à nationaliser, qu’il s’agisse de banques, de caisses d’épargne, ou de compagnies d’assurances, comme AIG après la faillite de Lehman Brothers, ou General Motors. Le pragmatisme anglo-saxon ne s’embarrasse pas de nos préjugés idéologiques.

Quelles sont les pistes que vous préconisez pour répondre à la crise économique qui vient ?

Il va falloir mobiliser des moyens et des instruments exceptionnels, mais la politique des guichets ouverts ne suffira pas. On ne peut pas aborder cette période sans avoir une stratégie claire et une idée des moyens que l’on peut se donner pour la mettre en œuvre. Il y a trois volets qu’il faut articuler les uns avec les autres. Il y a l’urgence à compenser, autant que faire se peut, les conséquences du confinement, du déconfinement, de la peur et de leurs effets multiplicateurs à l’échelle européenne et internationale. Il y a le pouvoir d’achat. Il y a le besoin de mobiliser les moyens nécessaires pour investir et reconstruire.

Exonération des charges, subventions d’entreprises, chômage partiel…, tout cela coûte beaucoup d’argent. Les États ne se sont pas remis de la crise de 2008. Pourront-ils encore s’endetter davantage ?

C’est là que le bât blesse. On a le sentiment, et c’est vrai dans tous les pays occidentaux, que l’on a décidé le confinement de la population et de l’économie sans se poser la question des moyens qui seraient nécessaires ensuite pour éviter une seconde catastrophe, économique et sociale, qui pourrait, si elle n’était pas maîtrisée, faire encore plus de victimes que l’épidémie elle-même. Imaginez, si l’OIT a raison, la dangerosité d’un monde où, dans les mois qui viennent, 1,6 milliard de personnes seraient privées de tous moyens de subsistance. Donc la question des moyens est absolument capitale et on ne s’en tirera pas avec des faux-semblants comme les garanties de crédit ou les reports de charges. Le « quoi qu’il en coûte » présidentiel relevait du bon sens, mais il a ses limites. Ses limites sont d’abord celles de l’endettement. Les taux d’intérêt bas, le risque élevé que présente, dans les circonstances actuelles, le secteur privé, la masse des liquidités en circulation donnent aux États solides une grande marge de manœuvre. Dans l’histoire des crises, des taux d’endettement, sans drame, qui ont atteint ou dépassé le double du revenu national ne sont pas rares. Mais il faut bien voir qu’après il faudra encore emprunter énormément pour investir massivement si l’on veut sortir la société de l’ornière dans laquelle elle se trouvait déjà et où, avec la crise actuelle, elle s’est enfoncée encore plus profondément.

Il faut bien distinguer ces deux phases : la première où l’on emprunte pour dépenser à fonds perdu afin d’éviter de perdre plus encore et la deuxième où l’on devra emprunter pour substituer progressivement des dépenses productives à des dépenses sociales de réparation.

Si l’orthodoxie l’emportait, la dépression s’accentuerait et les répercussions politiques pourraient être, cette fois-ci, incalculables.

Après l’augmentation des déficits, il y a la rigueur et les plans d’austérité…

Ce n’est pas fatal. D’abord, il faut regarder aussi le budget de l’État, dans les crises, comme un instrument d’intermédiation financière qui emprunte à la place de tous ceux qui ne peuvent plus emprunter auprès des banques pour se financer dans une période difficile. C’est encore plus vrai quand c’est l’État qui est directement responsable de leurs difficultés. Laisser les ménages ou les entreprises se surendetter, s’ils le pouvaient, ne ferait pas une meilleure situation macroéconomique et ferait une situation sociale explosive. Ensuite, l’histoire économique nous apprend que les dettes des grandes crises n’ont jamais été remboursées. La plupart du temps, elles ont fondu avec l’inflation et la croissance et elles deviennent perpétuelles.

On est dans la situation de 1944 : l’état de la société n’autorise pas, pour de longues années, des politiques d’austérité. Et le danger est de voir, avec l’explosion de l’endettement public, une terrible pression de l’orthodoxie financière et des marchés, dont les anticipations sont autoréalisatrices, s’exercer sur les gouvernements pour chercher à imposer ce genre de politique, comme ce fut le cas après la crise financière, dès 2009, ce qui a eu pour conséquence de prolonger la crise. Mais, si l’orthodoxie l’emportait, la dépression s’accentuerait et les répercussions politiques pourraient être, cette fois-ci, incalculables. Pire que tout, l’obsession de la réduction de la dette, c’est le passé qui dévore l’avenir et, avec l’avenir, toute forme d’espérance. Ce qui me fait dire que, dans les circonstances actuelles, l’instrument budgétaire ne peut pas être le principal instrument de la politique économique et, a fortiori, le seul pour faire face au désastre créé par la réponse à l’épidémie.

