Henri Guaino: «Les leçons d’une semaine d’hommage à Jacques Chirac»

(LtoR) French MP Henri Guaino, former French first lady Bernadette Chirac and former French president Nicolas Sarkozy (R) attend the inauguration of the "Charles Pasqua square" named after French former Interior minister, on March 12, 2016 in Le Plessis-Robinson, outside Paris. (Photo by JOEL SAGET / AFP)

Par Alexandre Devecchio


GRAND ENTRETIEN – «Jacques Chirac aurait pu être cité en exemple de ce qu’il ne faut plus être», ironise Henri Guaino. L’ancien Président de la République, dont il salue la mémoire, était l’incarnation d’une conception ancienne et hélas révolue de la politique.

Henri Guaino est un haut fonctionnaire et homme politique français, ancien conseiller de Nicolas Sarkozy. Il a publié Ils veulent tuer l’Occident (Odile Jacob, 2019).


FIGAROVOX. – Comment expliquez-vous la vague d’émotion qui a succédé à l’annonce du décès de Jacques Chirac?

Henri GUAINO. – C’était une personnalité hors du commun qui a suscité en quarante ans de vie politique bien des engouements et aussi bien des rejets, parfois violents. La dimension romanesque a forcément sa part dans l’émotion, la nostalgie d’une époque qui fut celle de notre jeunesse pour beaucoup d’entre nous, aussi.

Mais vu ce que furent la longue carrière politique de Jacques Chirac et les principes qui semblent gouverner notre époque, mis à part le respect dû aux morts, il aurait dû être cité en exemple de ce que, de nos jours, il ne faut plus être. C’est tout le contraire qui s’est produit. J’ai le sentiment qu’il y a là l’expression de quelque chose de plus profond que la nostalgie et le romanesque, quelque chose qui viendrait de l’inconscient collectif : c’est comme si tous ces souvenirs, toutes ces images étaient accueillies en nous comme une revanche inconsciente de la vie d’avant sur celle d’aujourd’hui, non pas une nostalgie mais plutôt une sorte de retour du refoulé. Car, enfin, depuis une semaine tout ce qui semble fasciner la plupart des Français chez Jacques Chirac, quelle que soit la génération à laquelle ils appartiennent, représente exactement le contraire de ce qui fait notre société d’aujourd’hui de plus en plus aseptisée, puritaine, judiciarisée, coincée, transparente, de plus en plus scandinave, empreinte de cette culpabilisation moralisatrice si éloignée de la vie boulimique de ce grand aventurier de la politique dont la société que nous sommes en train de fabriquer ne tolérerait pas un seul instant les embardées et les écarts. L’émotion, c’est peut-être tout simplement que cette vie hors des normes sociales actuelles, est ressentie, sans oser se l’avouer, comme une bouffée d’air frais dans le monde crispé de Greta Thunberg.

Peut-on y voir une vague de nostalgie pour ce qu’Emmanuel Macron considère comme le « vieux monde » politique ?

Cachez cette vieille politique que je ne saurais voir.

La façon dont les Français ont regardé la carrière de Jacques Chirac ces derniers jours montre qu’ils se disent peut-être, que, finalement, il n’était pas si mal ce vieux monde politique quand on le compare au nouveau. C’est qu’au fond le nouveau et l’ancien c’est pareil : les mêmes méthodes, les mêmes calculs, les mêmes écarts par rapport à la morale, les mêmes ambitions. Juste l’hypocrisie en plus : cachez cette vieille politique que je ne saurais voir. Elle avait tous les défauts du monde, c’étaient tous les défauts de la vie. Elle les assumait, comme elle assumait les secrets d’État et la raison d’État. Le nouveau monde veut laver plus blanc que blanc, mais la vie est toujours là avec ses défauts et personne ne peut gouverner sans se salir un tant soit peu les mains. Ce que nous venons de vivre, cette parenthèse dans l’hystérie purificatrice de notre époque, c’est peut-être ce pressentiment qu’on ne pardonne rien à la politique quand elle rend les gens malheureux et qu’on lui pardonne beaucoup quand elle rend les gens heureux. Et je crois que les gens se disent qu’ils ne sont pas plus heureux dans ce nouveau monde que dans celui d’hier, mais qu’au moins dans celui d’hier on respirait mieux malgré la pollution.

