Gilets jaunes : le signe d’une polarisation de la société

Si la France vit un moment révolutionnaire (et voilà pourquoi c’en est bien un), quelle stratégie politique pour éviter le chaos et en sortir par le haut ?

Selon un sondage Ifop pour Atlantico, la condamnation par les Français des violences lors des manifestations de Gilets jaunes est en baisse par rapport au mois de décembre. C’est le signe d’une polarisation de la société.

Atlantico : Selon un sondage IFOP exclusif pour Atlantico, la condamnation de la violence par les Français est en baisse par rapport au mois de décembre, et ce malgré la violence enregistrée lors de l’acte VIII, une baisse qui apparaît significative chez la FI, les RN, et les GJ. Qu’est-ce que cela nous dit du contexte politique ?

Jérôme Fourquet : Nous sommes dans une phase de polarisation de la société avec une partie de la population qui considère qu’il n’est pas forcément justifié mais compréhensible que l’on puisse en venir à de telles options dans la mesure ou les revendications qui sont portées par les Gilets jaunes sont considérées par ces personnes comme tout à fait légitimes et que face à l’attitude d’un pouvoir qu’ils perçoivent comme voulant ne rien entendre et ne rien lâcher, ils estiment qu’il n’y a pas d’autre solution que d’en passer par là. Ils peuvent le regretter mais constater qu’il s’agit de leur seule voie de recours.

On voit également que toute une partie de l’opinion publique, certes minoritaire mais très significative, soit 37% de Français qui ne condamnent pas la violence mettent en balance les scènes de violences provoquées par les émeutiers ou les manifestants avec celles de violences policières. Nous sommes là au cœur du problème parce que les deux formes de violences sont mises sur un pied d’égalité par plus d’un tiers des Français. C’est un affrontement bloc à bloc.

Nous avons d’un côté ceux qui condamnent qui se placent sur un plan juridique et moral et ceux qui ne condamnent pas ou plus qui sont dans une grille de lecture politique, en disant : « il y a un affrontement politique entre une partie de la population et le pouvoir, le pouvoir fait usage d’une forme de violence au travers des forces de l’ordre, et dans ce cadre-là, même si nous n’approuvons pas les violences, nous les comprenons quand elles viennent de nos rangs ». Nous sommes donc bien dans l »idée d’un dialogue de sourds parce que nous sommes confrontés à des protagonistes qui ne parlent pas le même langage, ils ne sont pas sur le même registre.  

Nous pouvons également constater un durcissement des positions dans le camp des oppositions au pouvoir.

Retrouvez les résultats complets du sondage ici : Littéralement explosif : le sondage exclusif qui montre que la condamnation de la violence par les Français… baisse (et que le nombre de ceux qui disent la comprendre augmente)

Source : Atlantico
Comment se manifeste ce durcissement ?

Jérôme Fourquet : Nous avons aujourd’hui 69% des sympathisants de la France Insoumise qui comprennent ou approuvent les violences. C’est la poule et l’œuf, parce que les propos de Jean-Luc Mélenchon et de certains de ses cadres sont soit à l’unisson de l’opinion de leurs sympathisants soit, ce faisant, ils les incitent à basculer sur des positions plus radicales. L’évolution est spectaculaire, parce que la part de ceux qui condamnent, au sein de la FI, est passée de 48% au lendemain de l’Arc de Triomphe à 31% aujourd’hui seulement. Dans l’électorat du Rassemblement national, on observe un phénomène assez similaire bien qu’un peu moins élevé, avec 58% de personnes qui comprennent ou approuvent. Avec à chaque fois, pour le RN ou la FI, à peu près 10% qui approuvent, ce qui fait aussi une masse disponible potentiellement pour aller à l’affrontement. Tous n’iront pas mais un électeur sur 10 de ces formations politiques approuve, ce qui montre le niveau d’exacerbation des tensions qui existent.