Que pensez-vous du plan franco-allemand et de la proposition de la Commission européenne ?

Ces plans ouvrent la voie à une redistribution entre les États membres susceptible d’atténuer un peu les tensions croissantes engendrées par les divergences économiques entre l’Europe du Nord et celle du Sud, très touchée par l’épidémie. Mais on ne sait pas encore jusqu’où ira cette redistribution. C’est aussi en partie un jeu de bonneteau qui permet, grâce à la mutualisation, à l’Europe du Sud d’emprunter moins cher puisque l’Union européenne va emprunter à la place des États. Mais ce sont ceux-ci qui, d’une façon ou d’une autre, rembourseront, soit à travers l’augmentation de leurs contributions futures s’il s’agit de subventions, soit sous la forme d’un échéancier comme n’importe quel emprunt s’il s’agit de prêts, ce qui revient au même. L’Union européenne peut aussi se voir dotée de nouvelles ressources propres soit par l’attribution d’une part d’impôts nationaux, comme une fraction supplémentaire de TVA, ou par la création d’un impôt européen, toujours à la charge, donc, des contribuables ou des consommateurs. En tout état de cause, il est improbable que ces fonds, 500 milliards pour le projet franco-allemand ou 750 pour celui de la Commission, soient distribués sans condition, et là, on pourrait bien aller à la catastrophe économique s’il s’agit d’ajustements budgétaires forcés dans l’esprit de ce qui a été imposé à la Grèce. En réalité, ces projets, qui ont été accueillis avec un enthousiasme très excessif par rapport à leur utilité macroéconomique, auraient surtout pour effet de faire entrer l’Union dans un nouvel engrenage fédéral en tout point semblable à celui dans lequel se sont engagés les États-Unis, après leur indépendance, à travers la mutualisation des dettes de guerre. Engrenage d’autant plus pervers qu’il prend un visage presque anodin, technique, qui se donne des airs de générosité, de solidarité, et qui au départ semble n’exiger de sacrifices de personne ni d’abandon de souveraineté.

Mais n’est-ce pas la meilleure chose qui puisse arriver à l’Europe, qui a déjà une monnaie unique, de commencer à se doter d’un vrai budget fédéral ?

C’est toujours la même rengaine : depuis que l’Europe a un marché unique et une monnaie unique, aucune région du monde n’envie ses performances économiques et toutes ses démocraties sont en crise, mais c’est toujours, soi-disant, parce que l’on n’est pas allé assez loin. Il faudrait quand même se demander si les peuples européens sont de plus en plus heureux ou de moins en moins et si tous sont d’accord pour devenir des équivalents européens de l’Illinois ou du Texas, a fortiori de cette manière, qui est la plus détestable de notre construction européenne, d’avancer, à chaque fois que c’est possible, dans leur dos. De toute façon, ces projets ne peuvent pas aboutir sans une modification des traités. Compte tenu de ses conséquences, ce serait, pour le coup, une forfaiture que cette ratification ne soit pas soumise à référendum. Il me semble que la crise démocratique est devenue suffisamment inquiétante pour qu’on n’en rajoute pas.

Quelle est votre réaction sur la décision de la Cour de Karlsruhe ?

Les rédacteurs du traité de Maastricht avaient bien à l’esprit d’interdire tout financement monétaire direct ou indirect des dépenses publiques. L’obsession de l’inflation a coûté très cher à l’Europe, qui, baignant dans une mondialisation déflationniste, n’est plus depuis longtemps menacée par ce risque. Le risque le plus grave après la crise financière était celui de la déflation que Mario Draghi, à la tête de la BCE, a enrayé avec des programmes massifs de rachats de dettes comme en ont mis en place toutes les grandes banques centrales. Et, même avec ça, on n’a pas réussi à atteindre les 2 % d’inflation nécessaires à la vitalité de l’économie. Contrairement à une opinion répandue mais fausse, si les traités sont supérieurs aux lois, ils ne sont pas supérieurs à la Constitution. En France, pour adopter un traité contraire à la Constitution, il faut d’abord modifier la Constitution. Nul ne peut donc faire grief à la Cour suprême allemande de défendre la supériorité de sa Constitution. On peut soutenir naturellement une querelle juridique sur les arguments avancés par la Cour. Mais cela n’a aucune importance, car, si la Cour interdit à la Bundesbank de participer à des programmes de rachat de dette, cette dernière s’exécutera et on ne voit pas pourquoi ce retrait ne s’appliquerait pas aux programmes de la BCE décidés pour faire face aux conséquences de la pandémie. C’est un problème qui ne peut se régler qu’entre Allemands. Mais, compte tenu du poids de la Bundesbank dans les programmes de la BCE, ceux-ci seraient compromis et cela serait catastrophique, parce que l’outil monétaire est le seul qui soit réellement à la mesure de la situation. Il faudrait même aller beaucoup plus loin dans son utilisation.

