Hubert Védrine: « Le choc du coronavirus est en train de pulvériser des croyances très enracinées »

ENTRETIEN – Pointant du doigt un mode de vie qui se traduit par « une mobilité permanente, sans limite ni entraves » et un tourisme de masse, Hubert Védrine évoque les leçons à tirer et les changements à opérer après cette crise sanitaire inédite.

Ancien secrétaire général de l’Élysée de François Mitterrand, le ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2002 incarne, par son pragmatisme et son réalisme, sa finesse d’analyse et sa connaissance des dossiers internationaux, une voix qui compte dans la diplomatie, et est apprécié tant à droite qu’à gauche. Lui qui déplore depuis des années l’absence de véritable « communauté internationale » et l’effacement exagéré des États nations analyse ce que la crise du coronavirus révèle d’une mondialisation qui a été essentiellement, jusqu’ici « une déréglementation financière et une localisation des productions industrielles là où les coûts salariaux étaient les plus faibles ».

Selon vous que révèle la crise du coronavirus
sur le plan international ?

Hubert VÉDRINE. -Cette crise globale, sans précédent depuis les guerres, révèle ou confirme qu’il n’existe pas encore de réelle communauté internationale ou qu’elle n’est pas préparée à faire face à une pandémie mondiale. Bill Gates et des stratèges militaires le disent depuis Ébola. Et on savait déjà que la mondialisation a été essentiellement, jusqu’ici, ces dernières décennies, une déréglementation financière et une localisation des productions industrielles là où les coûts salariaux étaient les plus faibles, en Chine, et dans les autres pays émergents (la fameuse « chaîne de valeur »), à l’exclusion de toute autre considération. On redécouvre que les dépendances stratégiques que cela a généré ont été jugées secondaires. On voit qu’il n’y a pas de système multilatéral (ONU, OMS, G7, G20…) suffisamment opérationnel. Et on a la confirmation que l’Union européenne, le marché unique, et la politique de la concurrence ont été conçues pour un monde sans tragédie. Par ailleurs, les mouvements de population sont devenus permanents, massifs et problématiques. On le savait mais là, c’est éclatant.

L’Europe aux abonnés absents, la Chine qui vient au secours de l’Italie en livrant du matériel médical… n’est-ce pas tout de même le signe d’un basculement ?

Tout à fait, mais il est en cours depuis longtemps même si les puissances établies, les Occidentaux, tentent d’y résister et ils ont beaucoup de cartes en mains. La Chine est numéro un bis et ne s’en cache plus. Voyez le gigantisme et l’ambition des routes de la soie. Mais aussi sa communication paternaliste, comme la nôtre. Il n’y a pas à reprocher aux Chinois d’avoir tiré parti de la mondialisation. C’est à nous, Européens, de nous interroger sur notre stratégie, sur notre naïveté. C’est très dur pour les Européens qui se voyaient encore comme l’avant-garde civilisationnelle du monde. Cela dit, concernant l’Europe, la Banque centrale européenne vient quand même de mettre sur la table plus de 1000 milliards d’euros (9% du PIB) et la Commission de décider « la suspension générale » des règles budgétaires ! C’est potentiellement une Europe nouvelle !

N’est-ce pas tout un mode de vie insouciant, hédoniste, individualiste et festif, qui est mis en cause ? Ce mode de vie se traduit par une mobilité permanente sans limite ni entraves.

Cette crise met aussi à jour une vulnérabilité sous-estimée ou non perçue jusqu’alors : la dépendance économique de la France concernant certains produits stratégiques, comme les médicaments…

C’est vrai et cela ne concerne pas que la France. Dans le monde de l’économie globale de marché, et pas seulement par « idéologie OMC », presque plus rien n’était considéré comme stratégique, à part le militaire stricto sensu. Cela allait de pair avec la décrédibilisation tonitruante, exagérée et déraisonnable de la souveraineté des États et de leur rôle.

Une certaine idée de la mondialisation ne risque-t-elle pas d’être sérieusement remise en cause ?

Beaucoup de ces aveuglements, exagérations, dérives devraient être remis en cause. Même si certains vont essayer de l’empêcher. Cela concerne évidemment, l’idée de la mondialisation heureuse qui avait déjà du plomb dans l’aile. Heureuse ? Elle l’a été, un certain temps, selon la formule, pour les pauvres des pays pauvres et pour les riches des pays riches. Jusqu’à ce que la déception des classes populaires et moyennes des pays développés se mue en frustration et en populisme. Mais au-delà, n’est-ce pas tout un mode de vie insouciant, hédoniste, individualiste et festif, qui semble devenu le premier des droits de l’homme (bien avant, pour certains, la liberté de la presse) et qui est mis en cause ? Ce mode de vie se traduit, pour tout ou partie de l’humanité, par une mobilité permanente sans limite ni entraves, type mouvement brownien. Ajouté aux voyages économiques incessants et au tourisme de masse (1,4 milliard de touristes en 2019), cela donne 4 milliards de passagers aériens en 2017, 8 milliards « espérés » en 2035 (avant la pandémie) !

