Arnaud Teyssier : « La pratique administrative a été subvertie par une insupportable doxa »

« Face à une telle fragilité des sociétés et des économies – qui est tout de même saisissante – on ne peut s’offrir le luxe d’un État faible. Nombre de ceux qui critiquent aujourd’hui son impuissance sont les mêmes qui l’ont organisée, agencée, planifiée depuis des années. Dans notre pays, l’État est considéré presque exclusivement comme une charge, et les fonctionnaires comme une armée de parasites« . (Arnaud Teyssier)]

Pour l’historien et haut fonctionnaire, le coronavirus a révélé la désorganisation de l’État en France, qui coexiste paradoxalement avec des dépenses publiques très élevées. Ancien élève de la rue d’Ulm et de l’ENA, ancien collaborateur de Philippe Séguin et professeur associé à l’École normale supérieure, Arnaud Teyssier est l’auteur de nombreuses biographies saluées par la critique et parues aux éditions Perrin.
Par Alexandre Devecchio (Le Figaro)

LE FIGARO. – La crise du Covid-19 a mis en lumière la fragilité de notre système de santé. Certains y voient la preuve de l’impuissance de l’État, d’autres, au contraire, celle de son utilité. Comment en est-on arrivé-là ?

Arnaud TEYSSIER. – Pardon pour la banalité de mon propos, mais nous en sommes arrivés à un point où ce sont les faits qui gouvernent. La pandémie met crûment en évidence la fragilité de notre système de santé publique, dont la réputation reste grande, mais qui connaît depuis des années une crise profonde, une crise de moyens, ainsi qu’une crise plus existentielle, dont le départ de nombreux praticiens et le malaise des personnels soignants sont devenus les symptômes criants. Il y a quelques semaines encore, avant le coronavirus, la crise était largement ouverte, visible de tous, mais considérée comme un phénomène social parmi d’autres. Or ce n’était pas un phénomène social ordinaire. Nous découvrons que les trains, les métros, les avions peuvent être à l’arrêt pendant quelques jours, quelques semaines, voire davantage. Pas l’hôpital. Pas un seul jour.

Quant au rôle de l’État dans son entier, je serai plus banal encore. Ce rôle n’est pas utile, il est vital. Regardez, non seulement la France, mais le reste du monde : les pays riches semblent au bord du gouffre en raison d’une crise sanitaire majeure, mais dont la létalité pourrait être bien plus grave. Face à une telle fragilité des sociétés et des économies – qui est tout de même saisissante – on ne peut s’offrir le luxe d’un État faible. Nombre de ceux qui critiquent aujourd’hui son impuissance sont les mêmes qui l’ont organisée, agencée, planifiée depuis des années. Dans notre pays, l’État est considéré presque exclusivement comme une charge, et les fonctionnaires comme une armée de parasites.

En cas de crise majeure, on redécouvre son utilité, mieux, sa nécessité. Et on redécouvre aussi, non seulement l’utilité, mais le dévouement des agents publics – ainsi, d’ailleurs, que celui de nombreux travailleurs du privé, souvent de position modeste, qui permettent à la société de survivre en exposant leur santé et parfois leur vie. Alors on applaudit les personnels soignants, comme on applaudissait les forces de l’ordre après les attentats du Bataclan. Mais les mauvaises habitudes et les mauvais raisonnements peuvent revenir. J’entends déjà les premiers murmures – plus que des murmures – alors même que nous sommes loin d’être tirés d’affaire.

 Comme souvent en France, on a emprunté le pire des méthodes étrangères pour le mêler au moins bon de nos pratiques nationales. Et comme le politique, par manque de courage, ne voulait pas procéder aux arbitrages vraiment cruciaux, on a recouru à la méthode du « rabot ». Arnaud Teyssier 

Paie-t-on notamment les réformes de type « révision générale des politiques publiques » (RGPP) ?