À droite, on résume souvent la politique de Jacques Chirac à un terme : « immobilisme ». Cela vous semble-t-il pertinent ?

Une partie de la droite et de la gauche sociale libérale a détesté Chirac parce que, soi-disant, il ne faisait pas les réformes que, dans les dîners en ville, comme disait Mauriac, on jugeait indispensables. Elle a inventé le mot « chiraquisation » pour exprimer le manque de courage en politique de ne pas aller au bout des réformes qui font souffrir les autres. Le plus injuste, c’est qu’il a essayé de faire ces fameuses réformes : le libéralisme échevelé de 86 en réaction à la gauche des nationalisations jusqu’à la réforme Devaquet en 88, le plan Juppé en 95, le CPE en 2006, la réforme des retraites… À part celle des retraites, renégociée, elles ont mal tourné. En 88, la mort de Malik Oussékine a profondément marqué Chirac et entrainé le retrait du texte. Il en a tiré une de ces leçons que seul l’exercice tragique du pouvoir enseigne : il ne faut jamais aller jusqu’au point de rupture où l’unité de la nation est remise en cause. Faire marche arrière quand on s’approche de ce point de rupture ce n’est pas manquer de courage, c’est faire son devoir de gouvernant, comme Mitterrand l’avait fait avec l’école libre, comme De Gaulle et Pompidou l’avaient fait en 68 en négociant les accords de Grenelle.

Comme le disait De Gaulle, on ne refait pas la France sans les Français.

On peut être ulcéré par les grévistes et les manifestants, mais en faisant lâcher prise à ses premiers ministres et à sa majorité en 95 et en 2006, Jacques Chirac a fait son devoir de Président. Comme le disait De Gaulle, on ne refait pas la France sans les Français. On pourrait ajouter : a fortiori, contre eux. Ceux qui rêvaient du grand soir libéral ont pu se sentir frustrés. Mais il y avait chez Chirac cette longue expérience, cet enracinement dans le pays profond qui au-delà de toutes les foucades idéologiques lui en faisait saisir la complexité humaine et sociale dont on ne tranche pas les nœuds gordiens à coups d’épée. Cette complexité ne condamne pas à l’inaction mais elle oblige à s’interroger toujours sur la nature du mandat que l’on a reçu. En 86, la victoire est acquise par la sanction de la gauche qui a pris le tournant de la rigueur, la majorité n’a pas reçu un chèque en blanc libéral, on le verra deux ans plus tard avec désastreuse campagne de 88.

En 95, le Chirac de la fracture sociale n’avait pas reçu un mandat pour faire le plan Juppé. En 2002, il est réélu avec 82 % des voix contre Le Pen, avec quel mandat, sinon rassembler ? Il en prit acte. Leçon à méditer : il n’y a rien de plus dangereux que de poursuivre obstinément une politique pour laquelle, bien qu’élu, on n’a pas reçu de mandat. Aurait-il raisonnablement pu aller plus loin dans le sens de ces réformes qu’une minorité de Français réclamait à cor et à cri mais pour lesquelles il n’avait pas de vrai mandat ? Aurait-il dû et pu forcer davantage le destin ? Honnêtement, je ne le crois pas.

Hormis le « non » à la guerre en Irak, que faut-il retenir du bilan de Jacques Chirac ?

Il ne faut pas traiter ce « non » avec désinvolture. Ce fut le grand acte gaullien de Chirac qui fut très important pour le regard que le monde porte sur la France et, peut-être, plus encore, pour le regard que nous portons sur nous-mêmes. Et ce ne fut pas une décision facile à prendre alors que tous les relais américains, tous les groupes de pression, tous ceux, nombreux et puissants, qui craignaient pour leurs intérêts tentaient d’y faire obstacle par tous les moyens. On a l’air de dire que le bilan d’une présidence se juge à la quantité des réformes accomplies. Mais gouverner et réformer ne sont pas synonymes. Gouverner, c’est parfois réformer mais c’est avant tout une tâche de tous les jours faites de grandes et de petites actions qui ont d’abord pour but d’assurer la continuité et l’autorité de l’État qui ne vont jamais de soi, c’est prendre tous les jours des dizaines de décisions de toutes sortes pour que le pays continue à vivre, à créer, à produire paisiblement, sans se déchirer. On ne fait pas bien son métier de Président seulement parce qu’on a fait quelques réformes qui font souffrir, souvent pour rien, ou parce qu’on a fait sa réforme de la Constitution ou sa réforme de la décentralisation comme si chaque Président devait obligatoirement en passer par là pour être bien noté.