Il faudrait également remettre en cause aussi « l’économie casino » financièrement sans borne (ce qu’Obama avait commencé à faire et que Trump a détruit) et ces « chaînes de valeur », qui ne tiennent aucun compte des coûts écologiques externalisés. Si on ne s’aveugle pas délibérément, tout cela ne remet pas seulement en cause un mode de vie mais toute une civilisation. La nôtre, sauf parade absolue. C’est vertigineux.

Parmi les dogmes qui ont explosé avec cette crise, il y a celui, jusqu’alors intangible et lié à l’Europe, de l’ouverture des frontières ?

Ce dogme a déjà été sérieusement remis en cause au sein de Schengen face à la vague migratoire des dernières années, consécutive à la guerre de Syrie. Mais le choc du coronavirus est en train de pulvériser un certain nombre de réflexes, d’idéologies et de croyances très enracinées.

Il est curieux que la libre circulation au sein de l’Europe soit devenue son symbole absolu. Les accords de Schengen n’ont démarré qu’en 1985 (alors que le traité de Rome date de 1957). Au départ, ce n’était d’ailleurs qu’une modeste – et intelligente – initiative de secrétaires d’État chargés des Affaires européennes. C’est devenu, petit à petit, au fil du temps, un élément central, mais aussi marqué, hélas, d’une négligence coupable en ce qui concerne les frontières extérieures, par idéologie, par « sans-frontiérisme », puisqu’à l’époque on pensait que ces accords humanistes et économiques allaient s’étendre sans fin. Comme on avait autrefois évangélisé, colonisé, civilisé, on a pensé qu’on allait ouvrir le monde. Démarche émouvante, sympathique, naïve, prétentieuse et dangereuse tout à la fois. Les accords de Schengen, la libre circulation, sont donc devenus rétroactivement le symbole même de l’Europe. Le refus des frontières était devenu comme une sorte de religion que l’on ne pouvait pas remettre en cause. Sylvain Tesson a totalement raison quand il déclare « Qui s’opposera intellectuellement à la religion du flux est un chien. Le mur devient la forme du mal. ». Tout cela va cependant être ébranlé par ce qui se passe. On devrait pouvoir redevenir pragmatique.

Il faudrait créer un système opérationnel de coopération internationale pour détecter, alerter, organiser les mesures de précaution et les traitements face aux inévitables futures pandémies

Quelles leçons tirer de tout cela ? Peut-on espérer l’émergence d’un « nouveau monde » après cette crise ?

Il y aura beaucoup de leçons à tirer et de changements à opérer. Bien sûr, de puissantes forces d’inertie économiques, commerciales et sociétales vont exiger le retour à la « normale », surtout si le traitement des Coréens et du Dr Raoult s’avère efficace. Il ne faudrait pas leur céder, en commençant par essayer de conserver les gestes barrières de précaution, après la sortie du confinement. Au-delà, il faut procéder à une évaluation implacable de tout ce qui doit être corrigé ou abandonné aux niveaux international, européen, national, scientifique, administratif, collectif et personnel. Il faudrait créer un système opérationnel de coopération internationale entre gouvernements – plus sûr qu’une fumeuse « gouvernance mondiale » – pour détecter immédiatement, alerter, organiser les mesures de précaution et les traitements face aux inévitables futures pandémies. Il faudrait aussi tirer au clair les conditions de déclenchement des maladies passant de l’animal à l’homme. Passer au crible tout le système ONU-Bretton Woods- G7-G20, etc.

Il faudra aussi tout écologiser : agriculture, agro-industries, industries (y compris chimiques), transports, construction, énergie, modes de calculs macroéconomiques (type PIB). Cela conduira à rerégionaliser davantage les courants économiques. À rendre la production et l’économie circulaires (plus de recyclage, moins de déchets). Cela mènera à une mutation en dix ou quinze ans de l’agriculture et de l’agro-industrie. À une révolution dans les transports, et dans d’autres domaines. Tout cela a commencé, dans les pays les plus avancés, mais va devoir être accéléré et généralisé.

Toutes ces pistes que vous tracez impliquent un changement radical de notre mode de vie ?

Ah ! Sans aller jusqu’à Pascal, il faudrait en effet réduire cette bougeotte permanente ! Mais qui le pourra ? Les 7 milliards actuels de Sapiens ne vont pas redevenir chasseurs-cueilleurs dans la vallée du Rift. C’est la façon d’être de l’humanité au XXIe siècle. Ceux qui en sont encore exclus n’ont qu’une idée : y accéder. Néanmoins, on prendra peut-être conscience des ravages du tourisme de masse (à ne pas confondre avec le voyage) : Dubrovnik, Santorin, Angkor sont des victimes précoces, bientôt Venise. Et faut-il vraiment atteindre 100 millions de touristes en France ? « Quoi qu’il en coûte ? » Cette formule peut signifier qu’il y aura des manques à gagner qu’il faudra assumer.

L’urgence est de stopper la pandémie et d’éviter le collapse économique. Mais on attend d’Emmanuel Macron qu’il orchestre « l’après », à tous les niveaux. C’est une occasion historique.