Depuis vingt ans, il y a eu plusieurs strates successives de plans, réformes, méthodes tendant à mieux maîtriser les dépenses publiques. Il s’agissait de réduire la progression de notre endettement et surtout de respecter les fameux critères de Maastricht. Personne ne peut contester sérieusement la nécessité d’une meilleure gestion des deniers publics. Mais encore eût-il fallu ne pas se contenter de s’attaquer à la part « discrétionnaire » de la dépense publique (en réalité – et par facilité – de la contracter fortement) car il s’agit presque toujours d’investissement dans les fonctions structurantes d’une société : infrastructures, préparation de l’avenir, capacités de résilience.

Pour parvenir à une réduction ordonnée de la «mauvaise» part de la dépense publique, en maintenant l’indispensable capacité d’action de l’État – à la fois dans la durée, et pour faire face à l’urgence -, il eût fallu une réflexion préalable sur le périmètre de l’État lui-même, sur les secteurs de son activité qui perdaient en importance ou dont la gestion devait être rationalisée, mais aussi sur l’existence de nouveaux domaines qui, au contraire, devenaient prioritaires et où il fallait investir massivement. Or il a été jugé que l’État devait se réduire en bloc, sans discernement véritable, qu’il était par nature l’ennemi de la libre entreprise, qu’il coûtait cher et ne servait pas à grand-chose. Les services publics, de même, devaient copier les méthodes du privé avant d’être ouverts à la concurrence, comme s’il était acquis qu’ils devaient être rentables au sens d’une entreprise commerciale – et non plus au regard de la qualité, mais aussi de l’égalité du service rendu au citoyen, pour le meilleur coût bien sûr.

Il faut mentionner ici l’influence du « nouveau management public » (NMP), importé il y a quelques décennies des pays anglo-saxons. Sa diffusion a eu des effets particulièrement ravageurs en France. Comme souvent chez nous, on a emprunté le pire des méthodes étrangères pour le mêler au moins bon de nos pratiques nationales. Et comme le politique, par manque de courage, ne voulait pas procéder aux arbitrages vraiment cruciaux, on a recouru à la méthode du « rabot ». La pratique administrative a été subvertie par une insupportable doxa, paralysante et pétrie de contradictions. J’ai en mémoire une phrase terrible de Pierre Legendre, qui dit tout, ou à peu près : « L’État se technocratise en même temps qu’il est symboliquement neutralisé. »

Qu’appelez-vous le « nouveau management public » ? Avez-vous des exemples de méfaits de ces nouvelles méthodes ?

Le nouveau management public (NMP) repose sur le triptyque : « économie, efficacité, efficience ». Le citoyen devient un « client », et les services publics, des prestations dont on pourra mesurer l’efficacité avec des modes de contrôle et des indicateurs inspirés du modèle concurrentiel. Objectif déjà contestable dans son principe, et dont, de surcroît, la mise en œuvre s’est avérée d’un dogmatisme à toute épreuve, gommant, précisément, cette vérité profonde que le bénéficiaire des « prestations » n’est pas un simple client, mais un citoyen investi d’une tout autre relation avec le « prestataire ». Bien sûr, l’entreprise de formatage des esprits et des comportements a été, au départ, plus subtile. Mais elle s’est emballée, et la pratique a fait que le discours sur la méthode, puis la méthode elle-même et ses instruments de mesure ont fini par se substituer à la décision proprement dite : en somme, l’outil est devenu sa propre fin, selon une logique purement quantificatrice.

Nous avons un cas d’école : la pénurie de masques. Dans un article limpide paru le 22 mars dernier sur le site The Conversation, Arnaud Mercier a démonté le cœur du processus bien plus qu’il ne s’est attardé à dénoncer telle ou telle responsabilité individuelle. Pour résumer son propos à grands traits, il montre comment on est passé, en quelques années, d’une logique de constitution de stocks stratégiques, inspirée par les leçons bien comprises de la crise du H1N1, à une logique de « mutualisation » des moyens. Celle-ci a conduit elle-même à un partage du risque sanitaire – qui est global, stratégique et relève d’arbitrages hautement politiques – entre une multiplicité d’acteurs – budgétairement contraints et politiquement déresponsabilisés -, « le tout dans un contexte de dénonciation permanente de la supposée gabegie au sein des hôpitaux et donc de forte restriction de leurs capacités budgétaires ». Le principe même du stockage a fini par être remis en cause. Les politiques, de droite comme de gauche, au nom d’une « rhétorique d’optimisation des moyens », ont souscrit en toute bonne conscience à cet enchaînement terrible dans lequel l’objectif fondamental – la protection des populations et des personnels soignants – et la nécessité absolue d’anticiper les crises se sont perdus dans le décor.

