Analyse de l’intervention turque au Nord Est de la Syrie

  • Par Dominique DELAWARDE 

 

Pour comprendre l’intervention turque « Source de paix » aux frontières Nord Est de la Syrie, il faut la replacer dans le cadre géopolitique global du théâtre syrien et analyser la position de chacun des acteurs qui interfèrent encore dans la guerre civile en cours, et surtout les conséquences probables de cette intervention.

Qui va y gagner et qui va y perdre ?

Commençons par une analyse rapide des différents acteurs :

1 – Les kurdes, soutenus et armés par les américains, les israéliens et les européens, contrôlaient, jusqu’à ces derniers jours, 28 % du territoire national syrien et 15% de sa population, pour l’essentiel à l’Est de l’Euphrate. Ils représentaient, avec les SDF (Syrian Defense Forces), dont ils constituaient le noyau dur, une épine dans le pied du gouvernement légal syrien de Bachar el Assad. sans l’avoir jamais vraiment affronté.

Les kurdes espéraient en effet pouvoir négocier, en position de force, une très large autonomie sur des territoires qu’ils souhaitaient le plus vaste possible. Certains luttaient pour l’autodétermination et se prenaient même à rêver d’un état kurde soutenu par les américains, par Israël, et par l’Europe, contrôlant les gisements de pétrole à l’Est de l’Euphrate et constituant une sorte d’obstacle à l’influence iranienne dans la région et à sa pénétration en Syrie et au Liban.

2 – Les syriens loyalistes contrôlent aujourd’hui 68% du pays et plus de 80% de sa population. Ils sont soutenus par la Russie, l’Iran et le Hezbollah, ainsi que par les milices populaires irakiennes Hachd al-Chaabi majoritairement chiites. Ils reconquièrent peu à peu leur territoire et sont engagés aujourd’hui face aux djihadistes et à l’ASL (armée syrienne libre), soutenus par les turcs et les occidentaux, dans la région d’Idlib.

Pour que la reconquête de son territoire soit complète, le gouvernement syrien aurait dû, tôt ou tard, régler le problème Kurde-SDF à l’Est de l’Euphrate, soit par la négociation, soit par la force ce qui aurait pu prolonger la guerre civile et causer toujours plus de victimes et de destruction.

3 – Les israéliens sont farouchement pro-kurdes et surtout contre un retour de la paix en Syrie sous l’égide de Bachar el Assad car cette situation favoriserait, selon eux, la création d’un trop puissant arc chiite Iran-Irak-Syrie-Liban à sa frontière, alliance qui pourrait menacer l’existence de l’état hébreu. Cette position israélienne est partagée par l’ «état profond US» néoconservateur et soutien indéfectible de l’état hébreu, mais aussi par certains «états profonds» européens et leurs médias mainstream, notamment UK et FR qui entraînent le reste de l’UE.

4 – Trump, lui, se souvient de ses promesses électorales de 2016 lorsqu’il disait vouloir retirer les troupes US des guerres sans fin, sans résultats et surtout très coûteuses. Il pense que le soutien à Israël a des limites et qu’il a déjà fait beaucoup (Jérusalem et Golan). Il s’oppose à l’état profond US sur ce sujet mais il est soutenu aujourd’hui par une partie importante de son administration et de l’armée. Il prépare déjà une nouvelle élection, celle de novembre 2020 ………

5 – Erdogan cherchait depuis longtemps à réduire ce qu’il appelle la menace kurde à sa frontière sud. Il refuse absolument, avec les iraniens, les irakiens et les syriens, la création d’un état kurde dans la région, ce qui est l’un des rares points d’accord total entre ces 4 pays. Il lui fallait attendre l’opportunité pour obtenir un double feu vert et donc faire un double deal: l’un avec l’incontournable Trump et l’autre avec Poutine.

6 – L’Iran, soutien de la première heure de la Syrie, mais ennemi mortel d’Israël, de « l’état profond US » pro-Israël et de leurs alliés européens (également pro-Israël) est, depuis 12 ans, membre observateur de l’OCS (Organisation de Coopération de Shangaï). Son territoire jouxte le flanc Sud-Est de l’OCS. Une agression contre lui pourrait être interprétée par l’OCS, et surtout par les russes, comme une tentative de « grignoter » ou d’affaiblir l’alliance eurasiatique d’autant que la politique d’extension toujours plus à l’Est de l’OTAN en Europe constitue un fâcheux précédent. …..