En imposant le plan de rénovation urbaine et la création de l’ANRU devenus si nécessaires et imaginés par Boorlo, en laissant Sarkozy, ministre de l’Intérieur, gérer la crise des banlieues en 2005 contre l’avis de tous les va-t’en guerre, en le laissant, ministre des Finances, sauver Alstom contre les lobbies, Chirac a gouverné, mieux à mes yeux qu’en supprimant le service militaire, en instaurant le quinquennat ou en approuvant la Constitution européenne. En définitive, le pays a été gouverné, même durant la période toujours délicate de la cohabitation. Ce n’est pas si mal. Cela aurait été beaucoup mieux s’il avait su s’extraire des contraintes qui font depuis des décennies prendre à la France un formidable retard d’investissement que nous sommes condamnés à payer toujours plus cher.

Vous avez inspiré sa campagne en 1995 sur le thème de la fracture sociale. Quel souvenir en gardez-vous ?

Celui d’un Chirac libéré, peut-être plus fidèle au fond à lui-même, plus sincère dans cette campagne que les circonstances lui imposaient face à la monopolisation par les Balladuriens de ce que Séguin et moi appelions la pensée unique. Cette campagne a démontré que la division ne faisait pas automatiquement perdre quand on avait réellement quelque chose à dire. Ce qui était fascinant aussi, c’est que c’était une campagne qui suscitait de l’espérance même chez beaucoup de ceux qui ne votaient pas pour Chirac. Ce qui me frappe avec le recul, c’est que les débats que nous avons ouverts lors de la campagne de Maastricht et de celle de la fracture sociale ont eu un effet structurant à très long terme qui se fait encore sentir sur notre vie politique et demeurent la toile de fond de toutes les campagnes présidentielles depuis lors.

La nomination d’Alain Juppé à Matignon pour mettre en œuvre les réformes nécessaires à l’intégration européenne a pu apparaître comme la négation même de cette campagne… Qu’en pensez-vous ? S’agit-il de sa plus grande erreur ? Le choix de Juppé en 95 allait peser lourd sur l’avenir du RPR et du mouvement gaulliste.

Le drame, ce fut la configuration du second tour qui n’a pas permis de trancher entre la politique de la pensée unique et une autre politique. En choisissant Juppé plutôt que Séguin comme Premier ministre, peut être par confort, Chirac n’a pas tiré les leçons politiques de sa campagne sur la fracture sociale, de ce qu’elle avait révélé de l’état du pays et du fait que même parmi ceux qui n’avaient pas voté pour lui, beaucoup en espéraient quelque chose. Ce fut à mes yeux, avec le oui à Maastricht, l’une des deux plus grandes fautes de sa vie politique. On connaît la suite de l’histoire après l’espérance déçue : le pays ingouvernable durant deux ans et cinq ans de cohabitation. Ce choix de 95 allait peser lourd sur l’avenir du RPR et du mouvement gaulliste puisqu’il allait conduire beaucoup plus tard à la création de l’UMP.

Chirac est aussi souvent vu comme l’un des fossoyeurs du gaullisme. Partagez-vous ce point de vue ?

Chirac était un curieux mélange de politicien de la Ve République et de politicien de la IIIe. En soutenant Juppé dans son projet de fondre le RPR dans l’UMP, il allait contribuer non à enterrer le gaullisme proprement dit, parce que l’on n’enterre pas les leçons de l’histoire, mais à dissoudre la famille politique et le parti gaullistes, avec sa culture spécifique, dans un grand parti de notables centristes libéraux qui allait peu à peu perdre sa large base sociologique au profit du Front National, puis du macronisme.