Comment ?

Si nous ne voulons pas mourir étouffés par des montagnes de dettes et garder la possibilité d’emprunter massivement pour investir, il faut substituer massivement de la monnaie à la dette publique. Jusqu’à présent, on l’a fait par le rachat d’emprunts d’État sur le marché secondaire de la dette : l’État place sa dette sur les marchés financiers et ensuite les banques centrales la récupèrent dans leur bilan en injectant, en contrepartie des liquidités, dans l’économie. Un premier pas pourrait consister à ce que les banques centrales annulent tout ou partie de ces dettes dans leur bilan. Mais, dans ce système de rachat, il reste l’inconvénient de passer par l’intermédiaire des marchés et des établissements financiers qui imposent leurs conditions et leurs humeurs. Un second inconvénient est qu’en injectant des liquidités à travers le système financier on prend le risque d’alimenter davantage les bulles spéculatives que la production. La solution, déraisonnable en temps ordinaires, mais à mon sens la plus raisonnable, sinon la seule, aujourd’hui, c’est que les banques centrales financent directement une partie de la dépense publique. C’est, pour reprendre l’image de Milton Friedman, quelque chose comme de la monnaie qui tomberait d’un hélicoptère sur l’économie.

Plus que jamais, il faut se rappeler que la monnaie est une avance sur la production, l’expression est de Schumpeter.

Le gouverneur de la Banque de France a récemment ironisé sur la croyance dans « la monnaie magique » …

Il a eu tort d’ironiser. Il y a beaucoup de choses en économie qui paraissent magiques parce que nous n’en comprenons pas bien les mécanismes. La leçon de l’histoire, c’est quand même que les erreurs de politique monétaire ont des effets considérables. Donc la monnaie n’est pas qu’un voile et l’on ne peut pas dire qu’elle n’affecte que les prix. Même Milton Friedman, le pape du monétarisme, reconnaissait qu’à court terme la réduction ou l’augmentation de la masse monétaire peuvent avoir des effets considérables sur l’économie réelle. Si la gravité de la crise des années 1930 est due à une erreur de politique monétaire de la banque centrale américaine, alors ça marche aussi dans l’autre sens. Plus que jamais, il faut se rappeler que la monnaie est une avance sur la production, l’expression est de Schumpeter.

On vous rétorquera qu’en manipulant l’outil monétaire on risque de faire monter l’inflation, que l’UE, avec l’euro, a réussi à « tuer » …

De l’inflation, on voudrait bien qu’il y en ait un peu plus. Mais c’est vrai que cette politique présente des risques. D’abord celui qui pèserait sur la crédibilité de la monnaie et qui appelle une limite dans les montants et dans la durée. Le risque de l’inflation est réel mais paraît limité dans le contexte actuel. Et il vaut mieux, à tout prendre, prendre le risque de l’inflation que celui de la grande dépression. À condition de protéger le pouvoir d’achat par l’indexation, au moins pour un temps, des salaires sur les prix. L’indexation pourrait en outre permettre peut-être de réfléchir plus sereinement à l’option de la TVA sociale, qui consisterait à transférer une partie des charges pesant sur le travail à la TVA qui taxe les importations mais qui est déductible à l’exportation.

L’euro est-il en danger ?

Oui, comme à chaque crise économique ou financière grave, parce que c’est une construction dont les fondements économiques sont fragiles. Il ne peut être sauvé, à chaque fois, qu’en transgressant les règles qui le fondent. Ce qui est frappant et inquiétant aujourd’hui, c’est l’absence de toute initiative pour mettre tout le monde au pied du mur sur l’essentiel. L’essentiel, dans l’urgence actuelle, c’est la politique monétaire.