Le soutien sans faille des iraniens chiites à leurs frères musulmans palestiniens, à majorité sunnites, est un obstacle évident aux ambitions expansionnistes de l’état hébreu et au «deal du siècle» concocté par Jared Kushner, gendre et conseiller de Trump, mais surtout membre militant de la diaspora juive américaine.

L’Iran rivalise également avec l’Arabie Saoudite pour le leadership régional. Il soutient les minorités chiites qu’il estime ostracisées, voire persécutées dans certaines monarchies du Golfe. Il soutient donc, non sans succès, la révolution yéménite houthie en guerre contre une coalition dirigée par l’Arabie Saoudite et soutenue par les occidentaux.

7 – La Russie de Poutine est devenue, grâce à son intervention réussie de 2015 en soutien du gouvernement légal de Syrie, et grâce à son alliance sur le terrain avec le Hezbollah libanais et les iraniens, un acteur incontournable de la crise syrienne. En outre, le petit coup de main « renseignement » donné à Erdogan lors de la tentative de coup d’état dont il a été l’objet en Turquie, a considérablement réchauffé les relations russo-turques. … et refroidi les relations de la Turquie avec ses alliés occidentaux de l’OTAN.

Par ailleurs les innombrables rencontres entre les dirigeants russes, iraniens et turcs à Astana ou Sotchi, de même que les nombreux tête à tête entre Netanyahu et Poutine sur le sujet syrien ont permis à Poutine et à la diplomatie russe, qui ne sont les ennemis de personne et parlent avec tout le monde (y compris avec Ben Salmane), de s’ériger en «maître du jeu» aux Proche et Moyen-Orients.

La Russie est indéfectiblement attachée à son allié syrien. Elle a pour objectif de rétablir une Syrie en paix et exerçant sa souveraineté sur l’intégralité de son territoire. Pour obtenir ce résultat, elle sait qu’il faudra que le gouvernement syrien rétablisse sa souveraineté sur le territoire contrôlé par les kurdes à l’Est de l’Euphrate. Pour éviter d’avoir à le faire par la force, il faudrait que les kurdes demandent eux même à rejoindre le giron de l’état syrien pour être protégés.  C’est ce qui devrait se passer avec l’intervention turque.  Le contrôle de l ‘Est de l’Euphrate devrait donc être récupéré par les forces syriennes sans violence.

Après tout, cette intervention ne porte peut être pas si mal son nom : « Source de Paix »…….

8 – Les européens ? Inutile d’en parler. Ils ont été inexistants dans cette affaire et restent désormais quantité négligeable aux Proche et Moyen-Orients.

Les pièces étant posées sur l’échiquier Proche et Moyen-Oriental, voyons ce qui s’est passé.

Il n’est pas besoin d’être un grand spécialiste de géopolitique pour savoir que cette intervention n’a pu être déclenchée par Erdogan que par un double feu vert obtenu grâce à un double deal avec Trump et Poutine. L’Europe n’a évidemment pas été consultée sur cette affaire car elle n’a aucun moyen de compter sur le terrain pour s’opposer à l’entente, en coulisse, de Trump, Poutine et Erdogan. Quant à la Syrie et à l’Iran, ils ont pu, au-delà des discours de façade à l’attention de leurs opinions publiques, voir un intérêt à cette intervention turque : celui de voir les kurdes rentrer volontairement dans le giron de l’état syrien sans exigences excessives et surtout sans violences.

1 – Le feu vert de Trump et le deal qui l’a précédé.

Trump veut accomplir sa promesse électorale de 2016 et ramener un maximum de soldats «à la maison». Il a aujourd’hui d’autres préoccupations qui supplantent largement la seule protection d’Israël (Chine, Amérique du Sud….). Il estime en avoir assez fait pour ce pays (reconnaissance de l’annexion du Golan et de Jérusalem comme capitale de l’état hébreu). Il estime aussi que le coût de ces guerres sans fin et sans résultats au Moyen-Orient pour la seule protection d’Israël (8 000 milliards de dollars, selon lui) est prohibitif pour les contribuables et pour l’économie US. Il tient à aussi à conserver la Turquie dans le giron de l’OTAN le plus longtemps possible.

Il a donc dû conclure un deal avec Erdogan dans les termes suivants : «Oui à une intervention, à condition de ne pas taper trop fort et de ne pas aller trop loin, et à condition de s’opposer à l’extension de l’influence iranienne dans la région». Erdogan a dû promettre, on verra ce qu’il tiendra…..