Comment expliquez-vous sa trajectoire : de l’appel de Cochin, très hostile à une certaine Europe, à la défense du traité de Maastricht… Cynisme ou évolution sincère ?

Chirac était quelqu’un que le sentiment d’être prisonnier d’une idée ou d’une idéologie angoissait. Je pense que le oui à Maastricht est une faute, mais qu’elle n’a pas été commise simplement par cynisme. Ce serait trop simple pour un personnage aussi complexe. En fait, Chirac, gaulliste tendance radicale socialiste qui aimait se présenter comme un disciple d’Henri Queuille et qui ne croyait pas que la politique puisse changer le cours de l’histoire, avait fini par penser, à tort, que l’Europe de Maastricht était devenue inéluctable, comme il avait fini par se convaincre que la dissolution du RPR dans l’UMP était devenue inévitable : « Quand les événements nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs ».

Quelles leçons votre ancienne famille politique doit-elle retenir de la vie politique de Jacques Chirac ?

Qu’il faut refonder une vraie famille politique et refaire le RPR des débuts, gaullo-bonapartiste et populaire, qui ne soit pas qu’un simple cartel électoral.

 

2 commentaires sur Henri Guaino: «Les leçons d’une semaine d’hommage à Jacques Chirac»

  1. bonjour,
    je garderais de cet exposé le dernier point…un mouvement, gaullo-bonapartiste et populaire? pas de souci, je valide. Mais M. Guaino, voyez vous vraiment aujourd’hui un leader pour diriger cette famille politique et surtout qui pour lui insuffler les idées et les valeurs.. la, je vous l’avoue, moi je n’ai plus aucune perspective…

  2. Jacques Payen // 5 octobre 2019 à 15 h 36 min //

    Cher Henri,
    avec l’élégance qu’on vous connait à l’égard de ceux que vous avez aidés de tout votre talent en politique, vous dressez finalement un bilan particulièrement accablant de feu Jacques Chirac:
    -approbation de Maastricht et de la perte de la souveraineté monétaire,
    -approbation de la Constitution européenne,
    -instauration du quinquennat,
    -suppression du Service National sans compensation a minima sérieuse,
    -Juppé à Matignon alors que l’heure de P. Séguin était venue et, surtout, attendue des français.

    Bilan auquel il faut ajouter deux erreurs très lourdes, aux conséquences incalculables :
    -ne pas avoir, par modification de la Constitution, sanctuarisé la Loi nationale contre les dérives fédéralistes de la Cour Européenne, à l’instar des allemands, qui disposent, eux, d’un solide bouclier constitutionnel.
    -s’être aligné sur l’idéologie hyper-productiviste de la FNSEA, qui place aujourd’hui notre agriculture dans une impasse dramatique, qu’illustre bien, hélas, les suicides quasi quotidiens d’agriculteurs pris dans la nasse de ce productivisme effréné.

    Je ne m’étends pas sur le terrible jugement du TGI de Paris, en décembre 2011, qui pointe que le condamné, ayant été « l’initiateur et l’auteur principal des délits » (abus de confiance, détournements de fonds, ingérence et prise illégale d’intérêt) « a manqué à l’obligation de probité qui pèse sur les responsables publics ».

    Mitterrand a désespéré « le peuple de gauche ». A sa suite, J. Chirac a désespéré son camp, qui, vous le savez mieux que quiconque, débordait largement les droites. Tous les deux ont largement décrédibilisé la parole publique.

    Ces trahisons massifs et répétés des engagements pris et des électeurs sont à la source de la dépression morale dans laquelle s’abîme notre peuple depuis au moins 25 ans.

    Et si j’approuve entièrement la conclusion de votre entretien ci-dessus, je ne peux manquer, cher Henri, d’y voir une très cruelle démonstration du manque de discernement politique de Jacques Chirac, autant que de sa pitoyable désinvolture à l’égard d’un héritage, celui du gaullisme, et d’une famille, celle des gaullistes, auxquels il doit l’essentiel.
    Fidèlement à vous, Jacques.

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