Le risque est de faire n’importe quoi et de déraper…

Le risque, c’est toujours de ne pas se fixer de limites. C’est, hélas, ce que l’on a fait dans la réponse à l’épidémie : on a fait comme si l’on pouvait tout se permettre, sans aucune limite.

Pour être efficace, les moyens à mobiliser sont énormes, mais ils peuvent rapporter beaucoup. Quid de la question du pouvoir d’achat ?

Elle est capitale. Là encore, il faut d’abord gérer l’urgence. On voit bien que la pression pour la hausse des salaires s’accentue de toutes parts et que le pouvoir de négociation des salariés sur le marché du travail va être plus faible que jamais. Mieux vaudrait, en attendant que l’emploi rétablisse un meilleur pouvoir de négociation pour les salariés, leur accorder à tous une prime élevée sous la forme d’une baisse massive des charges salariales pendant douze mois qui augmenterait mécaniquement le salaire net et soutiendrait la demande. C’est typiquement le genre de dépenses qu’il faudrait faire financer par l’hélicoptère monétaire.

Le vrai problème n’est-il pas d’emprunter non pas pour investir dans des infrastructures modernes ou prendre le virage écologique, mais pour payer les retraites, les fonctionnaires?

C’est le désordre croissant que l’on a mis dans l’économie et la société qui a appelé des dépenses croissantes de réparation et d’accompagnement social et creusé les déficits, et non l’inverse. Le mal n’est pas dans les institutions héritées du Conseil national de la Résistance et le remède n’est pas dans les réformes sacrificielles qui commencent toujours par aggraver les choses, mais dans l’investissement qui transforme les structures de production. Au milieu des pénuries l’après-guerre, de l’endettement qui représentait le double du revenu national et de l’inflation qui dépassait les 40 % annuels, c’est le plan Monnet, en 1946, qui a sorti le pays de l’ornière malthusienne dans laquelle il ne pouvait y avoir aucun espoir de renouveau. François Bloch-Lainé, le premier directeur du Trésor nouvellement créé, l’avait, pour cette raison, qualifié à l’époque de fuite en avant nécessaire. À juste titre au regard de la suite de l’histoire.

Aujourd’hui, les taux sont bas, les besoins en capitaux pour réorienter l’économie et préparer l’entrée dans un nouveau cycle économique peut-être comparable à ceux de la révolution industrielle et des Trente Glorieuses se chiffrent en quelques centaines de milliards étalés sur plusieurs années. Il ne faut pas manquer ce début de cycle. L’histoire montre que ceux qui manquent ces moments décisifs le payent toujours très cher et très longtemps. Une solution me semble être dans des fonds d’investissement publics, non inclus dans le budget de l’État, afin de conjurer le risque que les ressources nouvelles servent finalement à financer des dépenses déjà programmées ou de vieux projets, sans lien avec les objectifs poursuivis, qui dorment dans les tiroirs des ministères. C’était la logique, à l’origine, du grand emprunt de l’époque Sarkozy, qui a été rétréci et dénaturé. Le principe devrait être, autant que possible, celui du co-investissement avec les entrepreneurs privés pour des investissements dont la rentabilité est mesurable afin de permettre l’amortissement de la dette. Un fonds pourrait être dédié à la stratégie de réindustrialisation, de relocalisation, aux transitions énergétiques, écologique et numérique. Un second à l’aménagement du territoire pour faire baisser au plus vite la rente foncière dans les grandes métropoles, qui est l’une des causes les plus criantes de l’aggravation des inégalités. Mais tout cela ne doit pas être un faux-semblant informe de gouttes d’eau dans l’océan. Pour être efficaces, les moyens à mobiliser sont énormes, mais ils peuvent rapporter beaucoup.

Pour l’aménagement du territoire et l’écologie, à quel type de grand projet songez-vous ?

Un exemple pourrait être de s’appuyer sur le tracé des chemins de fer du plan Freycinet de la fin du XIXe siècle, qui voulait irriguer le territoire jusqu’au chef-lieu de canton, et d’investir dans les nouvelles technologies de transport pour lesquelles la France est bien placée afin de développer sur tout le territoire des transports ferroviaires modulaires, à la demande, qui changeraient les conditions de la mobilité.

Dans politique économique, il y a politique. Quand on brouille la répartition des rôles entre science et politique, on affaiblit les deux.