2 – Le feu vert de Poutine et le deal qui l’a précédé.

Poutine souhaite un retour rapide à la paix, une reconstruction de la Syrie et surtout le respect de l’intégrité de ses frontières reconnues par l’ONU.

Le deal avec Erdogan pourrait avoir été le suivant : « Oui à une intervention à condition de ne pas taper trop fort et de ne pas aller trop loin, mais surtout en échange de l’engagement solennel de se retirer dès que les kurdes seront rentrés dans le rang et dans le giron de l’état syrien et que la situation sera stabilisée. Ils ne représenteront donc plus une menace pour la Turquie lorsque l’Est de l’Euphrate sera sous total contrôle du gouvernement central syrien. » Erdogan a dû promettre, on verra ce qu’il tiendra…

Chacun doit bien comprendre que, dans les déclarations faites par les grands leaders politiques mondiaux à l’attention de leurs opinions publiques, déclarations abondamment relayées par les médias dans le cadre d’une véritable guerre de l’information, il y a forcément un jeu de rôles, notamment pour ceux qui se satisfont de cette intervention, tout en la condamnant du bout des lèvres (Poutine, Trump, Rohani, Bachar).

Les grands perdants sont probablement les seuls sincères dans leurs condamnations et leurs protestations. Il s’agit d’Israël, des kurdes et des européens qui voient leurs objectifs de politique étrangère aux Proche et Moyen-Orients s’effondrer…

Les Kurdes ont choisi le mauvais camp. Ils ont joué et perdu…

Décidément, la solidité et la fiabilité d’une alliance avec les USA restent bien fragiles… Réfléchissons-y bien alors que se profile la réactualisation du concept stratégique de l’OTAN dans les mois qui viennent……

Le parti pro-Israël de la Maison Blanche a donc perdu une manche. Mais l’histoire n’en restera probablement pas là…..

Wait and See

 

7 commentaires sur Analyse de l’intervention turque au Nord Est de la Syrie

  1. Le jeu de la roulette russe

    Le Président turc Erdogan multiplie les menaces et les provocations à l’égard des pays membres de l’Union Européenne, pointés par un pistolet sur la tempe.
    Il vient de récidiver en brandissant la menace d’ouvrir toutes grandes les portes de la Turquie pour « déverser » sur l’Europe 3,6 millions de réfugiés majoritairement syriens « quand l’heure sera venue » je le cite.
    Son cynisme n’a pas de limite :
    -D’abord parce qu’une enveloppe européenne de 6 milliards d’euros est programmée en faveur de ces réfugiés, enveloppe non versée dans son intégralité et insuffisante selon ses dires. Dans ce cas, le litige est d’ordre financier et doit de se limiter sur ce plan principalement ;
    -Ensuite parce que les propos qu’il tient à l’égard des Européens sont en contradiction avec ses actes puisque son opération militaire « source de paix » pour lutter contre le terrorisme consiste surtout après avoir « obtenu » le feu vert américano-russe à ouvrir un corridor à partir du Nord- Est de la Syrie dans la région de Tall Abyad et Rassoulayn pour faciliter le retour de ces 3,6 millions réfugiés encombrants sur leurs « propriétés » pour reprendre son expression.
    Si l’heure est comptée pour l’Europe, alors son heure viendra aussi qu’il n’en doute pas. L’heure de son crépuscule a déjà sonné lors des élections municipales de mars 2019 en se prenant une claque électorale magistrale avec son parti islamo-conservateur l’AKP en perdant des villes importantes comme Istanbul, Ankara, Antalya, Adana, sur fond de crise économique avec un chute brutale de la livre turque cet été.
    Sa répulsion à l’égard des pays européens qui lui résistent, la montée des oppositions qui gagnent son pays et la chute de son aura ne sont pas des raisons pour s’en prendre au monde entier. S’il réussit bien une chose, c’est de semer la pagaille dans son propre pays et dans une partie du monde quitte à faire des milliers de victimes pour satisfaire son orgueil surdimensionné.
    L’avoir comme allié, c’est comme lâcher un renard dans un poulailler ; il ne restera plus que des plumes.
    Rf 25.10.2019

  2. Jean-Dominique Gladieu // 25 octobre 2019 à 14 h 15 min //

    @ Laurent V :

    Je crois que, question cynisme, les organisations politiques kurdes n’ont rien à envier aux autres ! Sans remonter jusqu’à la responsabilité de certains de leurs leaders dans le génocide arménien, il faut néanmoins garder en mémoire qu’en 2014 l’entrée en guerre contre l’EI a été précédée d’une période où fut privilégiée une alliance avec ce même EI.