Arnaud Teyssier a publié en 2017 la biographie « Philippe Séguin. Le remords de la droite » (350 p.). Perrin

Le poids de la technostructure explique-t-il en partie le retard pris dans cette crise, voire une gestion que beaucoup estiment chaotique ?

La France est un pays (mal) décentralisé qui a gardé un vieux fond de culture centralisatrice. En période de crise, l’État conserve quelques précieux leviers d’action – comme on l’a bien perçu avec le redéploiement sur l’ensemble du territoire d’un certain nombre de cas sévères qui ne pouvaient plus être accueillis dans des régions aux moyens hospitaliers déjà saturés. Certaines difficultés rencontrées dans la chaîne de commandement, ou dans l’exécution, sont pour partie liées aux effets de cette nouvelle « gouvernance » territoriale dont la France est affligée, tout particulièrement depuis le début des années 2000, et où on ne sait plus toujours qui décide de quoi (pour certains, à l’époque, c’était sans doute l’objectif).

S’agissant de la « technostructure », je recommande la lecture du Fil de l’épée (1932). L’intelligence ne fait pas seule la qualité du chef, écrit de Gaulle, il faut aussi l’intuition, ainsi que «la capacité d’embrasser les ensembles, d’attribuer aux objets l’importance relative qu’ils méritent, de discerner les enchaînements et les limites»: en un mot, la culture générale – bannie de Science Po et peut-être bientôt de l’ENA -, qui reste «la meilleure école du commandement», et qui a plus à voir avec la formation de l’esprit critique et d’une «vision stéréoscopique» qu’avec la lecture de La Princesse de Clèves… Mais là encore, on se heurte désormais à la doxa triomphante du nouveau management public (NMP), qui exerce aussi son empire sur la gestion des carrières des cadres publics.

Et ce n’est pas fini : les projets de réforme actuels invitent à s’engouffrer plus encore dans cette voie dont nous découvrons aujourd’hui les effets terriblement délétères. En un mot, ce n’est pas la technostructure elle-même, « l’humain », qui est en cause, mais sa doctrine d’emploi, ou plutôt cette machine à décerveler, digne du Père Ubu et qui ne cesse de tourner à coups de rapports d’audit fabriqués en série, de batteries d’indicateurs et de référentiels de compétences.

Les dépenses publiques représentent tout de même 57% du PIB. Où va tout cet argent ?

Une note du Conseil d’analyse économique, qui date déjà de juillet 2017, dit la vérité des choses, qu’« en augmentation tendancielle depuis plus de trente ans, les dépenses publiques françaises ont atteint 57 % du PIB en 2015, contre 48,5 % en moyenne pour les pays de l’OCDE ; seuls deux pays scandinaves – le Danemark et la Finlande – dépensent autant. » Mais il est précisé que « l’emploi public dans son ensemble ne semble pas être à l’origine de ce supplément de dépense. Le niveau des dépenses publiques est plus élevé en France pour la majorité des missions, mais plus particulièrement pour les affaires économiques et la protection sociale. » Les auteurs de la note relèvent en effet que «la part de l’emploi public dans l’emploi total n’y est pas systématiquement supérieure aux autres pays de l’OCDE (elle est par exemple bien en dessous des pays scandinaves ou du Royaume-Uni), et qu’en proportion du PIB, la masse salariale publique a très peu crû au cours des 35 dernières années. »

Les deux tiers du surcroît de dépense publique en France viennent en fait de la sphère sociale : la protection sociale et la santé représentent 5,5 points de PIB de plus en France qu’en moyenne dans la zone euro. C’est cet immense périmètre des dépenses sociales au sens large, tous transferts confondus, qu’il aurait fallu avoir le courage de méthodiquement questionner.