Pourquoi voulez-vous remettre en selle le Haut-Commissariat au plan et la Datar ?

Parce que le besoin de stratégie et de coordination n’a jamais été aussi grand et que c’est le meilleur moyen d’y associer toutes les forces vives, comme l’expérience l’a montré du temps où l’État, jusqu’au sommet de celui-ci, prenait tout cela au sérieux et ne pensait pas qu’il suffit, pour faire la prospérité d’une nation, que chacun dans son coin recherche son plus grand intérêt.

L’Élysée annonce la création d’une commission d’économistes de renom pour conseiller le président. Qu’en pensez-vous ?

Qu’il ne faudrait pas reproduire l’expérience, à mes yeux désastreuse, du comité scientifique créé dans le contexte de la pandémie. C’est une chose de consulter les économistes de toutes les tendances pour éclairer la décision, c’en est une tout autre d’institutionnaliser une instance qui les regroupe. Dans politique économique, il y a politique. Quand on brouille la répartition des rôles entre science et politique, on affaiblit les deux.

Cette crise va-t-elle aggraver la défiance envers le pouvoir et faire monter les populismes ?

Elle risque de faire monter bien pire que les populismes si elle est mal gérée, c’est-à-dire avec les mêmes instruments et les mêmes idées que ceux qui depuis des décennies minent dangereusement les sociétés européennes.

4 commentaires sur Guaino : « Nationalisations partielles ou totales, il ne faut rien s’interdire »

  1. Pierre DELCOURT // 14 juin 2020 à 10 h 16 min //

    Trois raisons essentielles ont amené le général de Gaulle à procéder à un certain nombre de nationalisations dans les domaines bancaires et industriels.
    1. Des raisons politiques .
    2. Des raisons morales
    3.Des raisons industrielles

    Chacune de ces raisons pourrait être développée. Je pense que Henri Guaino a raison lorsqu’il affirme « Nationalisations partielles ou totales », il ne faut rien s’interdire. Lorsque le général de Gaulle a procédé aux nationalisations, il savait que ces mesures pouvaient revêtir un
    caractère transitoire. Il s’en est expliqué lors d’un discours devant l’assemblée consultative le 2 mars 1945 où il déclare » Par la suite il appartiendra à la représentation nationale de rendre définitives ou de changer, suivant qu’elle le jugera bon, les dispositions transitoires que nous avons prises et celles que nous aurons à prendre avant qu’elles se soient réunies ». En effet, dans l’esprit de de Gaulle, ces nationalisations ne pouvaient être que temporaires. C’était le pragmatisme bien connu du Général.

  2. Blablatages quand les experts journalistes se meuvent en gouvernants et de parler ou distiller fumeux à la place du Parlement . Que n’ont ils le courage d’aller en politique ? Honneur pourtant à la liberté de la Presse , au son de Liberté dont vibrent Victor Hugo et Chateaubriand . L’Aurore de Zola aussi // Non , démissionner pour se représenter , même de Gaulle ne l’a pas fait en respect . Respect jusqu’en dissolution comme une restitution du Vouloir , respect jusqu’en référendum et jusqu’au désavoeu et jusqu’à sa démission de 1969 . Démissionner pour se représenter ce serait comme un new age maquillant Napoléon III . Un grand respect sans idolâtrie , un trés grand Monsieur de Gaulle incompris de France

  3. Distorsions à la sauce française , démissionner pour se représenter ! en 2020 ! C’est presque gaullien . Ce qu’il faut ou ce qu’il ne faut pas entendre ou lire en supputations et articles de ce 2020 ! En vrai , ce qui ne s’est pas produit après la dissolution inspirée à M.Chirac par M. de Villepin . Ce qui aurait pu remettre alors la France au choix d’elle même face à elle même et sans nul doute éviter de prolonger la cohabitation tortueuse lancinante en système grossissant la dite extrême droite jusqu’au « en même temps » de quelque « en marche » . Petites soupes , petits fourneaux politiciens ! hommage d’un petit médecin , comme dit en « extrait » d’un livre , sans bassesse ni allégeance aveugle à Mme Marie France Garaud , un Non de choix de 2005 parmi d’autres

  4. « Dans politique économique, il y a politique. Quand on brouille la répartition des rôles entre science et politique, on affaiblit les deux. »
    Envoyer le décodeur en même temps cela nous ferait gagner du temps à comprendre ce genre de circonvolution intellectuelle pour faiseurs de nœuds au cerveau

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