Certains, déjà, prônent une démondialisation énergétique…

Parlons plutôt de « décarbonation ». Je rappelle d’ailleurs que la France bénéficie de l’énergie la plus décarbonée de tous les pays développés. Cela suppose d’abord la réduction régulière du charbon (Comment en convaincre les Chinois, les Indiens, les Polonais, les Allemands ?) et la poursuite du nucléaire – qui n’émet pas de CO2 – jusqu’à ce que l’on dispose des moyens de stocker l’électricité produite par les énergies renouvelables à des coûts raisonnables.

Et l’Europe ? Peut-elle tirer elle aussi des leçons de cette crise ?

Elle va continuer et peut-être trouver avec cette crise exceptionnelle les moyens de se libérer de certaines œillères et handicaps constitutifs : en combinant mieux – par la subsidiarité – les souverainetés nationales, à préserver, et la souveraineté européenne, à concrétiser.

Que pensez-vous de la manière dont Emmanuel Macron gère
cette crise ? De son vocabulaire guerrier, de son injonction à lire ?

La guerre ? Oui ! Lire ? Si seulement il était entendu ! Mais il a dit que « plus rien ne serait comme avant ». Plus largement, la crise redonne des moyens d’agir aux « mondialisés » du pouvoir face aux « mondialisateurs », et aux régulateurs face aux dérégulateurs irresponsables. L’urgence est bien sûr de stopper la pandémie et d’éviter le collapse économique (et donc social). Mais on attend d’Emmanuel Macron qu’il orchestre « l’après », à tous les niveaux. C’est une occasion historique.

7 commentaires sur Hubert Védrine: « Le choc du coronavirus est en train de pulvériser des croyances très enracinées »

  1. De plus, je n’ai pas de leçon de « gaullisme » a recevoir de vous. Vraiment pas.

  2. Mon site gaullisme.fr publie des articles, même s’ils ne vous conviennent pas. Le gaullisme, c’est l’ouverture d’esprit, le débat… ce que manifestement vous n’avez pas. Passez votre chemin, ce n’est pas celui des gaullistes de conviction. Allez sur d’autres sites, ceux qui sont « extrêmes; encore une fois vous vous trompez sur toute la ligne. Maintenant je tiens à vous préciser, que si votre attention est de « pourrir » Gaullisme.fr, je vous mets en indésirable. Et croyez moi, foi de gaulliste, je fais toujours ce que je dis.

  3. Roland Paingaud // 7 avril 2020 à 9 h 13 min //

    La présence d’Hubert Védrines, l’incapable qui vit sur le seul souvenir notable de sa carrière de fonctionnaire : ministre du bombardement abject des Serbes dans les guerres du Kosovo de 1999 en connivence avec l’idolâtre de Mitterand Chirac, et la pourriture Madeleine Albright, est significative du gaullisme très … artistique de Gaullisme.fr.

  4. Jean-Dominique Gladieu // 27 mars 2020 à 11 h 35 min //

    @ Jacques Payen // 26 mars 2020 à 15 h 06 // :

    Cher Compagnon.
    Merci pour votre précision.
    Entièrement d’accord avec votre analyse de l’UE. Par ailleurs, vous avez raison de rappeler que H. Védrines fut maastrichien.
    Néanmoins, qu’il en vienne aujourd’hui à remettre en cause ses propres dogmes est plutôt une bonne chose … même si, vous avez raison, il faut rester lucide vis à vis de la fiabilité du converti !
    Bien à vous.

  5. Jacques Payen // 26 mars 2020 à 15 h 06 min //

    M. Gladieu, mon propos visait uniquement l’optimisme de M. Védrines s’agissant de la capacité de l’Union Européenne à « se libérer de ses handicaps constitutifs ». C’est à dire à se libérer des bases juridiques et idéologiques posées -en 1957- par le Traité de Rome.

    Après plus de 60 ans de pratique, par l’UE, d’un dogmatisme libre-échangiste -sans égal sur la planète- vous m’accorderez le droit de ne pas prendre au sérieux l’incantation optimiste de l’ancien Secrétaire Général -maastrichtien- de feu le président Mitterrand.

  6. Jean-Dominique Gladieu // 25 mars 2020 à 12 h 23 min //

    @ Jacques Payen//23 mars 2020 à 23 h 26 // :

    Pas si consternant que ça les propos de H. Védrines.
    Après le traumatisme de la 2éme guerre mondiale, ont été mises en place des tas de mesures d’intérêt public avec le mise en place du programme économique et social du CNR.
    Pourquoi après la crise actuelle, ne pourrait-on pas être animé d’un tel état d’esprit et revenir sur le tout-mondialisé et le tout-libéralisme ?

  7. Jacques Payen // 23 mars 2020 à 23 h 26 min //

     »Elle va continuer et peut-être trouver avec cette crise exceptionnelle les moyens de se libérer de certaines œillères et handicaps constitutifs… »

    Ce sympathique et charmant monsieur continue de rêver. Consternant. Et dire que c’est, dans le cheptel politique, un des plus lucides…

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