Car en somme, non seulement les dépenses publiques ont atteint dans notre pays un niveau excessif, mais ce qui est pis, elles sont souvent de mauvaise qualité et leur meilleure part est systématiquement sacrifiée depuis des décennies.

C’est l’immense périmètre des dépenses sociales au sens large, tous transferts confondus, qu’il aurait fallu avoir le courage de méthodiquement questionner. Arnaud Teyssier

Peut-on distinguer l’État providence de l’État social ? Quelle est la différence entre les deux ?

L’État providence renvoie aux grandes réformes de société accomplies dans les pays occidentaux au lendemain de la guerre, qui étaient portées et légitimées par une nouvelle vision, très ambitieuse, de la démocratie. Comme l’a montré Alain Supiot, les peuples avaient tellement souffert qu’il fallait réhabiliter la valeur propre du travail humain et organiser la solidarité entre les États, et au sein des sociétés – pour la survie même du système capitaliste. La mondialisation n’a pas rendu cette idée caduque, mais lui redonne au contraire une nouvelle actualité.

L’État social se situe sur un autre plan. Il y a cette idée, qui est aux sources de la Ve République, que l’État a par nature une dimension sociale, qu’il n’est pas là simplement pour assurer les grandes fonctions les plus étroitement « régaliennes », mais aussi un minimum de cohésion sociale et territoriale. La France a une tradition de forte mutualisation des risques sociaux, qui est devenue très lourde à porter : la société a profondément changé, la population vit plus longtemps, notre pays est redevenu de longue date une terre d’immigration et il a la lourde charge d’intégrer des communautés humaines en grande difficulté qui ont un impérieux besoin des services publics. Il faut prendre acte de cette donnée et tâcher de la traiter au mieux, sans faire semblant de la nier – et sans lui sacrifier les missions qui sont le cœur vivant de l’État. Sinon notre société implosera.

Nous sommes confrontés à une crise systémique qui joue le rôle d’un révélateur. Ce n’est pas une parenthèse, qui, une fois refermée, nous permettra de repartir, l’esprit frais, et quelques têtes coupées, vers le royaume des idées toutes faites et des jugements à l’emporte-pièce. Il faut avoir solidement à l’esprit la vision gaullienne de la démocratie et de ses fragilités profondes. Elle n’a pas vieilli, car elle a été forgée dans l’épreuve. Cette idée est simple : l’ordinaire n’est jamais qu’une forme atténuée de l’extraordinaire. Le bonheur et la quiétude des peuples sont des états passagers. La démocratie doit toujours être armée contre les crises, car d’autres viendront, de toutes natures et sans doute plus graves encore. Et cette arme, pour nous, c’est un État fort et respecté. Il n’y en a pas d’autre.

3 commentaires sur Arnaud Teyssier : « La pratique administrative a été subvertie par une insupportable doxa »

  1. « L’intelligence ne fait pas seule la qualité du chef, écrit de Gaulle, « ..;
    L’intelligence ,qu’est ce que l’intelligence en politique, sinon un bien personnel relatif aux autres ,souvent artificielle, voire exagérée ?
    Le Gl de Gaulle avait vu juste : en politique ,politicarde de surcroît ,l’intelligence ne suffit pas pour vaincre les épreuves économiques et sociales.

  2. Jacques Payen // 28 avril 2020 à 16 h 59 min //

    Analyse précise, rigoureuse. On reconnait la pensée juste de l’historien frotté aux réalités de l’exercice de l’Etat. Mr Teyssier est un excellent pédagogue et sa conclusion devrait être apprise par cœur dans les lycées. Elle est admirable :

    « Il faut avoir solidement à l’esprit la vision gaullienne de la démocratie et de ses fragilités profondes. Elle n’a pas vieilli, car elle a été forgée dans l’épreuve. Cette idée est simple : l’ordinaire n’est jamais qu’une forme atténuée de l’extraordinaire. Le bonheur et la quiétude des peuples sont des états passagers. La démocratie doit toujours être armée contre les crises, car d’autres viendront, de toutes natures et sans doute plus graves encore. Et cette arme, pour nous, c’est un État fort et respecté. Il n’y en a pas d’autre. »

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