    Alors, solidarité avec les civils kurdes, bien sûr mais ne nous enthousiasmons pas trop vite envers ces combattants auto-proclamés de la liberté. La revendication du droit des kurdes à l’autodétermination est légitime, les bureaucrates et politiciens kurdes ne valent guères mieux que les autres.

  3. A R. FLOUREUX…La Turquie est trop bien dans l’Otan pour servir son copain Russe.. alors pourquoi en partirait-Elle sinon au risque de contrarier Vladimir qui serait alors privé d’infos stratégiques ?

  4. Ne pas subir… le silence coupable de l’Union Européenne… et de l’OTAN

    « Ne jouez pas au dur, ne faites pas l’idiot » ! écrit le Président Trump le 9 octobre au Président turc Erdogan après l’offensive turque menée dans le Nord-Est de la Syrie contre la milice kurde des Unités de protection du peuple (YPG).
    Réplique de M. Erdogan le 21 octobre qui joue la victime : « Tout l’Occident s’est rangé aux côtés des terroristes et ils nous ont attaqués tous ensemble. Parmi eux, les pays de l’Otan et les pays de l’Union européenne ». A présent, il rejette la trêve demandée par le Président français.
    Questions :
    1)Qu’attend M. Erdogan pour tirer définitivement un trait à la demande d’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne et pour que cesse immédiatement les négociations en vue de cette adhésion ?
    2)Qu’attend M. Erdogan pour engager la sortie de la Turquie de l’OTAN ?
    3)Qu’attend également l’Union Européenne qui répond aux abonnés absents pour répliquer à l’arrogance de M. Erdogan qui humilie en permanence l’occident considéré comme complice du terrorisme ?
    4)Comment peut-on concevoir que la seule Union Européenne, forte de 28 Etats membres (avant un divorce !?), de plus de 4.5 millions de Km2 et de plus de 510 millions d’habitants, puisse se faire mener par le bout de nez par un dirigeant d’un pays, tel que la Turquie, avec ses « petits » 785 000 km2 et ses 80 millions d’habitants, qui veut le beurre, l’argent du beurre et le sourire de la crémière ?
    Rf 22.10.2019

  5. A René FLOUREUX….si nous vous comprenons bien la Turquie qui est sous influence Américaine et Russe est un Etat de seconde zone. Etat vassal, état client dites vous ; oui mais s’agissant de la Turquie il semblerait que ce soit ni l’un ni l’autre. Quant à l’UE ce n’est pas un Etat jusqu’à preuve du contraire.

  6. Ne pas subir

    Il faut être un Etat puissant pour pouvoir jouer dans la cour des grands.
    Dès lors qu’un Etat subira en permanence l’influence politique, économique, ou militaire d’un ou de plusieurs Etats, il restera un Etat de seconde zone soit en tant qu’Etat vassal soit en tant qu’Etat client.
    Il y a un dominant et un dominé en situation de subordination dans un monde qui est avant tout bipolaire avant d’être un monde multipolaire, dans lequel dominent toujours deux superpuissances à la fois américaine et Russe qui placeront leurs bases au Moyen-Orient en Turquie et en Syrie.
    C’est ensuite du donnant-donnant dans un jeu stratégique, chaque pays voyant midi à sa porte.
    Quant aux kurdes, ils n’ont pas d’Etat et la diaspora est essentiellement disséminée en Iran, en Turquie, en Irak et en Syrie sans pouvoir proposer un quelconque deal qui les placerait en situation d’interlocuteur du moins de second rang.
    Et pour ce qui concerne l’Europe, celle-ci doit d’abord commencer par rassembler tous ses atouts avant d’entamer la phase de séduction si elle veut peser au-delà de ses frontières ce qui est loin d’être gagné tant elle est divisée et dépendante de ses traités.
    Rf 18.10.2019

  7. « Les Kurdes ont choisi le mauvais camp. Ils ont joué et perdu… »
    Vous pensez qu’il s’agit d’une partie de Risk ? que c’est un jeu ?
    Les kurdes « jouent » leur vie et leur survie. devant tant de cynisme et de trahison des grandes puissances, ils n’ont d’autre choix que d’être pragmatique. Pendant que nous autres occidentaux tirons les marrons du feu (vente d’armes et trafics en tout genre) bien assis au chaud au coin de la cheminée.

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