Au sein de ces deux partis, on voit un reflux très net de la condamnation sans équivoque, comme si, dans ces électorats dont les leaders sont les plus en soutien du mouvement, on faisait reposer la faute de la poursuite du mouvement et de ses dérapages à l’exécutif et à son manque d’écoute ou d’ouverture. Face à cela, on peut constater un petit tassement de la condamnation pour l’électorat PS, mais cela demeure très fort, par contre la condamnation est massive, quasiment unanime chez LREM et également chez les LR. Ce qui est intéressant, quand on regarde par exemple au PS, nous avons vu par exemple les réactions outrées de Benoît Hamon aux propos récents de Jean-Luc Mélenchon faisant l’éloge de Monsieur Drouet, en disant « Mélenchon a quitté les rives de la gauche », on voit que cette ligne de fracture est manifeste aussi sur la condamnation des violences. On voit deux tiers de l’électorat socialiste qui condamnent contre un tiers chez la FI. On ne parle plus la même grammaire. Cela est la même chose à droite avec 84% des LR qui condamnent la violence contre 41% seulement des frontistes. Et les LR sont bien plus proches de LREM que du RN sur cette question, comme le PS est aussi plus proche de LREM que des Insoumis.

Il s’agit d’une opposition « système -antisystème » ?

Jérôme Fourquet : Oui. Nous parlions il y a quelques mois d’un mouvement d’un bloc macronien renforcé par la droite modérée avec la figure d’Alain Juppé, ce processus avait été mis sur pause depuis l’affaire Benalla. Avec le mouvement des Gilets jaunes, avec la radicalisation dans la rue dans une ville comme Bordeaux, avec des dégradations, on peut penser que ce processus est à nouveau réenclenché avec une partie de l’électorat de droite qui par réflexe républicain de retour à l’ordre face à la chienlit se rallie au pouvoir. D’autant que les dirigeants des LR sont complètement aphones, on entend plus Laurent Wauquiez, Valérie Pécresse n’a pas été entendue depuis des semaines tandis qu’Alain Juppé déclare qu’il n’a plus sa carte depuis deux ans chez les LR.  

Nous avons donc un bloc très compact de LR et de LREM qui sont quasiment en totalité dans la condamnation sans équivoque des violences et puis des Insoumis et des RN qui sont majoritairement dans la compréhension ou l’approbation. Nous voyons donc bien que ces derniers ont chaussé des lunettes politiques.

Ce que cela nous dit également, c’est que nous avons une radicalisation de la base militante ou sympathisante des Gilets jaunes. Ceux qui se définissent comme Gilets jaunes étaient 51% à condamner les violences au début du mois de décembre, ils ne sont plus que 30% aujourd’hui. 55% comprennent, et 15% approuvent.

La proportion de ceux qui se disent Gilets jaunes a un peu baissé, celle de ceux qui soutiennent sans être Gilets jaunes a beaucoup baissé, et celle de ceux qui condamnent a beaucoup progressé. La réitération des violences, samedi après samedi, produit un phénomène de polarisation. Le ventre mou qui soutenait le mouvement sans en être se dégonfle progressivement, certains quittent les Gilets jaunes parce qu’ils pensent que cela va trop loin, et en revanche, ceux qui s’opposaient aux Gilets jaunes voient leurs rangs se renforcer avec comme point commun la condamnation unanime des violences. Nous avons une forme de concentration et d’homogénéisation de ceux qui restent autour d’un noyau dur qui est quand même assez large et qui se radicalise.

La violence de l’acte VIII, le signalement par le gouvernement et les médias des déclarations les plus radicales de certains Gilets jaunes, n’auraient-ils pas « dû » provoquer une baisse massive du soutien, qui n’a pas eu lieu ? 

Jérôme Fourquet : Il y a une baisse significative du soutien mais parallèlement mais on voit qu’il n’y a pas une hausse de la condamnation des violences. On l’explique par le fait que des gens ne soutiennent plus le mouvement parce qu’ils condamnaient les violences, et par le fait que ceux qui soutiennent le mouvement, moins nombreux aujourd’hui, sont sur des positions plus radicales. En termes d’opinion, le soutien sera sans doute minoritaire après encore un ou deux samedis, mais il restera pour autant encore un corps de bataille très étoffé de gens pour soutenir les Gilets jaunes, pour aller manifester, et éventuellement aller faire le coup de poing.

Est-on confronté à un climat révolutionnaire ?

Jérôme Fourquet : Il faut rester prudent sur les termes, parce que même si les violences sont très spectaculaires, on a peu eu recours, heureusement, aux armes à feu ou à des cocktails Molotov. Cela n’enlève rien au professionnalisme et au courage des forces de l’ordre qui font face samedi après samedi, mais nous sommes sur quelque chose qui n’est plus du tout de l’ordre du maintien de l’ordre mais qui est plutôt une forme de guérilla urbaine, mais à un stade dans l’échelle de violence qui, à mon avis, est infra-révolutionnaire. Ce sondage montre par contre que le mouvement peut encore tenir comme cela plusieurs semaines, et que dans les semaines qui s’ouvrent à nous, les violences ne vont pas diminuer, bien au contraire. 

De la baisse de la condamnation de la violence chez les Français, de la contestation des médias établis (interview « sauvage » de Jean-Michel Apathie en passant par diverses actions de contestations du système, à l’emploi, par le gouvernement et certains commentateurs d’un discours pouvant parfois être considéré comme martial, sommes-nous entrés dans une logique politique révolutionnaire ? 

Edouard Husson : Nous voici plongés dans des événements extraordinaires. Depuis 25 ans, nous étions habitués à des crises économiques; ou plutôt nous avions tendance à croire que les crises que nous vivions n’étaient qu’économiques. Cela flattait l’impression que tout pouvait être maîtrisé par la raison. Or voici que la politique est passée au premier plan. C’est bien la détérioration de la situation économique et sociale des classes moyennes et populaires qui est à l’origine de la crise. Mais la crise est à présent politique. La montée spectaculaire de la défiance envers nos institutions constatée par le CEVIPOF a pour pendant l’irruption d’une violence telle qu’on ne l’avait pas vue depuis longtemps dans la vie publique. Et le sondage de l’IFOP enregistre une tolérance croissante de la violence chez les individus les plus proches socialement des Gilets Jaunes et chez ceux qui votent pour les partis dits populistes – les deux groupes se recoupent en grande partie. 

On voit aussi une montée de l’intolérance à la violence des Gilets Jaunes dans les partis de la « France d’en haut » – en particulier une forte poussée de désapprobation chez les sympathisants de LR. C’est sans doute ce qui explique la tendance d’Emmanuel Macron et Edouard Philippe à prôner un nouveau durcissement de la répression du mouvement: l’espoir de consolider politiquement le groupe central. En fait, nous assistons à la radicalisation de deux violences, populaire et étatique. La situation est infiniment préoccupante puisque – René Girard nous a donné les mots pour le comprendre – la violence est mimétique: elle a tendance à se renforcer, dans une réciprocité qui peut déboucher sur la « montée aux extrêmes ». Pour parler comme Girard, après Max Weber, nous sommes en crise parce que l’État est en train de perdre le « monopole de la violence légitime ». Plus la police reçoit l’ordre de réprimer les Gilets Jaunes, plus ceux-ci – ou du moins une partie d’entre eux – se radicalisent et plus s’affirme une ressemblance entre les acteurs de la violence. C’est-à-dire que l’État se délégitime lui-même en alimentant la spirale de la violence mimétique. 

Les mots viennent nourrir la violence comme de l’huile jetée sur le feu. Les représentants de l’État ne semblent pas se rendre compte de l’effet de leurs propos. Est-ce qu’Edouard Philippe se rend compte de l’effet de ses propos tenus à Cologne: « Nous voulons frapper vite, frapper fort et agir de manière profonde pour continuer à transformer l’État français »?  Ce n’est pas un abus d’interprétation que de s’arrêter sur la première partie de la phrase: « Nous voulons frapper vite, frapper fort ». Le même Edouard Philippe a prôné lundi soir dernier, lors d’une intervention télévisée, un durcissement de la répression au nom du maintien de l’ordre. De même, comment expliquer que, la veille d’un samedi à haut risque, le président de la République reproche indirectement aux Gilets Jaunes, à l’occasion d’un discours devant des apprentis, de ne pas avoir « le sens de l’effort » ni la conscience des « devoirs » du citoyen? 

Il ne s’agit pas d’isoler les propos du Président et du Premier Ministre du flot ininterrompu de paroles qui est déversé sur les réseaux sociaux, dans les médias, et qui charrie, de tous les côtés, intolérance et violence réciproques. Les révolutions commencent toujours par des logorrhées, dont l’impact peut être dévastateur. Écrivains, intellectuels, universitaires, journalistes, il est de notre responsabilité de mesurer l’effet des propos que nous tenons pour ne pas aggraver la situation en alimentant le mimétisme de la violence. 

Quels sont les exemples de gouvernements qui ont pu réussir à se sortir d’une telle ornière ? Quelles sont les stratégies qui ont mené au chaos et celles qui sont parvenus à un règlement pacifique ? 

Un gouvernement ne sort pas tout seul de l’ornière. Rien n’est plus instructif à cet égard que la sortie du communisme, voici trois décennies, en Europe de l’Est. Elle est pleine d’enseignements car la première tendance des gouvernements, qui défendaient un ordre économique obsolète – nos gouvernements leur ressemblent plus qu’ils ne le croient – était d’encourager la répression. Pensons à la Pologne de 1980-1981, lors de l’émergence de Solidarnosc. Mais la société a fait preuve, d’un grand sens des responsabilités. La maîtrise, le sang-froid des syndicalistes et manifestants polonais, leur comportement profondément pacifique et constructif, ont réussi à désamorcer la violence de l’Etat. 

Il faut bien évidemment se rappeler que les Églises ont joué un rôle essentiel pour inciter la population à persévérer dans un comportement pacifique. Nous sommes très loin aujourd’hui de voir les Églises jouer un rôle aussi positif. Comme catholique, j’ai le cœur serré d’entendre le Souverain Pontife actuel dénoncer le populisme au lieu d’être au côté des plus fragiles et encourager l’immigration incontrôlée, dans un découplage profondément étranger à la formation théologique qu’il a reçue, où l’éthique est impensable sans la responsabilité; comment ne pas avoir la nostalgie de Jean-Paul II?  J’aimerais pour ma part voir plus d’évêques et de prêtres rendre visite aux Gilets Jaunes sur les ronds-points ; non pas pour prendre parti contre le gouvernement mais pour rappeler ce que Benoît XVI appelait « l’option préférentielle pour les pauvres »; les mêmes pourraient aussi faire passer des messages de retenue et de modération au gouvernement. Une laïcité saine implique que clergé et laïcs ont le devoir d’exprimer un point de vue fort dans la sphère publique quand il s’agit de rappeler, en se situant au-dessus des partis, conformément à la vieille sagesse de l’Évangile, que les mots peuvent tuer, que la violence peut connaître des emballements incontrôlables, que tous, riches et pauvres, puissants et faibles, sont égaux en dignité. Je me sens très en phase, de ce fait, avec « L’appel pour un nouveau catholicisme social » signé par dix-neuf intellectuels catholiques et publié dans La Vie. Il témoigne d’une belle ampleur de vues et la diversité des auteurs est de bon augure. 

En 1988-1990, il y eut une extraordinaire convergence dans presque toute l’Europe centrale et orientale, entre chrétiens et non-chrétiens, entre société et gouvernement, pour faire preuve de retenue. Lorsqu’il appelle à engager l’armée contre les manifestants violents, le philosophe Luc Ferry est très loin des dissidents et des intellectuels qui renversèrent à mains nues les régimes communistes.

1 commentaire sur Gilets jaunes : le signe d’une polarisation de la société

  1.  » Les représentants de l’État ne semblent pas se rendre compte de l’effet de leurs propos. « ..et de leurs actes, de leurs actes, qui démolissent la société française de bas en haut à tous les niveaux !Ne regardons pas seulement les effets des mots mais les maux engendrés par des actes IRRESPONSABLES d’idiocrates totalement parvenus grâce à une minorité agissante !

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